Entre bienveillance, rejet et fascination
En ce qui concerne le monde antique, il serait judicieux d'éviter le concept d'antisémitisme tel que nous le connaissons. L’hostilité aux Juifs fut loin d’être systémique et obsessionnelle. Certes, les Juifs faisaient tache au sein des empires polythéistes mais les grands Princes de l’Antiquité -de Cyrus à Jules César choisiront tous de s’accommoder de ce peuple assurément bien étrange. Certains princes, toutefois, se révèleront bien moins compréhensifs tel le roi séleucide Antiochus IV Epiphane qui tentera d’imposer son propre culte dans le Temple de Jérusalem. Mal lui en prit. S’en suivra, en effet, une révolte –victorieuse– celle des Macchabées et la résurrection du Royaume d’Israël en 165 avant l’ère chrétienne. A tout bien considéré, le monde hellénistique se montra plutôt tolérant envers les Juifs que d’aucuns tenaient pour « un peuple de philosophes nés[1] » ; le monothéisme étant considéré comme une philosophie plutôt que comme une religion. La figure de Moïse, dépeint comme un législateur pour avoir confié à son peuple « une constitution mi-platonicienne mi-spartiate » conféra aux Juifs « une l’image globalement positive ». La République romaine choisit de suivre cette voie de tolérance, tout comme l'empire jusqu'à sa christianisation. Les Romains témoignaient d'un respect particulier pour le judaïsme en reconnaissant son antiquité. Philon d'Alexandrie et Flavius Josèphe ont loué la bienveillance de Jules César et d'Auguste envers les Juifs. Aussi n’est-ce pas par hasard si, comme le rapporte Suétone, les Juifs affichèrent publiquement leur chagrin à la mort de César : « Une foule d'étrangers prit part à ce grand deuil public, manifesta à qui mieux mieux sa douleur, chacun à la manière de son pays. On remarqua surtout les juifs, lesquels veillèrent même, plusieurs nuits de suite, auprès de son bûcher.[2] ». Les préoccupations de politique extérieure ne sont sans doute pas étrangères à cette tolérance : respecter les coutumes juives à Jérusalem, comme celles des autres peuples ailleurs, permit d'éviter les conflits armés et d'étendre la paix romaine, la pax romana. En administrateurs habiles, les Romains choisirent de ne pas toucher au culte juif en tant que tel. Le judaïsme est alors religio licita. Le Juif est ciues Romanus, religione Iuaeus, de nationalité romaine et de confession juive. Les citoyens juifs jouissent non seulement de tous les droits et devoirs du citoyen romain mais encore de privilèges liés à leur particularisme religieux. Ainsi, la distribution de vivres gratuits ne s’effectue jamais le Shabbat. De même, ils ne peuvent être convoqués par le juge le samedi et s’ils sont effectivement dispensés du culte impérial, ils organisent toutefois des sacrifices en son honneur. Pour sa part, le philosophe juif Philon d'Alexandrie ne constate pas d'incompatibilité entre la pratique religieuse des Juifs et « la piété envers la famille d'Auguste ». Cependant, malgré cette tolérance, les Romains entretenaient des sentiments partagés envers les Juifs, oscillant entre attirance et mépris, voire une profonde antipathie pour certains. Antipathie mais pas antisémitisme comme nous l’entendons. Aucun consul ou empereur romain n'a jamais tenu les Juifs pour responsables des malheurs du monde. Le rejet, le cas échéant, relevait à la fois du culturel (coutumes) et du politique (Judée). Les Juifs détonnaient dans le monde antique païen en raison de leur monothéisme intransigeant et de leur prosélytisme conquérant. La circoncision, les concepts d’immortalité de l’âme ou encore le repos hebdomadaire sont moqués de Cicéron à Tacite. « Les Juifs, écrit l’illustre historien, ont entre eux un attachement obstiné, une commisération active ... Tout ce que révérons leur est en horreur ; en revanche tout ce qui est impur chez nous leur est permis ... Ils regardent comme un crime de tuer un seul des enfants qui naissent, ils croient immortelles les âmes de ceux qui meurent dans les combats ou les supplices. » L’animosité romaine s'inscrit aussi dans un contexte géopolitique troublé. Le monde juif, qui représentait près de 7% de la population de l'empire, était en proie à des agitations mystico-religieuses. En proie à l’agitation de prophètes et de révolutionnaires en tous genres, la Judée implose. Des révoltes juives contre les Romains ont éclaté, ici et là, de la Judée à la Cyrénaïque, pendant près de deux siècles entraînant la destruction du Temple en 70 et l'interdiction de vivre à Jérusalem en 135, accompagné de l’effacement du nom même du nom du pays, la Judée, au profit de celui de Palestine, repris aux ennemis jurés des Juifs, les Philistins. Outre la dévastation du foyer national juif, ces événements ont eu des conséquences tragiques telles que l'esclavage de masse. La construction du Colisée est financée par le trésor pillé du Temple de Jérusalem et assurée par des esclave juifs déportés pour sa construction. Cependant, il est important de noter que Rome s’oppose politiquement à la Judée, en tant qu’entité rebelle, et non au judaïsme per se. Ses rites et croyances continueront à fasciner des Romains en quête d'une religion salvatrice par la rigueur et l'universalité de sa loi et de sa morale. Le prosélytisme juif était attesté par le philosophe juif Philon d'Alexandrie: « Nos coutumes gagnent et convertissent à elles les barbares et les Hellènes, le continent et les îles, l’Orient et l’Occident, l’Europe et l’Asie, la terre entière d’un bout à l’autre. » Les prosélytes étaient divisés en deux grandes catégories ; les prosélytes de la justice, qui acceptaient même la circoncision et entraient ainsi dans la société juive, devenant étrangers à leur famille ; et les prosélytes de la porte, qui, sans se soumettre aux pratiques nécessaires pour entrer dans la communauté, se groupaient néanmoins autour d’elle. Le Shabbat séduisait un nombre grandissant de Romains au grand dam d’un Sénèque qui le tenait pour de la paresse. Et le stoïcien de dénoncer cette abominable nation qui parvenait « à répandre ses usages dans le monde entier ; les vaincus ont donné des lois aux vainqueurs. » En effet, sous peu, il prendra possession de leurs âmes mais par le biais du christianisme, une secte qui en est directement issue, donc concurrente. Les futurs heurts du christianisme avec le judaïsme s’expliquent précisément par cette situation de rivalité.
Le pogrome d’Alexandrie : un moment déjà antisémite ?
De nombreux historiens voient dans l’Égypte hellénistique le lieu de production d’un premier moment antisémite et ce, évidemment au sens où nous l’entendons. Non sans raison. C’est, en effet, dans cette ville-monde qui comptait au premier siècle de notre ère un tiers de Juifs largement hellénisés que se mit en place un certain nombre de mythes accusatoires qui percoleront un millénaire plus tard en Occident. On songe notamment à l’étrange accusation de crime rituel qui naquit dans la brillante cité antique. C’est à Alexandrie, en effet, que des agitateurs égyptiens et des rhéteurs grecs prêtèrent aux Juifs des pensées, des pouvoirs ou encore des rites aussi abominables que chimériques. C’est dans cette ville bouillonnante qu’on les assimila une première fois aux lépreux, qu’on leur accola les notions d’amixia (séparatisme) et d’atheotès (refus du Dieu des autres), bref de misanthropie[1] Cet antijudaïsme particulier à l’Egypte hellénistique puis romaine s’avère, lui, déjà antisémite pour être totalement chimérique. Aussi n’est-ce pas par hasard qu’Alexandrie garde trace du premier pogrom connu de l’histoire juive. En 38 de l’ère chrétienne, la populace excitée par des agitateurs fanatisés saccagèrent pendant trois jours l’immense quartier juif, au prix de milliers de morts. La description qu’en fit le philosophe juif Philon, qui en fut le témoin, préfigure les pogroms et farouds du 20ème siècle : « … la populace désordonnée et séditieuse d’Alexandrie … crut avoir trouvé une bonne occasion de donner cours à la haine qu’elle nous portait depuis longtemps ; elle remplit la ville d’épouvante et de trouble. (…) Ceux qui étaient surpris dans les autres quartiers de la ville, ceux qui arrivaient de la campagne, ignorant le malheur de leurs frères, étaient en butte à toutes sortes de mauvais traitements : on les blessait à coups de pierres, de briques ou de fragments de vases ; on les frappait avec des bâtons à la tête et partout où les blessures peuvent être mortelles, jusqu’à ce qu’on les eût tués. La partie oisive de la populace d’Alexandrie s’était postée tout autour de l’étroit quartier dans lequel on avait refoulé les Juifs ; elle les tenait assiégés comme dans les murs d’une ville et veillait à ce qu’aucun ne pût furtivement s’évader (…) ceux qu’on arrêtait s’échappant étaient tués après d’affreux supplices. (…) D’autres furent brûlés dans la ville avec un raffinement de cruauté épouvantable : comme le gros bois manquait, on entassa sur eux des branchages auxquels on mit le feu ; ils furent plutôt étouffés par la fumée que consumés ; car c’était une flamme de peu de durée qui s’élevait de ces matériaux trop légers pour pouvoir se réduire en charbons. Il y en eut aussi que l’on prit vivants ; on leur mit aux talons des lanières et des courroies ; ils furent ainsi traînés à travers les places et foulés aux pieds par la plèbe qui ne respecta pas même leurs cadavres. Leurs corps, mis en pièces connue l’eussent pu faire des bêtes féroces transportées de rage, perdirent toute forme, au point qu’il n’en resta pas même des débris pour la sépulture. »
[1] Bohrmann Monette. Amixia, atheia. Une approche du monothéisme juif. In : Dialogues d'histoire ancienne, vol. 20, n°1, 1994. pp. 171-196.
Transfert d’animosité en enjuivement
Ces massacres sanglants annoncent l’antisémitisme occidental. On y retrouve les mêmes ingrédients :
- Un contexte d’hostilité générale envers la minorité juive que l’on juge trop proche du pouvoir central, bref déloyale à l’égard des populations et autorités locales. Dans le cas alexandrin, un mécontentement des citoyens grecs hostiles au pouvoir romain qui, transfert d’hostilité et principe de précaution obligent, décide de s’en prendre aux Juifs plutôt qu’aux troupes romaines. Comme l’écrit David Nirenberg, l’émeute antisémite d’Alexandrie permis aux citoyens d’Alexandrie « de concentrer leurs attaques sur un peuple suspect et assujetti plutôt que sur un empereur puissant … tout en continuant à croire, en même temps, qu’ils défendaient par-là leurs principes et leurs privilèges les plus essentiels.[1] » Il en sera de même quelques siècles plus tard lorsque des croisés choisiront de s’en prendre aux Juifs évidemment désarmés plutôt qu’aux guerriers musulmans.
- Des évidentes motivations économiques de l’ordre de la prédation pure et simple.
- Une représentation déjà hallucinatoire des Juifs comme en témoignent les justifications invoquées par les deux défenseurs des émeutiers sommés de s’expliquer devant l’Empereur Claude à Rome. Le discours du rhéteur Isidore annonce les discours haineux des prédicateurs chrétiens des 11ème et 12ème siècles. Non content de reprocher à l’Empereur d’écouter son ami Agrippa (« que t’importe ce Juif de quatre sous ») et d’accuser les Juifs de « semer le trouble dans tout l’univers », le tribun en vint imprudemment à accuser Claude d’être leur valet, sinon carrément d’être des leurs. Dans un accès de rage qui lui coutera la vie, l’Alexandrin traite l’Empereur « de fils méprisable (ou « non désiré ») de la Juive Salomé ! [2] ». Tout est bien là : le lien entre les Juifs et l’argent, l’accusation de domination juive du monde, l’idée qu’une décision rendue en faveur d’un justiciable juif ne peut s’expliquer que par la judéité ou « l’enjuivement » de leur défenseur. Pour avoir insulté l’Empereur Claude, les deux rhéteurs grecs Isidore et Lampon seront logiquement condamnés à mort. Cette condamnation témoigne d’un rapport aux Juifs des plus pragmatique, absolument pas hallucinatoire.
Aucun empereur romain, même le plus antijuif d’entre eux (Hadrien), ne songea à les accuser de comploter avec les Barbares contre l’Empire, à les tenir pour responsables des épidémies de peste, à les désigner comme des meurtriers d’enfant ou des empoisonneurs de puits, etc. Comme l’écrit Pascal Ory, « dans le monde antique, la relation des non-Juifs n’est pas instituée. La parole judéophobe n’est pas officielle, la répression des révoltes juives n’est que politique. » Jusqu’à l’avènement de l’Empire chrétien, et même bien au-delà, les Juifs resteront des citoyens à part entière.[3]
[1] David Nirenberg, 72
[2] Chris Rodriguez, « Les Acta Isidori : un procès pénal devant l’Empereur Claude », Revue Historique de Droit Français et Étranger 88/1, 2010, p. 1-41 ; et Kaius Tuori, « Between the good king and the cruel tyrant : the Acta Isidori and the perception of Roman emperors among provincial litigants », dans K. Berthelot, N. Dohrman et C. Nemo-Pekelman (éd.), Legal Engagement. The Reception of Roman Law & Tribunals by Jews & Other Inhabitants of the Empire, Rome, Publications de l’École française de Rome, p. 1-37.
[3] Pascal Ory, De la haine du Juif, Bouquins, essai, page 36.