LA NEVROSE : l’antijudaïsme de différentiation et/ou de concurrence
De la Rome païenne à la Rome chrétienne
Dans la Rome des premiers siècles de notre ère l’attirance vers le monothéisme était puissante et la concurrence entre les prosélytismes juif et chrétien d’autant plus rude que le culte juif était tenu pour légitime au contraire du culte chrétien. Tout porte pourtant à croire qu’à l’origine, les Juifs entretenaient des rapports plutôt cordiaux avec les judéo-chrétiens qui, au début de la chrétienté, continuaient à pratiquer pour la plupart les rites juifs. La destruction du Temple de Jérusalem en l’an 70 changea radicalement la donne. Elle obligea les Juifs à se redéfinir drastiquement autour de la Loi. Le nouveau judaïsme n’est plus fondé sur le Temple, mais sur l’attente du Retour, sur la Torah qui devint ipso facto leur patrie de remplacement.
Dans cette optique de tragique repli, tous ceux qui s’attaquaient à la pureté de la Loi juive furent tenus pour des adversaires plus redoutables que les païens romains. La relation entre les Juifs et les judéo-chrétiens se tendit dès lors logiquement. Les rabbins en vinrent à s’opposer avec force à l’hérésie chrétienne. L’opposition désormais obsidionale du judaïsme au christianisme des catacombes laissera des traces chez les chrétiens qui d’ailleurs n’étaient pas en reste d’hostilité. Pour les judéo-chrétiens la destruction du Temple avait clairement signifié le nullité du contrat entre Dieu et le peuple juif. Et c’est sans à partir de ce moment-là que le christianisme est devenu une religion à part entière[1].
Pour conquérir le monde latin à leur propre interprétation du judaïsme, ils s’étaient en effet décidés à passer outre le particularisme juif. Aux prodromes de la rupture, Saül de Tarse, alias Paul, un pharisien à l’origine persécuteur de judéo-chrétiens. C’est cet apôtre lui qui, après sa conversion, entendit émanciper la nouvelle foi. Le jour où Paul déclara que pour venir à Jésus, il ne fallait pas passer par la synagogue, ni d’accepter le signe de l’antique alliance, la circoncision, ce jour-là, on peut dire qu’il posa les fondements du christianisme. Il remplaça la loi juive par un nouveau monisme, celui du Christ.
Dans la Rome chrétienne
C’est évidemment avec le triomphe progressif du christianisme que la condition des Juifs va lentement mais très sûrement se dégrader. En quelques siècles, les Juifs passèrent du statut privilégié de citoyens romains de religion hébraïque à celui de parias puis d’indésirables à partir des croisades. Très rapidement, en effet, le christianisme s’était mis en devoir de s’affirmer contre la religion dont elle était directement issue et qui, contre toute attente, restait une rivale dangereuse et notablement jalousée. Cette jalousie à l’égard d’Israël prit très vite la forme d’une exigence d’héritage ; l’impératif étant, comme le souligna deux mille ans plus tard le Cardinal Lustiger, d’« éliminer l’autre si proche et pourtant si différent ! ». La question était, en effet des plus embarrassantes pour les Pères de l’Eglise : comment se débarrasser de « cet Autre mais presque soi-même ». « Je hais les Juifs parce qu’ils possèdent la loi et la profanent », écrit le Père de l’Eglise d’Orient Jean Chrysostome[2]. Nécessité s’imposa de salir le judaïsme. L’entreprise de démolition du judaïsme s’organisa en trois étapes complémentaires. Dans la mesure où il n’était pas (encore) question d’exclure les Juifs de la Cité, on choisit d’abord de les abaisser (humiliation-servitude éternelle), puis de les déchoir (théologie de la substitution), enfin de les diaboliser (criminalisation).
- Humiliation
Tout en restant des hommes, les anciens élus de Dieu se devaient d’être abaissés. A suivre la conception paulinienne du rôle providentiel des Juifs, leur éventuelle annihilation était impensable. Théologiquement, la seconde venue du Christ dépendait de la conversion des restes d’Israël. A l’exemple de Paul, les Pères de l’Eglise se trouvèrent face au même dilemme : d’un côté, ils avaient incorporé la Bible (« Ancien témoignage ») qui désignait les Juifs comme le peuple choisi de Dieu, de l’autre, ils se devaient de les abaisser aux yeux des païens. C’est à St Augustin qu’il revint d’avoir trouvé une première solution à ce dilemme en formulant le concept de peuple-témoin. Irrité par les objections des rabbins qu’il n’hésita pas à qualifier de falsificateurs, l’Evêque d’Hippone défendit l’idée de la déchéance des Juifs ; leur aveuglement les condamnant à errer par le monde, misérables et gémissants, jusqu’au retour du Christ. Du fait de l’antique lien qui les unissait à Dieu, il n’était pas question pour Augustin d’interdire le judaïsme, ni même de convertir de force ses fidèles mais de les soumettre à des règles d’exception. On dirait aujourd’hui un régime d’apartheid.
« Si donc ce peuple n’a pas été détruit jusqu’à entière extinction, mais dispersé sur toute la surface de la terre, c’est pour nous être utile, en répandant les pages où les prophètes annoncent le bienfait que nous avons reçu, et qui sert à affermir la foi chez les infidèles. […] Ils ne sont donc pas tués, en ce sens qu’ils n’ont pas oublié les Écritures qu’on lisait et qu’on entendait lire chez eux. Si en effet ils oubliaient tout à fait les saintes Écritures, qu’ils ne comprennent pas du reste, ils seraient mis à mort d’après le rite judaïque même ; parce que, ne connaissant plus la loi ni les prophètes, ils nous deviendraient inutiles. Ils n’ont donc pas été exterminés, mais dispersés ; afin que n’ayant pas la foi qui pourrait les sauver, ils nous fussent du moins utiles par leurs souvenirs. Nos ennemis par le cœur, ils sont par leurs livres, nos soutiens et nos témoins. »
A l’évidence, la civilisation chrétienne adopta vis-à-vis des Juifs une attitude profondément contradictoire. Tous maudits qu’ils soient, ils restent essentiels dans l’économie du salut. Les Juifs sont un mal nécessaire au service de la vérité ; leur misère sociale confirme le châtiment divin. L’ancien Israël n’a plus d'existence propre, voué qu'il est désormais à l’errance et au rejet par Dieu. C’est l’origine du mythe du Juif errant. Le Juif reste toutefois un homme qui peut sauver son âme en rejoignant le nouveau peuple de Dieu : l’Eglise chrétienne.
- Théologie de la substitution
La théologie de la substitution est la seconde solution pour résoudre le dilemme posé par le refus des Juifs de reconnaître leur défaite. N’entendant pas se voir rabaisser au statut d’hérésie juive, l’Eglise en vint à se poser comme le véritable Israël (Verus Israël) remplaçant l’« ancien Israël » (Vetus Israël) selon l’accomplissement des prophéties. L’opposition est acquise entre l’Israël « selon la chair » ou la « lettre » (judaïsme) et Israël « selon Dieu » ou encore « l’esprit » (Eglise). C’est dès le milieu du IIe siècle, que Justin de Naplouse posa l’Église comme le seul et vrai Israël. Tous les Pères de l’Eglise développeront cette thèse aux alentours du IVe siècle tandis que le christianisme s’imposait comme religion d’Etat. Pour l’évêque d’Hippone, l’aveuglement des Juifs à reconnaitre le Christ amène à cette évidence : le christianisme s’est définitivement substitué au judaïsme dans le dessein de Dieu.
- Criminalisation, diabolisation
Pour parfaire la défaite du judaïsme, les Pères de l’Eglise franchiront un pas théologique qui s’avèrera fatal pour les Juifs sur le long terme : leur diabolisation. Comme le souligne l’historien français Dominique Iogna-Prat, l’idée est de reconnaître le judaïsme tout en diabolisant l’actualité juive : « Cantonnés à l’horizon de l’ancien testament, les Juifs sont encore des hommes. Passés au talmud, ce sont des bêtes qui ont perdu tout accès à la vérité originelle[1].» Si l’extermination des Juifs n’est absolument pas prônée par les Pères de l’Église ni même souhaitée, la détestation du judaïsme apparaît nécessaire comme en témoignent les homélies de Jean Chrysostome, un Père de l’Eglise contemporain d’Augustin. Ses homélies sont particulièrement précieuses pour témoigner de l’embarras de l’Eglise vis-à-vis de cette Synagogue qui continuait de séduire de nombreux chrétiens. A ces chrétiens judaïsant qui continuaient à fréquenter la Synagogue, le jugement de Chrysostome est sans appel : « Ne fréquentez pas les synagogues, leur crie-t-il, ne suivez pas le sabbat, les jeûnes et les autres rites juifs. Quel pardon pouvons-nous espérer, si nous courons à leur synagogue, simplement par impulsion ou par habitude, et si nous appelons leurs docteurs et magiciens chez nous. Que retirerez-vous de ce repaire d’hommes qui nient Moïse et les prophètes ? Si les doctrines juives excitent votre admiration, vous devez trouver fausses les doctrines chrétiennes. » Ses diatribes à l’égard des Juifs sont d’une violence inouïe. Dans ses huit homélies, il ne ménage pas ses insultes à l’égard des Juifs. Ils sont décrits comme des « impies », des « chiens », des « cervelles obstinées », des « êtres misérables », « aptes au Mal » pour avoir repoussé Christ. Leurs lieux de prières y sont décrits comme des « tavernes », des « lieux de débauche », des « lupanars », des « repaires de Satan ». Si les Juifs n’ignorent pas le Père, ils sont désormais habités par le démon qui les a poussés à renier le Fils. Aussi, les chrétiens se doivent-ils de prendre garde à la maladie juive. L’accusation de déicide complètera utilement ce sombre tableau. Il revient sans doute à Justin de Naplouse d’avoir mobilisé en premier cette funeste accusation : « Après avoir tué le Christ, leur jeta-t-il, vous n’en avez pas même le repentir. » Cette terrible accusation fut reprise et amplifiée par l’ensemble des Pères de l’Eglise, notamment par Augustin. L’Evêque d’Hippone évoque aussi les Juifs en « assassins du Christ », donc de Dieu. Il décrit les Juifs comme des « meurtriers du Seigneur, des assassins des Prophètes (…) des comparses du diable, des vipères (…) obscurcis du cerveau (…), maudits … ennemis de tout ce qui est beau. » C'est sous l’influence d’Augustin, de Jean Chrysostome et de Grégoire de Nysse, ses deux contemporains, que se propage la doctrine du « peuple déicide ». Toujours en ce même IVe siècle, Ephrem de Nisibé vitupère au sujet de la matza, de ce pain azyme consommé lors de la Pâque juive, « Eloignez-vous, frères, des azymes dans lesquels est symbolisé le sacrement de Judas. Fuyez, frères, loin des azymes d’Israël, car sous leur blancheur se cache la honte. N’acceptez pas, frères, les azymes de ce peuple dont les mains sont souillées de sang.[2] » Cette diatribe, annonce-t-elle, la folle rumeur médiévale de l’ingrédient secret contenu dans la matza consommé lors de la fête de Paque : le sang d’un enfant chrétien sacrifié ? La question mérite d’être posée. Surtout, ces diatribes d’une violence inouïe permettent de saisir le rôle moteur de l’Eglise dans l’avènement de l’antisémitisme démonologique qui s’imposera quelques siècles plus tard. Car jusqu’aux croisades, et sauf rares exceptions (Espagne wisigothique notamment), il n’y eut pas en Europe de persécutions généralisées contre les Juifs, pas plus de massacre que d’expulsions massives ou encore de conversions forcées. A priori, les Juifs restent des hommes libres qui, souvent placés sous la protection des princes locaux[3], jouissent de conditions acceptables, enviables même à bien des égards si l’on songe à la condition générale de la paysannerie. L’antijudaïsme d’Etat (par le haut) et sociétal (par le bas) ne surgiront que bien plus tard. L’heure est aux diatribes des princes de l’Eglise contre le peuple déicide. C’est bien cette lourde et absurde accusation, érigée en faute collective et associée à un châtiment divin, qui, comme le soulignent Jean Delumeau, distingue nettement l’hostilité chrétienne de la précédente animosité païenne. Cette calomnie prépare au pire.
[1] Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure : Cluny et la société chrétienne face à l'hérésie, au judaïsme et à l'Islam, 1000-1150, Paris, Aubier, 1998, version poche, page 319.
[2] Marcel Simon, Verus Israël, les relations entre juifs et chrétiens dans l'empire romain (135-425), E. de Boccard, 2e édition en 1983
[3] Iognat-Prat, op.cit, page 320.
LE POINT DE BASCULE : Judas et le déicide
Vers la psychose
L’antijudaïsme des Pères de l’Eglise annonce l’antisémitisme conspiratoire et chimérique par la radicalité de ses charges contre les Juifs. Nous l’avons déjà évoqué, jusqu’au tournant des croisades, le sort des Juifs en Occident n’était pas particulièrement funeste. C’est à l’évidence le déicide, omniprésent dans l’argumentaire des Pères de l’Eglise, qui sera le point de bascule entre la névrose antijuive et la psychose antisémite. A quelle époque l’accusation de déicide est-elle apparue dans la pensée chrétienne ? Il apparait bien difficile d’y répondre avec précision. Dans un passage souvent cité, Justin de Naplouse s’écrie : « Vous l’avez crucifié, le seul irréprochable et juste, vous avez surpassé votre perversité, en haïssant le juste que vous avez tué. » Le siècle suivant, le Cicéron chrétien, Lactance résumait à sa manière la passion du Christ : « A la fin du règne de Tibère… Jésus-Christ fut crucifié par les Juifs. »
Pour asseoir définitivement la nouvelle religion, il fallait absolument rendre haïssable ce peuple dont était pourtant issu le Christ. Ainsi, les Pères de l’Eglise insistèrent-ils à souhait sur la culpabilité d’un certain Yehouda (Judas). Bien malgré lui, cet apôtre servira les desseins de l’Eglise. On en fit l’instrument d’un complot diabolique ourdi par le Conseil des Sages de Judée (Sanhedrin) pour perdre le Christ. Heureuse coïncidence ou plutôt subterfuge, Yehouda, en hébreu signifie « Juif » ou « Judée » la terre d’Israël. Autres faits notables, Judas était non seulement le seul apôtre originaire de Judée, tous les autres étant Galiléens, mais encore leur trésorier. Tous les ingrédients sont réunis pour une parfaite et terrible dramaturgie: un crime (déicide), un complot (Sanhedrin), des vrais (Juifs) et faux coupables (Romains), un traitre (Judas), de l’argent (30 deniers), sans oublier le diable.
La mort de Jésus : un pacte ourdi entre le diable et les Juifs
où la présence de l’argent n’est pas fortuite
Le mythe du déicide criminalise tous les Juifs alors que son accusateur était païen et Jésus comme tous les apôtres étaient des enfants d’Israël. Augustin est clair à cet égard comme en témoigne son Commentaire du psaume 63 :
« Que les Juifs ne viennent pas dire : « Ce n'est pas nous qui avons mis le Christ à mort. » Car s'ils l'ont livré au tribunal de Pilate, c'est pour paraître innocents de sa mort. […] Mais pensaient-ils tromper le Juge souverain qui était Dieu ? Ce que Pilate a fait, dans la mesure où il l'a fait, l'a rendu pour une part leur complice. Mais si on le compare à eux, il est beaucoup moins coupable. […] Si c'est Pilate qui a prononcé la sentence et donné l'ordre de le crucifier, si c'est lui qui en quelque sorte l'a tué, vous aussi, Juifs, vous l'avez mis à mort. […] Lorsque vous avez crié : « En croix ! En croix ! »
Quand le catéchisme rejaillit sur les obsessions d’un militant de l’ultra-gauche belge.
La foule fanatique (les Juifs) ont préféré faire crucifier l’étranger (?) Jésus
au Juif (?) Barabbas. Et les Romains dans tout cela ? Oubliés.
Dans un autre sermon destiné aux catéchumènes, Augustin s’exclame : « La fin du Seigneur est venue. Ils le tiennent, les Juifs, ils l’insultent, les Juifs, ils le ligotent, les Juifs, ils le couronnent d’épines, ils le souillent de leurs crachats, ils le flagellent, ils l’accablent d’outrages, ils le suspendent au bois, ils fouillent sa chair de leurs lances. » Dans un autre passage Augustin associe sciemment Judas au peuple juif (Judaei). Pourquoi ? Car nous dit-il, « si nous ne faisons retomber que sur un seul homme les malédictions contenues dans ce cantique, l’application pourra bien manquer de justesse, ou du moins paraître forcée ; tandis que tout devient clair, si ces anathèmes sont dirigés contre toute une race d’hommes mauvais (de tali genere hominum malorum), c’est-à-dire contre les Juifs ingrats et ennemis du Christ ». Et plus loin : « ainsi Judas est en quelque sorte la personnification des Juifs (« Ita Judas personam quodam modo sustinet »), qui haïssaient le Christ, et qui par une succession d’impiété qui se perpétue dans leur race, le haïssent encore aujourd’hui (…) que ses enfants soient errants et mendiants. »
La crucifixion et le serpent d'airain.
Initiale du Psaume 68, Pierre Lombard, Commentaire des Psaumes, Paris (?), 1166
Bibliothèque de Bremen.
Cette accusation est d’une perversité absolue car c’est bien Rome qui porte responsabilité de la condamnation de Jésus. Ce furent bien des légionnaires romains qui martyrisèrent et crucifièrent Jésus dans un mode supplicier typique des seuls Romains (crucifiement) et non des Juifs (lapidation). Comme le précise, ici, l’historien français des religions Charles Guignebert dans sa Vie de Jésus : « ce procès paraît … n’être qu’un artifice gauchement introduit, pour reporter la principale responsabilité de la mise à mort de Jésus sur les Juifs (…). Ce qui reste vraisemblable, c’est que le Nazaréen a été arrêté par la police romaine, jugé et condamné par le procurateur romain, Pilate ou un autre[1] ». Propos appuyé par l’historien de l’antisémitisme Léon Poliakov qui relève que rien dans l’enseignement du Nazaréen, au-delà de certains de ses aspects choquants, ne constituait du point de vue de la doctrine juive une hérésie formelle. Pour preuve, la première communauté chrétienne dont les membres étaient tous des Juifs de strict observance ne semble avoir connu de déboires ou de persécutions particulières ; elle ne s’exila de Jérusalem qu’après la chute du Temple en 70.
Coup double
Le fait d’accuser les Juifs du déicide s’avèrera d’autant plus justifié que les Pères de l’Eglise qui se succédèrent du IIe au IVe siècles n’étaient plus d’origine juive mais païenne. Bientôt, l’Eglise se trouvera aux mains de puissantes familles romaines. Ainsi, l’un des Pères de l’Eglise latine, Ambroise de Milan qui convertit Augustin au christianisme était fils d’un préfet des Gaules, de famille romaine distinguée, avait été avant de devenir Évêque, gouverneur d’Emilie et de Ligurie. Il fut l’un des artisans de l’antijudaïsme romain. Evidemment, pour ces Princes de l’Eglise romaine, le mythe de Judas est providentiel : il permet à la fois de discréditer les Juifs et de disculper en large partie leurs propres ancêtres. C’est en toute connaissance de cause qu’ils feront littéralement porter le chapeau de la culpabilité par les Juifs. Cette véritable infox, pour reprendre un mot contemporain, est l’une des principales clefs de la bascule de l’antijudaïsme purement religieux vers l’antisémitisme démonologique et conspiratoire. L’art chrétien ne manquera pas d’accréditer ce sinistre mensonge dans des représentations pour le moins accusatoires et dramatiques. Judas l’Iscariote est racialisé dans des poses qui rappellent les caricatures antisémites françaises de la Belle époque ou de la période nazie. D’une laideur absolue, tantôt vêtu d’une pélerine jaune tantôt doté de cheveux, il est affublé d’un sac d’argent, prix de sa trahison.
[1] Poliakov, page 27
Face à face entre un Jésus ‘aryanisé’ et Judas ‘sémitisé’
Suggérant le sort que devrait s’infliger les Juifs, Judas miné par le remord viendra à se suicider, ce qui ne l’empêchera pas d’être damné. Judas a beau se suicider, son âme n’en est pas moins récupérée par Satan.
Après un suicide assurément bien mérité, le voilà livré au diable, la langue pendante,
les entrailles ouvertes, dévoilant une panse en forme de bourse. Tout est dit.
Quant à Ponce Pilate, sa culpabilité se trouvera atténuée au fil des temps quand il n’est pas lui-même vénéré comme un saint (Église éthiopienne) ou pire encore, comble de l’ironie, dénoncé comme… juif comme le figurent ici ces trois enluminures.
Trois enluminures qui présentent l’arrestation de Jésus comme un complot ourdi par les Juifs et qui donnent à penser que Pilate, le représentant de Rome en Judée, était juif. Il porte tantôt le chapeau juif tantôt est doté d’un nez crochu.
Un mythe pervers et absurde
Le mythe de Judas n’obscurcit pas seulement la culpabilité première des Romains dans la Passion pour la déplacer sur les Juifs, il voile la signification intrinsèque du martyre de Jésus. S’il est réellement (le fils de) Dieu, ce dont les Pères de l’Eglise ne doutèrent pas un seul instant, il ne put, en effet, que pressentir et consentir à son martyre. Du point de vue théologique, l’Agneau de Dieu est tout sauf une victime inconsciente. Ce serait le Christ en personne, comme le suggère certains évangiles apocryphes, qui aurait poussé Judas à le trahir afin qu’il puisse accomplir sa mission. Judas l’Iscariote aurait été en réalité le disciple préféré de Jésus. Il n’aurait agi que sur ordre de son prophète, qui souhaitait se délester au plus vite de ses habits de chair. L’histoire de Judas est l’une des histoires les plus terribles de l’humanité. La figure de Judas, pour reprendre l’expression d’Amos Oz, est le « Tchernobyl de l’antisémitisme chrétien. Durant près de mille ans, le déicide justifiera les pires excès : persécutions en tout genre, expropriations, expulsions, massacres, jusqu’à la Shoah.
LA PSYCHOSE : naissance de l’antisémitisme chimérique
L’antisémitisme conspiratoire d’essence religieuse |
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Peuple à la fois totem et tabou, les Juifs constituent, bien malgré eux, une fois le christianisme bien installé, le seul élément d’hétérogénéité de la Cité chrétienne. Ce face à face asymétrique se révèlera fatal pour eux. Nous l’avons vu, d’abord jalousés et méprisés, ils se verront progressivement associés à l’image de l’infidèle, puis du traître et, enfin, du criminel satanique. C’est aux XIe et XIIe siècles que s’opère ce basculement, que l’antijudaïsme religieux se mue en antisémitisme conspiratoire. La différence entre « antisémitisme » et « antijudaïsme » est essentielle : désormais le Juif n’est plus détesté pour ce qu’il est réellement (un adepte du judaïsme) mais pour ce qu’il n’est pas, à savoir un tueur d’enfant, un propagateur d’épidémie, un profanateur d’hostie, un allié du démon, un ennemi du genre humain. Ce que l’on reproche aux Juifs n’est plus de l’ordre de la théologie mais du fantasme absolu : les Juifs ne mélangent pas le sang d’enfants chrétien à leurs pains azymes. Ils n’empoisonnent pas les puits. Ils ne créent ou ne répandent pas les maladies infectieuses. Associés progressivement au monde de la magie et des sorciers, ils n’en seront pas moins accusés d’en être la cause. Somme toute, il n’aurait pu en être autrement dans des sociétés en proie à l’injustice et à la mort qui n’épargne personne surtout pas les nourrissons. Cette omniprésence du mal oblige à la croyance en l’existence du Mal, « le meilleur subterfuge, écrit Freud, pour disculper Dieu[1]. » Si l’explication de l’échec des desseins de Dieu par l’existence du Diable est nécessaire, elle n’est pas suffisante en soi. Il faut encore pouvoir l’incarner dans des êtres de chair et d’os à même d’être jugés et dûment brûlés. Et quoi de plus logique que d’accuser les assassins du Christ ? L’hostilité au judaïsme infusée depuis des siècles par l’Eglise fera effet en cette aube de l’an Mil.
Heureux comme Dieu en Occident
Pourtant, rien n’appelait les Juifs à devenir les boucs émissaires de l’Occident chrétien n’était précisément la haine jalouse de l’Eglise envers le vieil Israël. Rappelons-le à nouveau, jusqu’aux croisades, les rapports sociaux entre les Juifs et les Chrétiens étaient plutôt corrects, voire normaux. Des historiens aussi sérieux que Jean Delumeau, Bernhard Blumenkranz ou encore Marc Cohen rappellent que les Juifs jouirent dans l’Europe carolingienne, puis féodale, de conditions de vie plutôt enviables, sinon privilégiées ; d’où la multiplication de petites mais prospères communautés aux quatre coins de la chrétienté. Ils vivaient éparpillés dans de petites bourgades jusqu’au XIIIe siècle, protégés par les Princes locaux, notamment en Normandie et en Champagne qui fut la patrie du grand talmudiste Rabbi Salomon de Troyes, plus connu sous le nom de Rachi. Les Juifs ne se sentaient pas en danger compte-tenu de leur rôle économique et intellectuel.
[1] Freud Sigmund, Malaise dans la civilisation, Paris, P.U.F., [1929] 1986, p.75
Le couronnement de Childéric et de la reine Basine de Thuringe (au Vème siècle).
Les chroniques de France dites les chroniques de Saint-Denis. Musée Condé, Chantilly
Dans les modestes conditions économiques du Haut Moyen-Age, les Juifs assumèrent jusqu’au Moyen-Age médian des tâches que les Princes et Seigneurs ne pouvaient ou ne voulaient pas confier à leurs sujets chrétiens et ce, pour éviter l’émergence d’une classe moyenne, revendicatrice à terme de droits sociaux et politiques. Ils étaient utiles notamment dans l’Empire carolingien et en Espagne où ils assumèrent, jusqu’à la première moitié du XVe siècle des tâches économiques et intellectuelles particulièrement utiles aux princes. Le commerce international était alors quasi-monopolisé par les Juifs du fait de leur présence des deux côtés de la méditerranée, jusqu’en Inde.
Du 11ème siècle jusqu’au XIVème siècle juifs et chrétiens se côtoient à Rouen dans les rues et sur les places de marché. Ils entretiennent des relations commerciales et souvent des rapports de bon voisinage. Rouen est un lieu important dans le rayonnement de la culture juive. Sous la direction de Rabbi Yossi la Yeshivah de Rouen acquiert une grande renommée. De nombreux savants juifs (dont Rashbam et Abraham Ibn Ezra) y viennent en séjour ou encore pour s’y établir. De nombreux ouvrages de littérature rabbinique sont alors produits dans ce contexte d’effervescence culturelle.
Protégés par des chartes, les Juifs restaient des hommes libres, parlant la même langue que la population locale, portant les mêmes habits, autorisés à se déplacer à cheval avec des armes et à prêter serment en justice. Intégrés à la société ambiante, ils fréquentaient leurs voisins chrétiens, partageaient leurs joies et douleurs, des mariages aux funérailles. De fait, le Juif est encore admis dans son étrangeté même au sein de la société chrétienne. Si le droit à la propriété terrienne leur était acquis, de nombreux Juifs avaient choisi de se spécialiser dans des métiers à forte mobilité que ce soit dans l’art de guérir, la divination, le commerce ou encore l’artisanat et ce, afin de pouvoir se déplacer rapidement en cas de nécessité. Avant les croisades, hors le cas de l’Espagne wisigothique, les violences antijuives étaient sporadiques, isolés, certainement pas systémiques.
La grande bascule : les peurs millénaristes
Tout basculera entre le XIe et le XIIe siècles dans le contexte des peurs millénaristes, des croisades et du renouveau économique de l’Occident qui s’ensuivit. C’est par la conjonction de ces trois phénomènes, que la névrose d’origine religieuse basculera en psychose, en rejet systémique des Juifs. Evidemment, c’est le facteur religieux qui a été l’élément essentiel, moteur de cette funeste mutation qui fit de ces hommes encore libres, des objets de haine, En cause ? Nous l’avons évoqué, l’enseignement du mépris distillé par l’Eglise depuis le IVe siècle. Certes l’Eglise n’était pas antisémite au sens classique ou racial du terme mais son discours résolument antijuif avait instillé dans les cœurs de ses ouailles une représentation péjorative des Juifs qui favorisera par la suite les pires excès, libérera les pires instincts. Faut-il le répéter ici, tout commence avec les mots. Inlassablement, en effet, l’Eglise avait posé ces Juifs aveuglés par leur perfidie en contre-modèle, en repoussoir, en figure limite de l’espèce humaine ! Au bout de quelques siècles de propagande effrénée, les Princes comme les serfs en vinrent finalement à tenir leurs voisins juifs pour vils, voire pire encore, dangereux. S’il est évident que des motifs purement économiques, liés à des recouvrements de dette, ont pu motiver, ici et là, des massacres ponctuels, il faut souligner avec Jean Delumeau le rôle central joué par l’Eglise dans la détestation des Juifs. C’est bien elle qui a « été la principale sinon la seule responsable de la multitude des sévices subis par les Juifs au cours du Moyen-âge et de la renaissance[1]». L’Eglise apparait comme obsédée par la question juive. Dans la courte période qui va de 1195 à 1279, 17 conciles sur les quarante qui se sont réunis, ont adopté des décisions antijuives. C’est elle qui oblige les Juifs à pratiquer l’usure et à porter, comme en terre d’Islam, un signe distinctif, tantôt la rouelle, tantôt le chapeau en pointe. Les Juifs se retrouvent progressivement extraits de l’humanité, processus qui trouvera son aboutissement, certes non désiré, avec la Shoah.
1009 : la folle rumeur de Jérusalem
Jean de Patmos en l’an 95 annonce dans le livre de l’Apocalypse que 1 000 ans après le Christ, Satan sera libéré de ses chaînes et descendra sur terre pour y répandre ruine, désastres et surtout une désolation cataclysmique : « C’était une croyance universelle au Moyen Âge, écrit l’historien Jules Michelet, que le monde devait finir avec l’an mille de l’incarnation […] Cette fin d’un monde si triste était tout ensemble l’espoir et l’effroi du Moyen Âge.[2]» Si tout porte à croire que les peurs millénaristes ne furent pas aussi fortes que ne le pose ici le grand historien français, il est évident que l’approche de l’an Mil éveilla des soupçons envers les Juifs que d’aucuns soupçonnaient de connivence avec l’Antéchrist.
L'Antéchrist représenté aux côtés d’un Juif dans un manuscrit du XIIème siècle
Aussi n’est-ce pas étonnant qu’à la nouvelle de la destruction, en l’an 1009 du tombeau du Christ à Jérusalem par le calife fatimide Al-Hakim, des figures éminentes de l’Eglise en vinrent en vinrent à dénoncer un… complot juif international. A suivre, en effet, le moine bourguignon Raoul Glaber, « ‘le prince de Babylone’ avait détruit la tombe du Christ à la demande des Juifs… d’Orléans ! » Nul besoin de préciser l’absurdité de l’accusation[1]. De toute évidence, Al-Hakim dit « le fou » n’était en rien l’instrument des Juifs. L’histoire retient qu’il obligea tant les chrétiens que les Juifs à porter des signes distinctifs afin d’être distingués dans l’espace public musulman, ceintures et turbans colorés, jaune pour les Juifs, bleu pour les chrétiens. Le bon moine Glaber n’en avait cure : « Comme de toute la terre une foule de fidèles se dirigeait vers Jérusalem pour visiter cet insigne monument de la mémoire du Seigneur, le diable, rempli de haine, se remit à répandre son venin contre les sectateurs de la vraie foi, par l'intermédiaire de ses serviteurs accoutumés, les Juifs. En effet, il y avait alors à Orléans, ville royale des Gaules, une quantité non négligeable de ces gens qui se montrèrent plus arrogants, odieux et impudents que le reste de leur peuple. Ayant conçu un plan funeste, ils corrompirent par de l'argent un certain Robert, serf fugitif de l'abbaye Notre-Dame de la Melleraye, qui vagabondait sous l'habit de pèlerin. L'ayant rencontré, ils l'envoyèrent discrètement vers le prince de Babylone, porteur d'une lettre écrite en caractères hébraïques dissimulée dans le fer de son bâton pour qu'on ne puisse la lui arracher. Il partit et remit au prince cette lettre lourde de tromperie et de mal <...> qu'il sache en effet que s'il ne faisait au plus vite détruire la vénérable demeure des Chrétiens, ceux-ci envahiraient son royaume et le priveraient de son pouvoir. [2]» Le récit du moine bourguignon est déjà antisémite au sens moderne du mot pour présenter le judaïsme « comme une organisation conspirative, placée au service du mal » (N. Cohn).
[1] Jean Verdon, Le Moyen Âge. Ombres et lumières, Perrin 2013, p. 274-275.
[2] Arnaud Knaepen, Nicolas Schroeder, « La destruction du Saint-Sépulcre d’après Raoul Glaber et Adémar de Chabannes », dans D. Engels, D. Martens et A. Wilkin (éd.), Figures et pratiques de la destruction de l’Antiquité au XIXe siècle, Peter Lang, Bruxelles, 2013, p. 163-184
Selon le moine Glaber l'Antéchrist, représenté ici, en 1510,
dans une toile de Jérôme Bosch serait un juif né à Babylone
C’est exactement la thèse que reprend un autre moine français, Adémar de Chabannes qui, lui aussi, accusa les Juifs d’avoir été à la manœuvre dans la destruction du Saint Sépulcre. Cette séquence conspirationniste constitue une pièce essentielle à la compréhension du basculement de l’antijudaïsme vers l’antisémitisme qui, rappelons-le, pose les Juifs comme les responsables des malheurs du monde. Ces deux récits annoncent la haine antisémite conspiratoire qui atteindra son apogée au XIVe siècle, à l’occasion de la Grande Peste[1]. L’explication juive des désastres est en marche. Elle n’allait pas tarder à donner ses pleins effets avec les croisades qui constituent le moment définitif qui voit la haine antijuive basculer en haine antisémite. Ce ne sera plus tant le judaïsme que l’on dénonce que les Juifs que l’on craint. Rappelons que c’est précisément la folle rumeur autour de la destruction du tombeau du Christ qui servira de prétexte au lancement, en 1095, par le Pape Urbain II de la première croisade. Son appel à libérer Jérusalem des musulmans entraînera une vague de violence antisémite sans précédent.
[1]A la suite de ces allégations, les Juifs seront chassés de certaines villes de France, dont Limoges et pour certains, exécutés.
1095 : l’appel à la croisade l’annonce de massacres
Le 18 novembre 1095, le Pape français Urbain II réunit à Clermont un Concile réunissant une grande partie des évêques du sud de la France et quelques représentants du nord de la France et d'ailleurs. Dans son sermon de clôture, il s'engagea dans un discours qui allait ébranler le monde pour des siècles. Il adjura les chrétiens d’Occident de cesser leurs luttes fratricides et de s’unir pour aller en Orient combattre les infidèles. La réponse fut immédiate, probablement bien plus massive qu'Urbain ne l'avait prévu. Aux cris de "Deus le volt" ("Dieu le veut") des milliers de chevaliers mais aussi de simples gens dans un mouvement de masse aussi inattendu que probablement non désiré, se réunirent en bandes pour libérer la Terre sainte. C’est ainsi qu’avant même celle des barons, une première vague de Croisés issue du peuple se met en route pour vers la Terre Sainte. Conduite par Pierre l’Ermite et le chevalier Gauthier Sans Avoir, elle prendra le nom de « Croisade populaire » ou encore de « Croisade des Gueux ». Trois éléments concomitants expliquent l’exceptionnelle passion suscitée par l’appel de Clermont : 1) une Europe latine en pleine reconstruction économique notamment urbaine. Les villes assurent désormais l’essentiel du dynamisme commercial porté par une nouvelle bourgeoisie citadine où l’on décèle, écrit Simone Roux, « les fondements de la modernité » ; 2) une ferveur religieuse, populaire, millénariste et eschatologique exacerbée par des moines fanatiques; 3) la perspective d’une guerre juste et de là, la conviction qu'en y participant, on assure sa place au paradis. Tout cela explique dans une large mesure l'accueil inattendu à l’appel de la Papauté et l’attrait énorme que les croisades exercèrent tout au long de la fin du Moyen-Âge.
Le droit de massacrer les Juifs ?
Lors de l'appel à la croisade, le pape avait promis une indulgence plénière, c’est-à-dire la rémission de tous les péchés, à tous ceux qui s'engageaient à combattre les infidèles. « Quiconque, par dévotion uniquement, et non pour acquérir des honneurs ou des richesses, se rendra à Jérusalem pour libérer l'Église de Dieu, qu'il lui soit tenu compte de cette expédition en lieu et place de toute pénitence. » Bien que cet appel ne mentionnât nullement les Juifs, les croisades se révélèrent dévastatrices pour les Juifs. De nombreux « fous de Dieu » tinrent pour acquis que la promesse de pardon les absoudrait de l’ensemble des crimes commis sur le chemin de Jérusalem, notamment contre les Juifs. Comme la plupart de leurs contemporains, les croisés n'avaient guère conscience du temps historique. Ils se figuraient le Christ comme à peine antérieur à eux et furent poussés par des moines fanatisés à reconnaître ses meurtriers dans les Juifs qu’ils rencontrèrent sur leur passage. Ces agitateurs religieux comprirent assez tôt qu’il était bien moins périlleux, et bien plus lucratif, de s’en prendre aux Juifs plutôt qu’aux musulmans. Parmi eux, Pierre l'Ermite un moine cistercien se montra particulièrement efficace pour entraîner les croisés dans des actions spécifiquement antijuives. Ses appels à la destruction de ces infidèles du dedans, de surcroît tueurs du Christ, furent dévastateurs. Les Juifs déicides n’étaient-ils pas des ennemis bien plus haïssables que les Sarrasins ? Guibert de Nogent rapporte dans ses chroniques les propos de certains croisés : « … les Juifs sont pires que les Sarrasins qui sont certes détestables mais avec lesquels les chrétiens partagent le fait que le christ est né d’une vierge. Les Juifs sont surtout beaucoup plus détestables parce qu’ils ont tué le christ. » Un autre chroniqueur contemporain de la première croisade, Sigebert de Gembloux écrit pour sa part : « avant de se lancer dans une guerre au nom du Seigneur, il est essentiel que les Juifs se convertissent, et que ceux qui refusent soient privés de leurs biens, massacrés et chassés des villes. »[1] La fureur sacrée qu’inspira la croisade tourna à la soif de purification de la foi par le sang versé en son nom. Les violences antijuives éclatèrent dès les premiers jours de la première croisade. Les massacres se retrouvèrent favorisés par deux rumeurs fort opportunes. On assura, d’abord, que le meneur de la Croisades des Barons, Godefroy de Bouillon, avait lui-même “juré qu'il ne partirait pas pour la croisade avant d'avoir vengé la crucifixion en versant le sang des Juifs de sorte qu’il ne restera pas [de Juifs] en vie derrière lui. “, ensuite que l’indulgence première avait été élargie aux meurtres de Juifs. S’il semble qu’il s’agissait d’une fausse nouvelle, de nombreux croisés la tinrent pour vraie. Des centaines de judaïcités tout au long du parcours furent durement touchées, sinon anéanties. Une des premières communautés juives touchées par les massacres fut celle de Metz.
[1] Norman Golb, The Jews in Medieval Normandy: a social and intellectual history, Cambridge, Cambridge University Press, 1986
Massacre des Juifs à Metz par les premiers croisés en 1095 par Auguste Migette (Trève, 1802 - Metz, 1884) https://www.flickr.com/photos/sg-artis/9761291733
Tout au long du Rhin les croisés, voyageant de ville en ville, assassinèrent les Juifs sur leur passage. Plus que vraisemblablement, la prospérité des communautés juives rhénanes stimula la rage des croisés plus décidés que jamais à punir les "assassins du Christ" avant même leur rencontre avec leurs véritables ennemis, les musulmans. Dans ses Chroniques hébraïques, Solomon bar Simson rapporte ainsi : « En passant par les villages où se trouvaient des Juifs, ils se disaient l’un à l’autre : « voici que nous marchons par une longue route à la recherche de la maison d’idolâtrie et pour tirer vengeance des Ismaélites, et voici les Juifs, dont les ancêtres le tuèrent et le crucifièrent pour rien, qui habitent parmi nous. Vengeons-nous d’eux d’abord, et effaçons-les du nombre des nations, qu’on ne se souvienne plus du nom d’Israël, ou bien qu’ils soient comme nous et croient au fils de l’impureté. » En six mois, près de 10 000 Juifs furent assassinés dans les pays rhénans. Trois bandes particulièrement importantes - deux dirigées par des prêtres nommés Volkmar et Gottschalk, la troisième par un véritable brigand, le comte Emich de Leiningen se répandirent jusqu’aux plaines de Hongrie massacrant tous les Juifs sur leur passage.
Juifs brûlés et tués par le prêtre Volkmar
À Prague le 30 mai 1096
Si les massacres des Juifs ne faisaient pas partie de l'appel d'Urbain II, le Pape ne songea nullement à les condamner et ce, au contraire de certains Evêques locaux qui tentèrent, souvent en vain, de protéger leurs Juifs. L’enseignement du mépris, les préceptes de haine avaient trop infusé dans les mentalités pour qu’ils puissent arrêter la main des tueurs. Des historiens catholiques ont coutume de rejeter sur la populace la responsabilité des massacres de 1096. L’antijudaïsme populaire a beau jeu. Les historiens des croisades comme Jean Flori ou encore Riley-Smith insistent sur le fait que ces pogroms n’eurent rien de spontané. Ils ne furent pas le fait de gangs de paysans rebelles désœuvrés et affamés. Ces massacres furent l’œuvre de croisés issus de toutes les régions de l'Europe du Nord, conduits par des chefs expérimentés qui ne semblent pas avoir été « débordés » par leurs troupes. C’est évidemment l’antijudaïsme théologique qui est la clef d’explication de ces massacres. Comme le rappela fort opportunément Jules Isaac, ce ne fut pas le peuple qui inventa les notions de peuple déicide et satanique. Même le doux abbé Bernard de Clairvaux, l’une des figures marquantes de la Chrétienté latine, ne manqua pas de souligner le juste châtiment que l’on devait réserver au peuple déicide. L’enseignement du mépris, souligne Jules Isaac, répété de génération en génération avait déposé « dans les âmes sans défense un subconscient d’antisémitisme, une sorte d’horreur pour le Juif [1]. » Mille voix de l’Eglise l’avaient dit et ressassé durant plusieurs siècles et le peuple avait fini par y croire surtout en ces temps de désarroi et de malheur et d’attente eschatologique. Les espérances millénaristes étaient très fortement marquées dans le peuple. Contrecarrer la venue de l'Antéchrist, accélérer la conversion des Juifs (parousie) faisait partie de leurs préoccupations primaires. Comme le souligne Léon Poliakov, « les massacres des Juifs furent commis autant par angoisse que par ferveur d’un monde meilleur ; la conversion des Juifs devant précipiter le retour du Christ, espéré depuis bien trop longtemps. Il faut suivre l’historien hollandais J. Huizinga lorsqu’il avance que la haine des Juifs « en canalisant le trop-plein d’effusions religieuses et d’effroi sacré agit sur la piété exubérante du Moyen-Âge à la manière d’un calmant salutaire[2]. » Dans les milieux populaires, la croisade fit appel au merveilleux. Nombre de gueux qui répondirent à l'appel étaient intimement persuadés que Dieu leur avait personnellement assigné cette mission. Ils virent des signes et des prodiges qui, attestant que la fin du monde approchait, les poussa à marcher vers la Terre sainte. Les attentes millénaristes eurent pour corollaire logique une violence accrue contre les Juifs qu’ils rencontraient au hasard de leurs tribulations. Partout, les Juifs étaient massacrés au nom du Christ ! L’« angoisse eschatologique[3] » poussa chevaliers comme petit peuple à trucider les Juifs. Le bénédictin Dom Lobineau rapporte qu’en 1236, l’on permit à des croisés français, espagnols et anglais de racheter leur vœu de combattre l’Islam par des massacres de Juifs locaux et ce, quand bien même, écrit-il, ils n’étaient « en rien la cause du mal ».
C’est à l’occasion de la deuxième croisade de 1146 que Pierre le vénérable, l’abbé de Cluny,
appela au massacre des Juifs : « A quoi bon s’en aller à l’autre bout du monde... quand nous
laissons demeurer parmi nous d’autres infidèles qui sont mille fois plus coupables
envers le christ que les Mahométans ? »
La foi : motivation première des massacres
Contrairement à la doxa communément admise, le pillage qui accompagna chacun de ces massacres ne semble pas avoir été la cause de la première croisade. Les historiens des croisades comme Jean Flory sont formels à cet égard. Si, en différentes villes, des Juifs réussirent à éviter la mort en versant d’importantes sommes d’argent, notamment à Godefroid de Bouillon et même Pierre l’Ermite, ce fut l’exception plus que la règle. La motivation première des exactions fut en effet d’abord religieuse. Les croisés, des chevaliers au petit peuple, chauffés à blanc par des prédicateurs fanatisés, étaient déterminés à éliminer, sur le chemin de Jérusalem, tous les ennemis de la chrétienté. Par la conversion, d’abord, sinon au fil de l’épée ; le refus du baptême étant considéré comme une insulte au Christ. Au-delà de la cruauté des carnages qui décida plus d’un Prince à renoncer à protéger ses Juifs par crainte d’être massacré à son tour, la conversion des Juifs semble avoir leur motivation première.
Exécution de Juifs (recoonaissables à leur chapeau d'infamie, judenhut)
Lors de la Première croisade, illustration d'une Bible française, 1250
Toutes les chroniques en témoignent : les Juifs qui acceptaient le baptême étaient, comme leurs biens, épargnés, preuve que la motivation première des massacres fut idéologique et non pas économique. « Crois ou meurs ! » retentit au début de presque tous les massacres. C’est ainsi qu’à Mayence, la fureur sanguinaire d’Emich de Leiningen s'arrêta dès la promesse de baptême. Comme le rapportent les chroniques, une majorité de Juifs confrontés au choix de la mort ou de la conversion, choisirent délibérément le martyre. Ainsi d’un certain Isaac, fils de David qui épargné par les croisés après une promesse de conversion mit le feu à la synagogue périssant avec toute sa famille. L'Anonyme de Mayence rapporte qu’à Trêves les croisés torturèrent des femmes après qu’elles eurent exhorté leur mari à ne pas se convertir. Comme le relève, non sans raison, David Nirenberg, ces pogroms sont souvent présentés comme l’amorce d'un climat antisémite délétère dont le climax sera la Shoah. Dans la mémoire collective juive, ces massacres constituent en tout cas un tournant traumatique majeur pour le monde ashkénaze. En témoignent qu’à ce jour, des hymnes en l'honneur des martyrs de 1096 sont toujours récités lors des offices religieux.
L’agonie des Juifs ashkénazes d’Occident
L’épisode des croisades constitue un moment charnière dans l'histoire de l'antisémitisme et, par-là, des Juifs d’Occident. Il précipita la mutation de l’antijudaïsme théologique religieux en antisémitisme radical, certes de substrat religieux. La névrose d’origine religieuse a définitivement basculé en psychose sociale. Le poison antisémite infusé depuis des siècles par l’Eglise a définitivement percolé. Il a désormais, sauf exception, pénétré toutes les couches sociales de la société chrétienne : des plus humbles aux Seigneurs. Dans une Cité chrétienne hantée par la question du salut, la simple présence des Juifs que l’on soupçonne pose question et ce dans un contexte socio-économique bien particulier. L’Occident se réveille d’un long sommeil ; sa population explose entraînant des changements sociaux et politiques considérables qui profitent à de nouvelles couches sociales. Celles-ci vont logiquement convoiter les positions et tâches, souvent privilégiées que les Princes avaient concédé aux Juifs. Les croisades marquèrent ainsi la fin de l'apogée - un temps quasi monopolistique - du marchand juif international. Elles ébranlèrent la position privilégiée des Juifs en tant qu'intermédiaires entre l'Orient et l'Occident dans un contexte de dangerosité accrue pour les marchants juifs, ciblés plus que jamais par le fanatisme religieux. A contrario, il devint courant pour des marchands occidentaux, à l’exemple des Vénitiens, des Génois ou des Pisans d'aller et venir entre les deux mondes. Il en sera de même dans les métiers liés à la banque. Ils furent encore progressivement exclus de toutes fonctions administratives et des métiers de l’artisanat ; les guildes (corporations d’artisans d'une même profession) refusant désormais de les admettre en leur sein. Parallèlement, ils furent progressivement privés du droit de posséder des terres. Rappelons que Rachi, le plus grand commentateur talmudique de l’époque médiévale exerçait également la profession de vigneron. En réalité, dans le nouveau contexte économique, les Juifs deviennent superflus. L’heure était aux discriminations tous azimuts, à l’isolement de ces Juifs qu’il s’agissait tout au plus de tolérer. C’est aussi le concile de Latran IV (1215) qui imposa aux Juifs un marqueur vestimentaire afin de les distinguer plus clairement des chrétiens. Dans certaines contrées, les Juifs devaient porter une rouelle, souvent de couleur jaune, ailleurs un chapeau pointu. C’est toujours au moyen-âge qu’on pensa à limiter les lieux de résidence des Juifs. Ce fut l’un des premiers pas vers leur ghettoïsation.[1] Le ghetto en tant que tel serait né officieusement à Francfort en 1349, même si le nom, d’origine vénitienne, date de 1516. L’heure était à l’isolement des Juifs qu’il s’agissait tout au plus de tolérer. C’est le sens de la réponse qu’adressa Thomas d’Aquin, le plus grand théologien de son temps, à la veuve du Duc de Brabant, la duchesse Aleyde, qui s’inquiétait de sa dépendance à l’or juif. Son texte, De regimine Judaeorum, s’inscrit pleinement dans les enseignements des Pères de l’Eglise[2]. Tout en condamnant les massacres et conversions forcées, Thomas d’Aquin estime que les Juifs, posés en ennemis de la foi et de l’ordre social, se doivent d’être traités avec rigueur. Condamnés à la servitude perpétuelle, du fait de la crucifixion, les déicides se doivent être exclus des fonctions publiques et des professions libérales. Tout comme les esclaves, ils ne sauraient aussi bénéficier du droit de propriété ; leurs biens ne leur appartenant pas en propres. En revanche, le commerce de l’argent qui est interdit aux chrétiens leur est accordé mais sous couvert qu’ils n’en tiennent pas trop profit. Surtout, s’il est permis, sinon nécessaire de les pressurer, il faut le faire avec mesure: « bien qu’en guise de punition les Juifs doivent être traités comme des êtres inférieurs, et ceci pour l’éternité, ce droit ne doit être appliqué qu’avec modération afin qu’on ne leur enlève point ce qui paraît nécessaire à leur entretien. » En résumé, si Thomas d’Aquin n’entend pas soumettre les Juifs à des contraintes physiques, l’heure est bien à l’isolement et si nécessaire au bannissement en cas de refus des nouvelles règles définies par l’Eglise.
NAISSANCE DES ANTISEMYTHES
Tout bien considéré, les événements de 1096 ont annoncé la fin du judaïsme occidental et ce, quand bien même sa quasi-disparition s’étalonnera sur près de deux siècles. Après les croisades, certaines communautés s’étaient en effet rebâties, permettant un dernier flamboiement intellectuel notamment dans le nord de la France autour de l’école de Rachi. A moyen terme, le sort des Juifs n’en était pas moins scellé. Partout, sauf dans la péninsule ibérique qui comptait une communauté des plus prospères, forte de quelque 300.000 âmes, la situation générale des Juifs d’Europe se détériora irrémédiablement. Les Juifs ont non seulement perdu la majeure partie de leur utilité, ils apparaissant de plus en plus gênants dans des sociétés jalouses de leurs talents. Gênants mais aussi menaçants dans le contexte des grandes peurs médiévales. Les Juifs deviendront à terme l’objet d’accusations aussi absurdes que lourdes de conséquences létales.
Le Juif et l’argent ou le mythe du Juif suceur d’or
A l’évidence, le lien entre les Juifs et l’argent est lié à la fonction d’usurier que leur imposa pour un siècle l’Eglise chrétienne. Tous les Juifs qui refusèrent de s’exiler n’eurent d’autre choix que d’accepter les nouvelles règles fixées par l’Eglise et notamment de se spécialiser dans les métiers interdits aux chrétiens, notamment dans l’usure, une activité économique par ailleurs également proscrite par le judaïsme. Le décollage économique et l’expansion militaire de l’Occident ne pouvaient se passer du crédit ; d’où la décision de l’Eglise de l’imposer aux Juifs (Concile de Latran IV en 1215). Cette injonction aura des effets désastreux, comme l’avait pressenti dès 1142 le moine et philosophe Pierre Abélard, un contemporain de Bernard de Clairvaux. Dans son Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien, il en souligne les effets délétères pour les populations juives déjà bien fragilisées : « …Subissant de telles contraintes et pareille oppression, comme si l’univers entier s’était conjuré contre nous seuls, lorsqu’on nous fait la grâce de nous laisser vivre, cette vie même est misérable : nous ne pouvons posséder ni champs ni vignes… Aussi bien notre seule ressource est le lucre : ce n’est qu’en pratiquant l’usure à l’égard des étrangers que nous entretenons notre vie misérable. Mais par là même nous provoquons les pires haines … ». Non sans conséquences délétères, d’autant plus que l’Eglise imposa aux Juifs le petit commerce de l’argent à destination des plus pauvres ce dont les banquiers chrétiens ne voulaient pas se charger, se réservant les prêts à la noblesse et aux marchands. Les Juifs furent ainsi cantonnés au prêt sur gage, au prêt à la petite semaine le moins glorieux, le plus risqué et assurément le plus impopulaire. Compte-tenu des risques encourus, les taux pouvaient se révéler exorbitants. Dès lors, pour la population endettée du fait d’impôts déjà excessifs, les Juifs deviendront assez tôt le visage de l’argent sale, du vampire suceur d’or.
Si les Juifs ne remplirent la fonction d’usurier que sur un siècle et demi, la mémoire collective de l’Occident les associera définitivement à l’argent sale, à la figure du parasite alors que les vrais argentiers de l’Occident étaient français (cahorsins), Lombards, Florentins (Médicis) ou allemands (Fugger). C’est dans cet archétype qu’il convient de situer l’origine de l’antisémitisme de gauche, économique, populaire et, par extension, anticapitaliste et antiaméricain. Le stéréotype du « Juif financier » (Karl Marx), du « Juif parasite » (Proudhon) ou encore du « capitaliste financier » et non industriel (Werner Sombart et Max Weber) trouve ici sa source primaire.
La figure de Judas qui trahit Jésus contre argent sonnant et trébuchant n’est certainement pas étrangère à cette tenace association de même que l’épisode biblique du veau d’or comme l’explicita au IVe siècle Ambroise, l’Évêque de Milan: « On me dira : Vous condamnez chez les Juifs jusqu'aux éléments ? Je ne condamne pas les éléments, puisqu'ils n'appartiennent pas aux Juifs ; mais il existe une autre flamme, que je condamne : celle de la fausse foi. Je condamne cette flamme des Juifs, à la suite des oracles divins ; car le Seigneur a dit : « Votre argent est réprouvé » ( Jér., VI, 30) ; si l'argent des Juifs est réprouvé, réprouvé est aussi le creuset où se traite l'argent des Juifs. Aussi bien est-ce avec le feu et l'or des Juifs que fut modelée la tête du veau (Ex., XXXII), c'est-à-dire le point de départ du sacrilège.[1] »
[1] Traité sur l'Évangile de saint Luc, par Saint Ambroise de Milan, Tome 2, Livres VII-X in
https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/StAmbroise/luc2.html
Judas, l'argent et le suicide.
Monnaie d'argent frappée en République Tchèque en septembre 2022 !
Aussi n’est-ce guère étonnant que Pierre le vénérable, pourtant homme de paix et de dialogue, en vienne en 1146 à alerter le Roi de France sur le danger que représentaient les Juifs pour la Cité chrétienne du fait de leur pratique de l’usure. Hostile à toute violence à l’encontre des Juifs, il exigea toutefois du Roi qu’ils soient dépouillés de leurs biens parce que mal acquis pour n’avoir pas été produits mais soustraits, extirpés aux chrétiens.[1] Non sans logique, en 1142, le doux abbé de Cluny en arriva à se demander si les Juifs appartenaient encore à l’espèce humaine. L’argent étant identifié au sang du pauvre ; le mythe du suceur de sang, du vampire, de l’infanticide juif n’allait pas tarder à naître.
1144 : le crime rituel ou le mythe du Juif suceur de sang
Associé au monde de la sorcellerie, le Juif est pressenti, présenté comme l’ennemi par excellence de la chrétienté. C’est le message délivré par les peintres et sculpteurs médiévaux, puis bientôt de la Renaissance. L’image de la Synagogue jadis représentée sous la forme d’une jolie dame qui, au-delà de son erreur, appartenait toujours à l’Humanité, fait place à des représentations grotesques de Juifs qui semblent avoir perdu toute appartenance humaine. L’iconographie médiévale les bestialise ; les transforme en créatures fantastiques, devenant démon lui-même, doté de cornes et de griffes acérés, de mamelles qui le féminise. S’il est associé au bouc, au scorpion, au cochon et bien sûr au diable, le Juif l’est aussi à la femme. Au XIIIe siècle, le théologien botaniste Thomas de Cantimpré, né en 1201 près de Bruxelles à Leeuw-Saint-Pierre, écrit que les hommes juifs ont des menstruations, signe et preuve de leur malédiction. L’image des Juifs est définitivement accolée à celle du déicide. Thomas d’Aquin parachèvera au XIIIe siècle l’œuvre des Pères de l’Eglise : non seulement les Juifs savaient que Jésus était le Messie mais l’ont fait assassiner précisément pour cette raison. C’est dans ce contexte que surgit, en 1144, l’absurde mais fatale accusation de meurtre rituel juif.
A l’origine : la mort mystérieuse d’un enfant anglais
Les passions déchaînées par les croisades font (re)surgir des (antisé)mythes jusqu’alors inconnus en Occident chrétien. Le plus abominable d’entre eux est sans conteste le crime rituel. Les Juifs se livreraient au meurtre d’enfants chrétiens tantôt pour parodier le martyre du Christ (meurtre rituel), tantôt pour utiliser leur sang (libelle de sang) comme ingrédient dans la fabrication de la Matza. Il revient au susnommé théologien et botaniste brabançon, Thomas de Cantimpré, d’avoir théorisé en premier la raison pour laquelle les Juifs pratiquaient le meurtre rituel. Dans son ouvrage Bonum universale de apibus, rédigé entre 1256 et 1263, il affirme que les Juifs souffriraient d'hémorragies en conséquence de leur complot contre le Christ (« Que son sang soit sur nous, et sur nos enfants »). Ils se seraient fait prédire par « un des leurs, jouissant de la réputation de prophète … que seul le sang chrétien (solo sanguine Christiano) » pourrait les soulager de ce mal. Les Juifs, « toujours aveugles et impies », ont alors pris cette prophétie à la lettre et commencé à récolter du sang chrétien en pratiquant des crimes rituels. La logique est simple : les Juifs saigneraient des enfants chrétiens pour payer le sang du Christ versé[2].
L’accusation de meurtre rituel est attestée pour la première fois en 1144 à Norwich, en Angleterre. Le petit Guillaume, âgé de 12 ans, est découvert mort. Immédiatement, et sans qu’on sache pourquoi, l’oncle de la victime, le prêtre Godwin Sturt, accuse les Juifs de la ville de l’avoir assassiné. Le shérif royal local, dans la juridiction duquel se trouvaient les Juifs, rejeta l’absurde accusation bien qu'il eût été personnellement avantagé si leur culpabilité eut été prouvée : il était lui-même endetté auprès de Juifs[1]. Si les Juifs furent innocentés, la croyance populaire leur attribua définitivement le crime.
[1] Si les Juifs échappèrent au bûcher, quelques années plus tard, en 1190, tous les Juifs de Norwich seront victimes d’un massacre. En 2004, durant les travaux de construction du centre commercial de la ville, on retrouvera dix-sept de leurs corps parmi lesquels 11 enfants qui seront enterrés dans le carré juif du cimetière d'Earlham de Norwich.
Une Chronique anglo-saxonne atteste de l’assassinat qu’elle situe en 1137 et non en 1144 : « En son règne, les Juifs de Norwich achetèrent un enfant chrétien avant Pâques, le torturèrent de la même manière que notre Seigneur fut torturé et, le vendredi long, le pendirent à un jubé, en se moquant de notre Seigneur, puis l'enterrèrent. Ils pensaient que cela serait caché, mais notre Seigneur a montré qu'il était un saint martyr. Les moines le prirent et l'enterrèrent avec beaucoup d'honneur dans la cathédrale. Par l'intermédiaire de notre Seigneur, il accomplit de nombreux et merveilleux miracles, et on l'appelle saint Guillaume ». Le Juif n’est plus tant méprisé qu’il fait peur. Après avoir répandu le sang du Christ, le voilà qui non content de sucer l’or (usure) chrétien en vient à sucer littéralement leur sang (crime rituel).
Guillaume de Norwich : trois dynamiques à l’œuvre contre les Juifs
- Complotisme
A l’origine de cette folle légende, Thomas de Monmouth, un moine bénédictin, qui semble être l’inventeur du mythe sanglant. A l’en croire, il aurait recueilli près de 30 ans après les faits, les confidences d’un Juif converti, un certain Théobald de Cambridge, qui l’aurait informé de la nature sacrificielle de l’homicide. Les "anciens écrits de ses pères" exigeaient, en effet, lui dit-il, le meurtre annuel d'un enfant chrétien et ce, pour deux raisons : retourner un jour en Terre sainte et punir Jésus-Christ pour les persécutions que ses disciples continuaient à infliger au peuple juif. Enfin, détail essentiel pour notre thèse, le crime rituel aurait été ordonné depuis Narbonne. Dans cette ville française, le chef d’une section qui se serait proclamé Messie juif aurait tiré au sort l'endroit d'Europe où ses adeptes devaient commettre le meurtre. Le récit d’horreur que livre le moine bénédictin s’inscrit déjà dans un schéma complotiste, international de surcroit ! Ce récit illustre le fait que l’antisémitisme conspiratoire naquit bien au XIIe et non au XIXe siècle. Le mythe du Juif cannibale constitue l’une des grandes « peurs » de l’Occident chrétien.
- Transfert d’animosité
La mise en cause des Juifs par la populace anglaise participe aussi du mécanisme de transfert d’animosité. Dans cette Angleterre sous domination franco-normande depuis moins d’un siècle, l’opposition aux Juifs constitue pour la population anglo-saxonne désormais assujettie une manière d’extérioriser, à moindres frais, leur opposition aux seigneurs normands. Ceci expliquant cela, les Juifs de Norwich étaient originaires de l’importante communauté juive de Rouen, précisément de cette Normandie d’où partirent les envahisseurs. Dans cette Angleterre sous domination franco-normande depuis moins d’un siècle, l’opposition aux Juifs constitue pour la population anglo-saxonne une manière d’extérioriser, à moindres frais, leur opposition aux seigneurs normands décidément trop proches de « leurs Juifs ». L’apparente collusion entre les Juifs, la noblesse anglo-normande et les fonctionnaires royaux (shérifs) suffit à provoquer les pires soupçons, exactement comme 1000 ans plus tôt à Alexandrie.
- Marketing religieux
Si le jeune Guillaume ne fut pas officiellement canonisé par le Vatican, il acquit en Angleterre le statut de saint martyr. Le culte autour du petit Guillaume s’explique dans le contexte de l’intense compétition que se livraient les différents lieux de culte catholique. Tous cherchaient désespérément à attirer les pèlerins et leurs dons, tantôt par l’acquisition de saintes reliques, très onéreuses, ou par défaut l’invention de martyrs locaux. C’est la piste que choisit Thomas de Monmouth qui officiait au diocèse de Norwich en manque d'un saint patron local et d'un sanctuaire de pèlerinage associé. Il parut dès lors des plus opportuns, en termes de marketing religieux, de présenter le Guillaume comme une victime des assassins du Christ, sacrifié in odium fidei (« par haine de la foi »). Le culte organisé autour du Saint Guillaume aux 100 miracles ne manqua pas d’attirer un grand nombre de pèlerins, enrichissant considérablement la cathédrale locale.
Du XIIe au XXe siècles, aussitôt qu’un enfant chrétien disparaît d’un village et qu’on retrouve son corps sanglant, la vox populi désigne les Juifs locaux. Si, dans les premières accusations d’infanticide, il est question de circoncision ou de crucifixion des victimes, le souci de déshumaniser le Juif assimile bientôt ces crimes à l’horreur suprême de l’acte cannibale, le plus inhumain des crimes fondamentaux.
Représentation du prétendu meurtre rituel de Rudolf dans la chronique illustrée suisse de Diebold Schilling: les Juifs sont facilement reconnaissables aux chapeaux pointus qu'ils étaient obligés de porter à l'époque.
Une demande sociale irrésistible
De manière générale, les papes et les princes s’insurgèrent contre les accusations de crimes rituels. Cela ne changea rien aux soupçons. L'empereur allemand Frédéric II, afin d'examiner la question en profondeur, invita un grand nombre d'érudits et d'éminents juifs convertis au christianisme de toutes les parties de l'Europe, qui, en réponse à la question de savoir si les juifs avaient besoin de sang chrétien pour leurs cérémonies de la Pâque (« Judei Christianum sanguinem in parasceve necessarium haberent »), répondirent : « Ni l'Ancien ni le Nouveau Testament n'affirment que les Juifs ont soif de sang humain » : au contraire, la Bible, les lois de Moïse et les ordonnances juives désignées en hébreu sous le nom de "Talmud" stipulent expressément qu'ils ne doivent pas se souiller avec du sang. Ceux à qui il est interdit de goûter le sang des animaux ne peuvent certainement pas avoir soif de celui des êtres humains, (1) à cause de l'horreur de la chose ; (2) parce que c'est interdit par la nature ; (3) à cause du lien humain qui lie aussi les Juifs aux Chrétiens ; et (4) parce qu'ils ne mettraient pas volontairement en péril leur vie et leurs biens". Le jugement de l'empereur se lit comme suit : « Pour ces raisons, nous avons décidé, avec l'accord général des princes gouvernants, d'exonérer les Juifs du district du crime grave dont ils ont été accusés, et de déclarer le reste des Juifs d'Allemagne libres de tout soupçon ». Sans trop d’effet. La demande sociale était bien trop forte. Dans presque tous les cas, les prétendus enfants martyrs furent l’objet d’une vénération publique, locale ou internationale jusqu’au cœur du XXe siècle, notamment en Pologne.
Simon de Trente
La plus célèbre affaire de crime rituel est sans doute celle du petit Simon de Trente. En 1475, un enfant de deux ans disparaît. Retrouvé mort dans un canal, on accuse les Juifs. Comme dans le cas de Norwich, un Juif converti, un certain Giovani da Feltre, se chargea d’étayer l’accusation. Les chefs de la communauté juive sont arrêtés et soumis à la question, c'est-à-dire à la torture. Samuel, un préteur sur gage comme il se doit, est aussitôt suspecté. Il commence par protester de son innocence et de l’absurdité de l’accusation (le judaïsme, leur dit-il, récuse le sang, même des animaux !) mais soumis à des formes toujours plus cruelles de torture, il finit par avouer tout et n’importe quoi. Ses aveux, absurdes à tous points de vue, ne témoignent que des obsessions antisémites de ses accusateurs et de son innocence absolue. On lui dicta ses aveux.
C’est ainsi qu’il révéla l’origine de la sinistre coutume juive : il revenait aux « Sages de Babylone » (et pas encore de Sion) d’avoir autrefois délibéré que « le sang d'un enfant chrétien tué de la sorte [c'est-à-dire lors de Pessah] serait profitable au salut de l'âme ». Il avoua encore qu’en dehors de la fête de Pâque, les Juifs avaient coutume de mélanger du sang chrétien avec leur vin. Emprisonné pour des raisons inconnues et soucieux d'obtenir les bonnes grâces de ses juges, il leur donna le récit « détaillé » d'un autre crime rituel auquel aurait participé, cette fois-ci, son propre père quarante ans plus tôt en Bavière. Et ce qui devait arriver arriva. L’affaire se clôtura par la mise au bûcher de 15 juifs membres de la petite communauté juive tyrolienne. Le petit Simon, pour sa part, fera l’objet d’un culte à travers toute l’Europe.
La date anniversaire de son martyre figure toujours dans certains calendriers liturgiques et ce, jusqu’à aujourd’hui, à l’exemple de la Flandre. Pourtant, la béatification de Simon sera reconnue comme frauduleuse en 1965 par la Congrégation pour la cause des saints. Cela n’empêchera nullement un peintre italien de ressusciter, en 2020, l’absurde légende.
En 2020, Giovanni Gasparro, un peintre italien ressuscite
le mythe absurde de l'assassinat de Simon de Trente.
1243 : Retour au déicide: le mythe du Juif profanateur d’hostie
C’est dans ce même Moyen-Âge médiant que surgit quasiment au même moment une légende noire antisémite, celle des hosties profanées. L'accusation de profanation d'hosties contre les Juifs fut l’un des thèmes majeurs de la propagande antisémite médiévale. A son origine, un sermon prononcé au IVe siècle par Athanase d'Alexandrie. Dans ce sermon, l’Evêque raconte que des Juifs de Berytos (Beyrouth) auraient répété sur une image du Christ le martyre et la crucifixion de Jésus. L'image s'étant mise à saigner, le miracle aurait persuadé les Juifs de se faire baptiser. Au tout début du XIIe siècle, la Chronica de Sigebert de Gembloux fait référence au miracle mais en le déplaçant en l'an 765. Après un coup de javelot le sang aurait coulé de l'image que les Juifs avaient prise et portée dans la synagogue. Elle aurait manifesté à cette occasion ses pouvoirs de guérison, si bien que les coupables se seraient fait baptiser. C’est en 1243, dans la région de Berlin que surgit la première accusation de profanation, cette fois-ci, d’hostie. Cette nouvelle accusation chimérique percolera dans des dizaines de villes européennes, de Paris (le Miracle des Billettes en 1290) à Bruxelles (le Miracle Eucharistique de Bruxelles, 1370). Le lien avec Latran IV (1215) est évident : c’est lors de ce concile qui imposa aux Juifs le port de la rouelle et le commerce du prêt à intérêt que la doctrine sur la transsubstantiation avait été adopté. Dans la théologie catholique, la transsubstantiation est un dogme qui entend qu’au cours de la messe, au moment de l’eucharistie, les hosties et le vin se métamorphosent en Corps et Sang du Christ tout en conservant les caractéristiques physiques et les apparences originales. Quelle meilleure illustration de la doctrine que ce sang jaillissant d’une hostie transpercée. Ce miracle n’a de sens que pour les seuls chrétiens. Comment songer qu’un Juif, même animé de sentiment antichrétien, puisse en arriver à poignarder une… petite rondelle de pain. Cette accusation n’est en réalité qu’une réitération du crime des crimes (déicide) imputé aux Juifs. En poignardant la sainte hostie, les Juifs ressassent le meurtre de Dieu. D’un côté, cette accusation renforçait la croyance en la présence réelle du Christ dans l'hostie, de l’autre elle affermissait la haine des fidèles envers ces Juifs plus que jamais perçus en termes d’ennemis du peuple chrétien. Ce mythe conspiratoire et satanique justifia plus d’un massacre. En 1298, Rintfleisch, un chevalier allemand ruiné prétendit avoir reçu l’ordre de Dieu de se venger des Juifs profanateurs d’hosties. Pendant six mois, à la tête d'une bande de plus de 140 soudards, le chevalier parcourut des villages de Franconie et de Souabe, violant, torturant et brûlant par milliers des Juifs, hommes, femmes enfants. Seuls les villes d'Augsbourg et de Ratisbonne protégèrent leurs habitants juifs. Une partie des Juifs pourchassés réussit à s'enfuir en Pologne-Lituanie. Le schéma est toujours le même : un juif prêteur sur gage oblige un débiteur dans l’impossibilité de rembourser son prêt de lui procurer une hostie. La communauté juive rassemblée décide de la lacérer de coups de poignard ; du sang coule en abondance. Ce sang se répand sous la porte de la maison et alerte la population. Les Juifs qui sont aussitôt arrêtés avouent leur crime. Tantôt l’hostie saigne, tantôt selon d’autres versions, l'hostie, qu'on ne serait pas arrivé à déchirer, serait restée suspendue dans les airs affichant l'image du Crucifié.
1243 : Retour au déicide: le mythe du Juif profanateur d’hostie
C’est dans ce même Moyen-Âge médiant que surgit quasiment au même moment une légende noire antisémite, celle des hosties profanées. L'accusation de profanation d'hosties contre les Juifs fut l’un des thèmes majeurs de la propagande antisémite médiévale. A son origine, un sermon prononcé au IVe siècle par Athanase d'Alexandrie. Dans ce sermon, l’Evêque raconte que des Juifs de Berytos (Beyrouth) auraient répété sur une image du Christ le martyre et la crucifixion de Jésus. L'image s'étant mise à saigner, le miracle aurait persuadé les Juifs de se faire baptiser. Au tout début du XIIe siècle, la Chronica de Sigebert de Gembloux fait référence au miracle mais en le déplaçant en l'an 765. Après un coup de javelot le sang aurait coulé de l'image que les Juifs avaient prise et portée dans la synagogue. Elle aurait manifesté à cette occasion ses pouvoirs de guérison, si bien que les coupables se seraient fait baptiser. C’est en 1243, dans la région de Berlin que surgit la première accusation de profanation, cette fois-ci, d’hostie. Cette nouvelle accusation chimérique percolera dans des dizaines de villes européennes, de Paris (le Miracle des Billettes en 1290) à Bruxelles (le Miracle Eucharistique de Bruxelles, 1370). Le lien avec Latran IV (1215) est évident : c’est lors de ce concile qui imposa aux Juifs le port de la rouelle et le commerce du prêt à intérêt que la doctrine sur la transsubstantiation avait été adopté. Dans la théologie catholique, la transsubstantiation est un dogme qui entend qu’au cours de la messe, au moment de l’eucharistie, les hosties et le vin se métamorphosent en Corps et Sang du Christ tout en conservant les caractéristiques physiques et les apparences originales. Quelle meilleure illustration de la doctrine que ce sang jaillissant d’une hostie transpercée. Ce miracle n’a de sens que pour les seuls chrétiens. Comment songer qu’un Juif, même animé de sentiment antichrétien, puisse en arriver à poignarder une… petite rondelle de pain. Cette accusation n’est en réalité qu’une réitération du crime des crimes (déicide) imputé aux Juifs. En poignardant la sainte hostie, les Juifs ressassent le meurtre de Dieu. D’un côté, cette accusation renforçait la croyance en la présence réelle du Christ dans l'hostie, de l’autre elle affermissait la haine des fidèles envers ces Juifs plus que jamais perçus en termes d’ennemis du peuple chrétien. Ce mythe conspiratoire et satanique justifia plus d’un massacre. En 1298, Rintfleisch, un chevalier allemand ruiné prétendit avoir reçu l’ordre de Dieu de se venger des Juifs profanateurs d’hosties. Pendant six mois, à la tête d'une bande de plus de 140 soudards, le chevalier parcourut des villages de Franconie et de Souabe, violant, torturant et brûlant par milliers des Juifs, hommes, femmes enfants. Seuls les villes d'Augsbourg et de Ratisbonne protégèrent leurs habitants juifs. Une partie des Juifs pourchassés réussit à s'enfuir en Pologne-Lituanie. Le schéma est toujours le même : un juif prêteur sur gage oblige un débiteur dans l’impossibilité de rembourser son prêt de lui procurer une hostie. La communauté juive rassemblée décide de la lacérer de coups de poignard ; du sang coule en abondance. Ce sang se répand sous la porte de la maison et alerte la population. Les Juifs qui sont aussitôt arrêtés avouent leur crime. Tantôt l’hostie saigne, tantôt selon d’autres versions, l'hostie, qu'on ne serait pas arrivé à déchirer, serait restée suspendue dans les airs affichant l'image du Crucifié.
Très bouleversés, les sacrilèges auraient alors chargé l'une d'entre eux, une Juive convertie au christianisme nommée Catherine, d'amener les hosties aux Juifs de Cologne. Prise de panique, la brave Catherine aurait amené les hosties au prêtre aumônier, Petrus Van Heede, non sans lui avouer les faits. Le prêtre se serait alors tourné vers le tribunal. Les Juifs furent arrêtés et jetés en prison. Interrogés et torturés, ils avouèrent logiquement leur crime. Tous seront aussi ‘logiquement’ condamnés à mort. La veille du jour de l'Ascension, le 22 mai 1370, les détenus sont conduits nus sur une charrette dans les rues de Bruxelles, entre autres sur la Grand Place et près de la chapelle Sainte-Catherine. Ils sont tenaillés avec des pinces incandescentes à tous les carrefours, voiturés jusqu’à la Grosse Tour, située entre la porte de Namur et la porte de Hal.
Lorsqu'ils arrivent à la Grosse Tour, ils sont attachés à des piquets et brûlés vifs. « Ce qu’il y eut de plus terrible, écrit l’historien J.P. Brunelle, c’est qu’on plaça les enfants de ces malheureux en face du bûcher qui consumait leurs pères et qu’on rendit témoins forcés de leurs affreuses douleurs de leurs cris perçants et de leur longue agonie. On les fit baptiser et on les plaça dans des écoles chrétiennes. ». Endetté auprès des Juifs, le Duc de Brabant, Venceslas 1er de Luxembourg (vitrail 10) en profita pour confisquer les biens des accusés dont il était débiteur. Quant aux Juifs brabançons, ils seront vraisemblablement bannis du Duché de Brabant. Avant même l'exécution, une dispute éclate entre les chanoines de la collégiale Sainte-Gudule et le prêtre de l'église Notre-Dame de la Chapelle, Petrus Van Heede, au sujet de la possession des hosties miraculeuses. À la suite d'une plainte des chanoines, l'évêque de Cambrai Robert de Genève, statue en faveur de ceux-ci (charte du 4 juin 1370). En fin de compte, cependant, une répartition des hosties miraculeuses fut convenue entre les deux églises. C’est que ces Saintes hosties, supposées intactes étaient source d’enrichissement ! Elles devinrent logiquement jusqu’au XIXe siècle objet de vénération. Elles seraient finalement transférées solennellement au cours d'une grande procession dans la Cathédrale de Sainte Gudule (vitrail 10). Ce mythe sanglant a constitué un marqueur important de l’identité catholique bruxelloise puis belge. Preuve majeure, la cathédrale St Michel et Gudule, où sont couronnés les souverains de Belgique, est dédiée à la mémoire de cette sinistre légende. Ses vitraux, cadeaux des Princes des territoires belgiques, de Charles Quint à Léopold II, scandent la sinistre légende.
Ignis hostes tuos devoret. L'exécution des Juifs accusés de profanation d'hosties à Bruxelles,
par Jacobus Harrewijn (v. 1720), d'après une tapisserie de l'atelier Van Helmont.
Le premier historien des Juifs de Belgique, Eliakim Carmoly qui fut aussi un temps le premier grand-rabbin de la Belgique indépendante (1832-1834) offre (on s’en doute) une version toute différente du soi-disant miracle de Bruxelles : « Jonathan un banquier d’Enghien, aussi distingué par sa fortune que par ses vertus, fut pillé et massacré dans son propre jardin, probablement par des débiteurs, qui trouvaient mieux leur compte à se défaire de leur créancier qu’à le payer. Sa femme s’étant sauvée avec son fils à Bruxelles, et les assassins craignant leur déposition contre eux, répandirent le bruit que les Juifs avaient fait enlever dans l’église, des hosties consacrées, pour les percer à coups de poignards et de couteaux. »[1] C’est évidemment eux qu’on crut puisque tout portait à suspecter les Juifs des pires infâmies. Une élégie précisément traduite par Eliakim Carmoly conserve le drame qui se joua à Bruxelles en 1370 :
[1] Eliakim Carmoly, Essai sur l’histoire des Juifs en Belgique, IVè partie, Revue orientale, Bruxelles, 1841, page 171.
« Assis au bord de la Senne, je donne libre cours à mes pleurs en me rappelant le massacre atroce de d’Enghien, en pensant à l’horrible bûcher de Bruxelles ! Je suspends ma lyre aux saules du rivage. Hélas ! elle ne vibre plus que de lugubres lamentations, et mes accents sont devenus des sanglots ! … J’abhorre l’astre du jour, sa lumière m’est insupportable ; elle me fait voir les meurtriers, se partageant avec des mains de sang, les dépouilles sacrées de mes frères. Comme des chiens affamés, ils se disputent les membres encore palpitants de mes sœurs ! Jonathan ! quand je pleure ta chute, c’est le cri de la veuve, c’est le gémissement de l’orphelin qui demandent leur pain quotidien. Hélas ! que de larmes ont coulé de leurs yeux, que de soupirs ont échappé de leur poitrine, depuis ton affreux trépas ! Les livres de la foi que tu as si souvent méditée, sont devenus le marchepied de tes assassins. Le temple sacré où tu as imploré le Dieu d’Israël, fut livré aux flammes, et l’arche d’alliance, orné de ta piété, servait de bûcher à tes enfants ! Au souvenir de ces profanations, mon cœur saigne et mes entrailles se déchirent. Réjouis-toi dans l’allégresse, ô digne fille d’Edam, qui habites la contrée de Brabant ; la coupe de fiel passera aussi jusqu’à toi, tu en seras enivrée. Ta perversité n’est qu’une vaine fumée, la justice de Dieu vivant révèlera, ô fille dénaturée ! elle t’en fera subir le terrible châtiment. »
Le reliquaire (sans les hosties) se trouve actuellement au trésor de la cathédrale Saint-Michel-et-Gudule à Bruxelles, des hosties (remplacées évidemment au fils des années) y auraient été présentes jusqu'en l'an 2000. Comment oublier que la Belgique est l’enfant de la contre-réforme. Le culte de la sainte relique s’inscrivit autant dans le cadre politique de la lutte contre les Juifs que les protestants et les libres-penseurs. « Le Saint-Sacrement du Miracle... avait émergé comme doublement miraculeux après la fin de la domination calviniste à Bruxelles en 1585, écrit l’historienne Monica Stenland, quand il devint clair que les hosties consacrées avaient survécu intactes. La procession annuelle en l'honneur du sacrement est devenue autant une commémoration du deuxième miracle anti-calviniste que du premier antisémite et, après leur accession, les Archiducs ont consciencieusement assisté à la procession chaque année tout en la transformant en véritable événement d'Etat[1] ». Le miracle fit l’objet de procession annuelle jusqu’en 1870. Après 1870, la relique perd son caractère national. La dévotion locale pour le Sacrement du Miracle continue cependant jusqu’à la veille Deuxième Guerre mondiale.
ENCART : Actualité de l’antisémitisme chrétien
En 1967, la communauté juive de Bruxelles demanda au cardinal Léon-Joseph Suenens, chef de l'archidiocèse de Malines-Bruxelles, d’infirmer la sombre légende. Le cardinal refusa, mais fit installer dix ans plus tard une plaque de bronze dans la cathédrale faisant référence au "caractère tendancieux des accusations.[2]" C’était le moins qu’il pouvait faire. Guère étonnant dès lors que cette légende noire soit toujours accréditée dans certains cercles catholiques belges[3]. En 2018, une ex-mandataire du Parti social-chrétien accrédita la légende dans un ouvrage salué par Catho.be : « le miracle eucharistique, authentifié par l’Eglise, et les récits qui l’entourent sont racontés sur tous les vitraux de la nef de la cathédrale et de sa chapelle du Très-Saint Sacrement de Miracle (désacralisée en 1999 pour être transformée en musée), où les Hosties miraculeuses furent adorées pendant plus de 600 ans, et sources de multiples grâces et de guérisons. Les générations épiscopales belges postconciliaires ont préféré reléguer dans l’ombre (officiellement par crainte de réveiller un antisémitisme) ces pages de « l’histoire sainte » non seulement de Bruxelles, mais de la Belgique. En effet, ces Hosties miraculeuses, considérées comme un symbole national jusqu’en 1870, furent vénérées par d’immenses et magnifiques processions annuelles non seulement par toute la population bruxelloise et ses autorités civiles et ecclésiales, mais par des pèlerins venus de toute la Belgique et de l’étranger. L’auteur a voulu remettre à la lumière ce miracle eucharistique et ses fruits, non seulement pour le porter à la connaissance de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire, mais pour encourager, dans le rayonnement du miracle eucharistique bruxellois, la foi et la ferveur eucharistique ainsi que le renouveau de la vie ecclésiale et sacerdotale au cœur de l’Europe. » Le 23 mai 2018, la page Facebook de la Commission nationale catholique pour les relations avec le monde juif publiait le message suivant : « Même si l’intention, louable, de l’auteure est de nourrir la ferveur et la dévotion eucharistique, son ouvrage contribue à remettre en avant, comme parfaitement authentiques, des phénomènes hautement douteux liés à des événements qui sont, eux, malheureusement authentiques, à savoir la mise à mort, en 1370, de plusieurs Juifs bruxellois et l’expulsion d’un certain nombre de Juifs de la ville. » La page ajoutait : « Quelque bonnes qu’aient pu être les intentions qui ont présidé à la rédaction de ce livre, sa publication est donc gravement inopportune, car elle risque de raviver l’antique hostilité anti-juive dont beaucoup de chrétiens ne sont pas débarrassés et ainsi de nourrir un antisémitisme que l’Église ne peut que combattre résolument. » Un message auquel l’auteur du livre a répondu : « Halte à cette auto-flagellation. Pourquoi ne pas évoquer tout le bien fait aux juifs et dit des/aux juifs par l’Église et ses fidèles, même avant le concile [de Latran, qui a imposé des discriminations envers les Juifs] ? Quid des persécutions juives contre des chrétiens ? Quid des attaques de juifs contre des processions du Saint-Sacrement et des crucifix historiquement attestées au moyen-âge (sic) ? » Quand donc des Juifs ont-ils attaqué des chrétiens ?
[1] Monica Stensland, "Peace or No Peace?", Pamphlets and Politics in the Dutch Republic, Leiden, Femke Deen, David Onnekink, Michel Reinders, 2010, p. 247-248.
[2] « En 1370 la communauté juive de Bruxelles a été accusée de profanation du Saint-Sacrement et punie pour ce motif. Le vendredi saint 1370 à la Synagogue, des juifs auraient transpercé de poignards des hosties dérobées dans une chapelle. Du sang aurait coulé de ces hosties. En 1968, dans l’esprit du deuxième concile du Vatican, les autorités diocésaines de l’archevêché de Malines-Bruxelles, après avoir pris connaissance des recherches historiques sur le sujet, ont attiré l’attention sur le caractère tendancieux des accusations et sur la présentation légendaire du miracle. »
[3] Voir le site Belgicatho , http://www.belgicatho.be/archive/2018/04/25/un-miracle-eucharistique-a-bruxelles-le-saviez-vous-6046300.html Véronique Hargot-Deltenre,
1321 : poisons et maladies : le mythe du Juif vengeur
La fin du judaïsme ashkénaze est à l’œuvre. La croisade dite des Pastoureaux qui démarre en 1320 entraînera des conséquences dramatiques pour les Juifs du sud de la France qui, logiquement, en furent les premières victimes. Partout le sang juif coula, à Toulouse, Auch, Gaillac, Albi, etc. sans que les fonctionnaires royaux interviennent et, semble-t-il, avec l’assentiment du peuple. Il faut croire, écrit Poliakov, que de pareilles hécatombes ne manquèrent pas de susciter chez les populations qui furent les témoins, sinon les acteurs des massacres, quelque émoi superstitieux[1]. Et si ces Juifs, qui frayaient avec le diable, décidaient de se venger des massacres ? Et de cette peur surgit un nouvel antisémythe : celui de l’empoisonnement des puits qui jaillit, ceci expliquant sans doute cela, quelques mois après les premiers massacres. En 1321, une rumeur court en Aquitaine selon laquelle les Juifs et les lépreux s’étaient alliés pour tuer un maximum de chrétiens. Comment ? En empoisonnant puits et sources ! Des détails terrifiants révélés par un lépreux qui passe aux aveux vient renforcer l’accusation. Celui-ci révéla à la fois le commanditaire de l’empoisonnement (un juif riche) et la recette maléfique du poison : de sang humain, de l’urine, trois herbes secrètes et bien entendu de la poudre d’hostie consacrée. On évoque encore des cheveux de femme, de la bave de crapaud, du venin de serpent, etc. CQFD.
[1] Poliakov, 287.
C’est ainsi, écrit Poliakov, que pour la première fois, on se trouve « en présence d’imputations concrètes suivant lesquelles la juiverie complote la perdition de la chrétienté en son ensemble… Ceci, répétons-le, au lendemain d’une extermination de Juifs qui, elle ne fut pas légendaire, mais très réelle.[1] » Les Juifs sont assassinés par centaines, voire milliers. 160 Juifs sont brûlés à Chinon. A Vitry le François, 40 Juifs choisissent la mort plutôt que le baptême. Suivant le mécanisme bien connu de l’accusation en miroir, les criminels imputent aux victimes leurs propres desseins criminels tout cela pour justifier les meurtres au nom de la légitime défense. Ce système de défense sera celui des génocidaires nazis, turcs et hutu. Dans le contexte du conflit israélo-palestinien des accusations d'empoisonnement de puits de villages palestiniens par des Israéliens firent leur apparition ont parfois été rapportées dans les médias ou sur internet. Dans un discours au Parlement européen, en juin 2016, le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas fait un discours devant le Parlement Européen durant lequel il accuse des rabbins israéliens « de demander au gouvernement d’empoisonner nos eaux pour tuer des Palestiniens ».
L’hallali : 1348 : la peste
Lorsqu’entre 1348 et 1350, la peste noire s'abat sur l'Europe, elle emportera le tiers de sa population.
« Jamais, disent nos vieux chroniqueurs, il n'y eut de mortalité aussi épouvantable, tant parmi les peuples païens ou infidèles que chez les nations chrétiennes. Des villes, des contrées entières restèrent dépeuplées en Orient ; souvent on rencontrait sur la mer des navires abandonnés et chargés de marchandises; ces vaisseaux flottaient au gré des vagues et des vents, et l'on n'y trouvait plus que les cadavres de ceux qui avaient succombé les derniers à la contagion. Partout l'atmosphère était infectée, partout régnaient le deuil et la terreur. Trente mille moines de l'Ordre de Saint-François avaient succombé en Italie ; Venise voyait sa population diminuée de cent mille habitants ; Sienne et Florence comptaient, la première soixante-dix mille, la seconde soixante mille morts ; les ravages avaient été également affreux dans le royaume de Naples et à Rome. Les deux tiers de la population avaient péri en Provence ; le Languedoc ne conservait qu'un sixième de ses habitants ; Marseille, Montpellier et Avignon restaient presque dépeuplées. » [1] On comprend sans peine que la population, extrêmement pieuse, chercha une explication à ce qu’elle ne pouvait considérer que comme un châtiment divin. On vit, dès lors apparaître, ici et là des groupes de flagellants qui par des prières, pénitences et flagellations, tentaient d’obtenir le pardon de Dieu. Avant même l’arrivée de la peste dans une ville, ces groupes d’hommes et des femmes qui se flagellaient pour implorer le pardon s’attaquaient aux Juifs qu’ils tenaient responsables de la maladie. Quoi de plus logique, que d’attribuer la cause de l’épidémie à ces adeptes de la sorcellerie ! Toute population en situation de panique aigüe cherche du sens dans les crises qu’elle subit, bref à recréer un cadre séduisant, à même de reconstituer une cohérence. Déjà soupçonnés d’empoisonnement des puits pour faire périr les chrétiens, les Juifs furent assez tôt accusés, code culturel oblige, d’avoir suscité l’épidémie de peste.[2] Tout comme en 1321, on l’interpréta en termes de complot ourdi par les Juifs contre leurs voisins chrétiens. Des rumeurs concordantes éclatèrent, ici et là. La première surgit en Savoie où des Juifs après avoir été dûment torturés confessèrent leur crime. L’un d’eux avoua avoir transmis la maladie à travers toute l’Europe, à Venise, en Calabre et à Toulouse. Une fois encore le discours antijuif infusé avec constance par l’Eglise depuis le VIe siècle avait rendu « disponibles les Juifs comme cible de vengeance[3] ». L’explication jaillissait de source : ils voulaient se venger du port imposé de la rouelle ! Une fois encore, surgit l’accusation en miroir destinée à justifier à rebours les massacres. Malgré une bulle du pape Clément VI, dans laquelle il expliquait que les Juifs n’étaient en rien épargnés par la peste et que l'épidémie sévissait dans les régions ne comptant aucune population juive, rien ne put arrêter les massacres. A Strasbourg, la municipalité fit procéder à une enquête qui conclut à l’innocence les Juifs. Rien encore n’y fit. Le conseil municipal fut renversé et les nouveaux édiles en vinrent à arrêter tous les Juifs de la ville qui seront condamnés au bûcher. Près de deux mille Juifs furent ainsi assassinés le samedi 14 février 1349 dans la ville impériale libre de Strasbourg, alors cité-Etat du Saint-Empire romain germanique dans le massacre, dit de la Saint-Valentin. Comme dans les cas d’Alexandrie ou encore de York, le pogrom s’inscrit dans un contexte général de mécontentement populaire. L’explosion antisémite est, en effet, étroitement liée à la lutte que menaient les corporations de métiers et la noblesse contre l’oligarchie bourgeoise qui dirigeait la ville et que l’on jugeait, une fois encore, trop favorable aux Juifs. En bonne logique de transfert d’hostilité, ils en viendront à exiger le prix du sang des Juifs. Le renversement du conseil municipal profita à la fois aux nobles qui retrouvèrent une grande partie de leurs anciens pouvoirs, aux corporations qui participèrent à la vie politique et au peuple avide de butin[4].
[1] http://judaisme.sdv.fr/histoire/antisem/peste/ps-notes.htm
[2] Jean Delumeau, La Peur en Occident, page 132. Une cité assiégée, Paris, Fayard, page 197.
[3] Alexis Rosenbaum, L’antisémitisme, thèmes Débats, Bréal, Paris, 2006.
[4] Trois chroniqueurs décrivent en détail ce qui s'est passé à Strasbourg, Closener, Twinger von Königshofen et Mathias von Neuenburg
En Occident, pas moins de 300 communautés juives furent ainsi en proie à la folie meurtrière de leurs voisins. La Belgique ne fut pas épargnée par les massacres. En 1348, à l’approche des flagellants, le grand-duc du Brabant et Margrave d’Anvers Jean III fit capturer de nombreux Juifs et les fit brûler, tuer, noyer (« vangen », « verbranden », « doodslaan » en « verdrinken ».) Un memorbuch (livre de souvenir) consigna leur martyrologue: « En l’an 5108 (1348) le mal vint de l’eau qui fut déclarée empoisonnée. Que le Tout puissant se souvienne des communautés juives du Brabant détruites ou brûlées, avec son élite intellectuelle et autres habitants d’Anvers.[1]» A Bruxelles, l’année suivante, en 1349, à l’approche des bandes de flagellants, le trésorier juif du Duc Jean III implora en vain son protecteur qui ne put le protéger des massacres. Dans un souci d’asseoir sa popularité auprès des Bruxellois, son propre fils semble avoir donné raison aux meurtriers: « Aussitôt on s’élança sur les malheureux avec des cris de rage, on les arracha de leurs maisons, on les traîna dans les rues, et on les tua, sans distinction d’âge, ni de sexe. Cinq cents, dit-on, périrent, de la main armée du fanatisme. » Le trésorier n’échappa pas à la rage populaire : il fut arrêté et jugé. Soumis à la question, il avouera tous les crimes qu’on voulut bien lui souffler, notamment d’avoir trempé dans le complot de l’empoisonnement des eaux. Pourquoi ? Parce que sur la foi de son étoile, il pensait que les Juifs allaient l’emporter sur les chrétiens. Il fut brûlé vif. La peste noire signa la disparition totale de la communauté juive de Bruxelles (1350)[2]. Dans le Hainaut, comme dans les autres provinces avoisinantes, des flagellants en provenance de France vont décimer les communautés juives. En août 1349, à une vingtaine de kilomètres de Mons, à Hon, deux familles furent par exemple brûlées vives[3] . Les Juifs d’Ath connurent un sort semblable. Toujours en Belgique, dans la ville de Tournai, des Juifs furent, en ce même mois d’août 1349, accusés à leur tour d’avoir propagé la peste et martyrisés l’année qui suivit comme en témoigne une rare enluminure[4].
[1] Schmidt 9
[2] Voir Angélique Burnotte, https://www.iejudaisme.com/post/les-juifs-de-bruxelles-et-la-peste-noire
[3] Gérard Waelput, « Les Juifs à Mons au Moyen Âge (1re partie) », Le Moyen Age, 2001/2 (Tome CVII), p. 283-304. DOI: 10.3917/rma.072.0283. URL: https://www.cairn.info/revue-le-moyen-age-2001-2-page-283.htm
[4] Enterrement de victimes de la peste à Tournai. Les Chroniques de Gilles Le Muisis (1272-1352), abbé de Saint-Martin de Tournai. Bibliothèque royale de Belgique. La seule description détaillée de ces événements fut rédigée par le moine tournaisien Gilles Le Muisit.
Pierart dou Tielt illustrant le Tractatus quartus
bu Gilles le Muisit (Tournai, c. 1353)
Ailleurs, comme en Suède on mit au bûcher des Juifs avant même l’arrivée de la peste et ce dans l’espoir de l’éviter. Pas de Juifs, pas de peste. Dans toute l’Europe, victime de cette rumeur absurde, des milliers de Juifs finirent au bûcher. La peste noire déstabilisa définitivement des communautés déjà bien fragilisées. Dans le Saint Empire allemand, les massacres, nous dit Poliakov, entrèrent à tel point dans les mœurs que l’Empereur Charles IV prit la précaution de céder à l’avance aux municipalités de certaines villes moyennant un forfait déterminé calculé à l’avance sur les biens de « ses » Juifs, en prévision de leur extermination éventuelle. « Ce qu’à Dieu ne plaise », car le massacre ne tardait pas[1].
[1] Poliakov, Histoire de l’Antisémitisme, l’âge de la foi, tome I, Point Seuil, Paris, page 295
Fin du judaïsme occidental
Des Juifs désormais précarisés et massacrés
Les menaces qui pesaient désormais sur les Juifs les avaient forcés à s'installer prioritairement dans des villes fortifiées, où d’un côté ils étaient moins vulnérables en cas d'attaque mais, de l’autre, davantage à la merci des Princes (comtes, prince-Evêques, rois, empereurs) qui entendront les protéger à la seule condition d’en tirer bénéfice. En 1309, lors de la Croisade suscitée par le pape Clément V, des troupes de croisés en route pour Avignon avaient massacré sur le territoire du Duché de Brabant (Belgique) tous les Juifs qui s’étaient refusés au baptême. Seuls échappèrent aux massacres, les Juifs qui s’étaient réfugiés dans le château du Duc à Genappe. Aussi, après ces événements tragiques, les Juifs décidèrent-ils de s’installer à proximité du château pour assurer leur sécurité. A leur corps défendant, d’hommes libres, ils devinrent des Juifs de cour, c’est-à-dire la possession personnelle des seigneurs des territoires où ils résidaient, en quelque sorte des biens meubles, taillables et expulsables à merci. Une déclaration datant de 1343 de l'empereur Louis VI résume la nouvelle donne : "Vous nous appartenez, corps et biens, et nous pouvons en disposer et en faire ce « que bon nous semble ». Ainsi des Juifs se retrouvèrent-ils au service de Princes, dont ils étaient désormais la possession personnelle et qui leur imposa d’endosser le rôle de collecteur d’impôts et de taxes. A nouveau non sans conséquences délétères. Aussi, lorsqu’en 1190 à York, en Angleterre, la population se révolta contre les impôts bien trop lourds de la couronne, sous la direction de nobles également endettés, elle s’en prit naturellement aux Juifs. 200 Juifs qui s’étaient réfugiés dans une tour périrent dans un massacre qui rappelle celui d’Alexandrie (transfert d’animosité sur des cibles particulièrement vulnérables). Plus de Juifs, plus de dettes ! Plus d’un Seigneur n’hésitera pas à s’en prendre aux Juifs pour échapper à ses créanciers comme ce fut le cas, en 1370, dans le Duché de Brabant qui englobait non seulement Bruxelles et Louvain mais aussi la ville d’Anvers.
Sur un rôle d’imposition anglais de 1233, un scribe a dessiné une scène satirique probablement antisémite. Le décor fait apparaître deux personnages présentant des nez crochus dans ce qui semble être une reconstitution du palais de Westminster. Leur caractéristique physique est moquée par une armée de démons. L’un des diables pointe du doigt les narines des deux principaux protagonistes.
L’exil inévitable
L’antisémitisme conspiratoire et diabolique médiéval se clôt par le départ, contraint dans l’écrasante majorité des cas, des Juifs d’Occident. Les raisons de cette fuite sont multiples. Retenons deux causes majeures :
- La quête de pureté religieuse qui « oblige » la Cité chrétienne à se débarrasser de ces Juifs désormais suspects des pires crimes et abominations. La conception augustinienne est définitivement rejetée. Le mépris a fait place à la peur. Les Juifs ayant vendu leur âme au diable sont partie prenante du Mal. Le vice d’Israël n’est pas accidentel mais ontologique. Les Juifs sont là pour empoisonner, souiller, pourrir, tuer.
- La demande sociale de tous ceux que la présence juive embarrasse désormais : la nouvelle bourgeoisie citadine (argentiers, banquiers, marchands, traducteurs) entendait tirer profit de l'expulsion de leurs concurrents y compris dans le domaine des sciences et des arts (astrologues, médecins, traducteurs, cartographes, etc.).
La seule attitude à l’égard des Juifs fut de les extraire de la Cité chrétienne, par la conversion, la mort ou l’expulsion. Objets de haine et désormais économiquement superflus, les Juifs sont progressivement bannis de la majorité des Etats chrétiens. Leur évaporation s’étalonnera sur près de deux siècles. Le premier pays à les expulser fut l’Angleterre en 1290, rapidement suivi par la France en 1306, la Suisse en 1348 et certains Etats allemands, en 1370, le Brabant (Bruxelles, Louvain et Anvers), l’Espagne en 1492, enfin le Portugal en 1497. En Angleterre, les Juifs ne seront autorisés à revenir qu'en 1656. D’autres pays ou villes autorisèrent leur présence avant de les expulser temporairement ou non. Parenthèse : il se pourrait que l’expulsion des Juifs de France soit liée à l’histoire de Belgique. Pourquoi Philippe le Bel expulsa-t-il ses Juifs qui lui rapportaient pourtant des revenus réguliers ? Tout en pensant satisfaire ses sujets désormais hostiles aux Juifs, c’est sans doute la défaite de sa chevalerie lors de la bataille des Eperons d’or face aux milices flamandes en 1302 qui le poussa à envisager de spolier ses Juifs. Vraisemblablement à court de liquidités, ses clercs avaient pris la mesure de l’impossibilité d’augmenter le revenu régulier tiré des Juifs. Un seul recours : saisir dans sa totalité le capital et le patrimoine immobilier des Juifs qui, ainsi dépouillés, avaient perdu leur utilité. L’expulsion, permise par Thomas d’Aquin dans son Épître à la duchesse de Brabant, fournit la solution logique[1]. Un contemporain de l’expulsion, Geoffroi de Paris, affirme que « de bien plus méchants qu’eux se sont fait usuriers et ils seront désormais plus impitoyables que jamais. Ce dont les pauvres gens se lamentent. Car les Juifs étaient humains, bien plus, en leurs affaires, que ne le sont maintenant les chrétiens.[2] » Ce dont témoigne ce texte, c’est la reprise des activités des Juifs par des bourgeois locaux tout désireux à reprendre le flambeau. Vers 1500, les Juifs ont pratiquement disparu d’Europe occidentale. Ceux qui ne choisirent pas la conversion ont été amenés à émigrer vers des cieux plus cléments : les Provinces-Unies, l’Italie du Nord, certaines villes allemandes, l’Empire ottoman et surtout la Pologne. Vers 1750, 80% de la population juive mondiale réside alors dans la Grande Pologne où ils occuperont les charges et métiers qu’ils avaient en Europe occidentale jusqu’aux croisades. Tout comme en France ou en Espagne, les Juifs constitueront les agents de la modernité, les intermédiaires entre les seigneurs et la masse paysanne sans droit avec les conséquences néfastes (jalousie), quelques siècles plus tard (pogromes de 1648). Si le Juif réel a bel et bien disparu de l’horizon des chrétiens, leur image reste plus négative que jamais. Il reste objet de tous les soupçons. Pour preuve, la littérature élisabéthaine où les Juifs incarnent la figure de l’argent corrupteur dans un pays sans Juifs depuis plus de deux siècles. L’antisémite n’a pas besoin du Juif réel pour nourrir sa haine obsidionale.