Pour nombre d’individus d’hier à aujourd’hui, l’Histoire se résumerait à des vastes conspirations qui réussissent ou qui échouent. Pour ces individus, le seul moyen à même de contrecarrer les desseins délétères des puissances occultes qui œuvre en interne à la destruction passe par l’organisation de contre-complots ; d’où l’engagement, écrit Pierre-André Taguieff, « dans une sorte de machiavélisme magique, dont on peut résumer le motif fondamental comme suit : si c’est Satan qui est le moteur caché de l’Histoire, alors il convient de recourir aux méthodes de Satan contre ses suppôts »[1]. C’est évidemment dans l’antisémitisme hitlérien qu’on trouve la théorisation la plus aboutie, et la plus radicale, de cette vision de l’Histoire qui pose le « Juif » comme une figure diabolique : « Dans cette perspective, la démonisation du « Juif », traité comme une entité mythique, est centrale. Cette forme radicale de judéophobie repose sur deux dogmes : (1) les Juifs sont responsables de tous les maux qui frappent le genre humain ; (2) l’élimination totale des Juifs représente la voie du salut[2]. »
Si l’antisémitisme a pris une forme nettement plus raciale en Allemagne qu’en France, c’est parce que dans les pays germaniques, le concept de nation n’y était pas exactement le même qu’en Europe occidentale. Dans les pays germaniques, la nation était alors essentiellement basée sur l’origine ethnique (völkisch) et non sur le consentement (civique) comme en France, en Belgique ou encore aux Etats-Unis. C’est l’une des raisons, explique Steven Eklund, pour lesquels l’antisémitisme était en Allemagne, contrairement à la France ou encore la Grande-Bretagne, une véritable idéologie qui avait pignon sur rue. Les citoyens allemands étaient exposés quotidiennement à des articles hostiles aux Juifs dans près d’une centaine de journaux ouvertement antisémites. Dans cette presse dédiée, les journalistes relataient avec force anecdotes les horreurs des meurtres rituels perpétrés par les Juifs. « En la matière, le Reich pouvait en effet se vanter de posséder une ligue, deux à six partis parlementaires (selon la période) et quelques centaines d’associations locales actives (Vereine), chacune d’elles se consacrant à la mise en œuvre d’une politique antisémite active »[1]. L’Empire du Kaiser Wilhelm pouvait également s’enorgueillir de compter parmi les plus grands théoriciens de l’antisémitisme, tel l’historien Heinrich Von Treitschke, professeur à l’Université de Berlin, dont la renommée égalait celle de Michelet en France. Mettant en cause la capacité des Juifs à s'assimiler, c’est lui qui remit au goût du jour, en novembre 1879 dans les Annales prussiennes, la triste formule de Martin Luther : « Les Juifs sont notre malheur » qui deviendra le leitmotiv des campagnes antisémites allemandes tout au long du 19ème siècle jusqu’au nazisme[2]. Cette formule hallucinée deviendra, 40 ans plus tard, la devise du plus fanatique hebdomadaire nazi, Der Stürmer. C’est précisément dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres que l’antisémitisme va prospérer sur les décombres de la défaite de 1918. Prenant appui sur un parti extrémiste se positionnant comme national-socialiste, Adolf Hitler un ex-soldat autrichien bientôt naturalisé allemand va capitaliser toutes les rancœurs et tensions liées à la crise morale, puis économique qui va secouer l’Allemagne. Cet obscur agitateur politique va habillement attribuer aux Juifs tous les malheurs de l’Allemagne dans un schéma résolument conspirationniste. Dans un lettre datant de 1919, appuyant sur la notion de “race juive”, l’homme qui sous peu envoutera l’Allemagne identifie déjà dans “le juif [celui qui] conduit, sans qu'ils s'en doutent, les peuples vers une sorte de tuberculose raciale”. Obsédé par le signe juif qu’il assimile à des ferments de décomposition, il pose leur élimination en impératif de survie catégorique. Les Juifs constituent moins d’un pourcent de la population totale allemande. Les Protocoles des Sages de Sion, fondement de l’antisémitisme moderne, dont l’authenticité ne fait pour Hitler aucun doute, témoignent précisément de l’urgence à éliminer ce peuple de l’espace germanique. Hors de cette éradication, point de salut. C’est la contamination assurée, la gangrène garantie. La « découverte » autour de quoi s’organise ce délire antisémite est des plus simplistes et curieuses : le peuple juif est à la base des trois doctrines postulant l'absurde et dangereuse idée de l'égalité fondamentale du genre humain: le christianisme (avec le Juif Saül transmuté en Paul); la révolution française (avec le complot judéo-maçonnique), le bolchevisme (avec le Juif Karl Marx). Le danger est d’autant plus grand que les Juifs ont réussi à s'imposer par des procédés habiles et nouveaux, le capitalisme, d’un côté, le marxisme, de l’autre, qui ne sont contradictoires qu'en apparence, puisqu’ils sont tous d’eux d’essence juive. L’idée du grand remplacement chère à l’ultra-droite mondiale est déjà contenue dans Mein Kampf : «… la contamination provoquée par l’afflux de sang nègre sur le Rhin, au cœur de l’Europe, répond aussi bien à la soif de vengeance sadique et perverse de cet ennemi héréditaire de notre peuple qu’au froid calcul du Juif, qui y voit le moyen de commencer le métissage du continent européen en son centre et, en infectant la race blanche avec le sang d’une basse humanité, de poser les fondations de sa propre domination. Le rôle que la France, aiguillonnée par sa soif de vengeance et systématiquement guidée par les Juifs[3], joue aujourd’hui en Europe, est un péché contre l’existence de l’humanité blanche et déchaînera un jour contre ce peuple tous les esprits vengeurs d’une génération qui aura reconnu dans la pollution des races le péché héréditaire de l’humanité. »
Aux termes de l’antisémitisme biologique des nazis, chaque Juif constitue un danger, y compris les vieux, les malades, les femmes, les enfants et les nouveau-nés. Un microbe est un microbe. Quel que soit son âge, son pouvoir de nuisance demeure. « Cette approche bactériologique, écrit Saül Friedlander, ne doit pas être confondue avec l’approche purement raciale », sous peine de ne rien comprendre à la spécificité de l’antisémitisme hitlérien.
[1] Steven Englund, « L’antisémitisme français au regard de l’antisémitisme allemand à l’époque de l’affaire Dreyfus », in Réflexions sur l’antisémitisme, Sous la direction de Dominique Schnapper, Paul Salmona, Perrine Simon-Nahum, Odile Jacob, Paris, 2016, page 53-54.
[2] Pierre André Taguieff, L'Antisémitisme, coll. « Que sais-je ? », 2022, p. 7-8
[3] Souligné par nous.
Si l’antisémitisme nazi marque une rupture avec toute la tradition judéophobe qui lui est antérieure - même s’il est clair qu’il puise aussi aux sources de l’antijudaïsme médiéval, ici le crime rituel et le déicide. Ici une caricature de Fips dans le Sturmer.
Le Juif est présenté comme l’ennemi absolu. Pour la première fois, même la conversion ne sauvera plus les Juifs de la mort. Ainsi, dans le schéma hitlérien, si les Slaves étaient encore des hommes (certes de race inférieure), les Juifs, eux, sont des bacilles, des bactéries qu’il faut éliminer à tout prix, afin que le monde n’en soit pas tout entier contaminé ; d’où la décision nazie prise à l’automne 1941, face au refus du monde de les accueillir, de les assassiner en totalité. En moins de 4 ans ils assassineront les deux tiers des Juifs d’Europe, soit près de 7 millions de Juifs.
Un projet génocidaire européen
Les quelques semaines qui suivent la défaite dessinent rapidement les contours de la politique antijuive du régime de Vichy, avant que le 3 octobre 1940 son Conseil des ministres n’adopte un premier statut des Juifs qui définit une « race juive ». Ce statut d’initiative vichyste et non allemande, témoignent de la réalité d’un antisémitisme typiquement français. Le document est, en effet, annoté de la main même du maréchal Philippe Pétain, qui durcit considérablement des mesures déjà empreint d’un antisémitisme extrême. A sa demande, le statut vise désormais tous les Juifs, étrangers comme français, alors que le projet initial prévoyait d'épargner "les descendants de juifs nés français ou naturalisés avant 1860". Le statut vise ainsi les Juifs d’Algérie de leur nationalité française, acquise depuis le décret Crémieux de 1871. Le 7 octobre 1940, ils deviennent des « indigènes des départements de l’Algérie. » Le champ d'exclusion des Juifs est également considérablement élargi. La justice et l'enseignement leur sont désormais totalement fermés. De plus, ils ne peuvent plus être élus. Enfin, le maréchal conclut ces "mesures antijuives" en demandant que "les motifs qui les justifient" soient publiés au Journal officiel. Pour Vichy, ces premières mesures législatives ne sont qu’une étape dans la politique d’exclusion des Juifs hors de la société française. Tout cela fait évidemment l’affaire des occupants nazis. Le 2 juin 1941, l’État français ordonne un recensement sur tout le territoire et promulgue un deuxième statut des Juifs. Les fichiers constitués serviront aux arrestations. En France, comme d’ailleurs en Belgique et aux Pays-Bas, leur objectif est de procéder à l’isolement des Juifs en pleine collaboration avec les autorités locales. L’idée est d’enfermer les Juifs dans un ghetto administratif, de les isoler de leurs attaches sociales et économiques et, de-là, de préparer les opinions publiques à leur probable disparition, tout cela en causant le moins de remous possible. Cela n’empêche, ici des Belges, là des Français d’exiger une accélération des persécutions antisémites, y compris dans un sens génocidaire, comme en témoigne notamment la propagande collaborationniste, de plume comme de trait. Comparés à des nuisibles, voire carrément à des microbes, les Juifs se doivent d’être extirpés du corps social européen.
Le lundi de Pâque 1941 éclate dans la ville belge d’Anvers un véritable pogrom à la suite de la projection au cinéma Rex du film antisémite de Fritz Hippler Der Ewige Jude (Le Juif éternel). Devant une salle comble de 1.500 places, l’avocat anversois René Lambrichts qui dirige la Volksverweering (la Défense du peuple) une ligue antisémite d’extrême-droite pronazie salue la croisade que mène le chancelier Hitler pour libérer l’Europe de l’influence juive. « Anvers s’écrie-t-il se débarrassera de ses Juifs, toute l’Europe se débarrassera des Juifs et cela grâce à la haute direction d’Adolf Hitler. »
A l'issue de la projection, armés de bâtons et de barre de fer, deux cents activistes, issus de divers mouvements collaborationnistes flamands (VNV, De Vlag, Zwarte Brigade) et de SS flamande descendent sur le quartier juif. Accompagnés de badauds, ils saccagent entièrement deux synagogues auxquelles ils mettent le feu, détruisent l'habitation du grand-Rabbin Markus Rottenberg qui parvient toutefois à s'enfuir. Des juifs sont molestés, deux cents vitrines de magasins sont cassées. Des exemplaires de la Torah et des livres de prières sont brûlés en rue. L'occupant empêche aux pompiers l'accès aux lieux du sinistre. La Kommandantur d'Anvers n’a pas été informé du pogrom qu’elle condamne en catimini. Il ne fallait surtout pas provoquer de vagues avant les grandes déportations de Juifs qui s’annonçaient.
Affiche de la 27ème division SS Langemarck intitulée: "Ensemble nous allons les abattre », circa 1941
L’assassinat méthodique des Juifs d’Europe n’aurait pas été possible sans la collaboration active des administrations publiques et des mouvements collaborationnistes qui appuyèrent la politique génocidaire nazie. Comment comprendre autrement que la Sipo SD (Sicherheitspolizei-Sicherheitsdienst), communément appelé à tort « Gestapo », du nom de l’une de ses sections la « Gestapo » réussit, pour le cas de la Belgique, à déporter 65% des Juifs d’Anvers[1] et 37% des Juifs de Bruxelles malgré des effectifs des plus réduits. Sa véritable force de frappe reposa sur la collaboration des administrations et d’un un large réseau de collaborateurs et de délateurs flamands comme bruxellois ou encore wallons (rexistes); outils indispensables dans sa traque de Juifs. L’habitus antisémite européen favorisa à plein les projets nazis.
[1] Benoit Majerus, « La Sipo-SD en Belgique, Une police faible ? », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2013/3 (N° 119), pages 43 à 54