4. Antisémitisme VS racisme

Faut-il considérer l’antisémitisme comme une variante du racisme ? Oui et non !

Racisme et antisémitisme doivent résolument être distingués. Le premier se nourrit de la xénophobie, du mépris de l’Autre qui aboutit à la ségrégation, à l’esclavage et/ou à sa mise à l’écart parfois mortelle. Le second se construit autour d’une vision du monde démonologique qui fait du Juif, parce que… juif, le responsable de tous les malheurs du monde[1]. Comme nous l’avons précédemment montré, la haine des Juifs ressortit à trois logiques non-raciales : d’abord, religieuse (le Juif comme infidèle), ensuite, sociologique (le Juif comme paria), enfin paranoïaque (le Juif comme sorcier). Il serait sans doute utile de rappeler qie la détestation des Juifs d’origine religieuse (antijudaïsme) n’est pas raciste en soi puisqu’elle ménage, par le biais de la conversion, une porte de sortie aux « infidèles ».  Les premiers chrétiens n‘étaient-ils pas, du reste, tous juifs ?

 

[1] Voir les travaux de Georges Bensoussan, notamment Auschwitz en héritage. D'un bon usage de la mémoire,  Mille et Une Nuits, Paris, 1998 et Europe. Une passion génocidaire. Essai d'histoire culturelle, Mille et Une Nuits, Paris, 2006.

 



Alors que la décision d’extermination des Juifs a été
prise par les Nazis, l’Eglise catholique belge lance une campagne de
conversion des Juifs dans des accents résolument antijuifs.
 

Mieux : contrairement au racisme, l’antisémitisme ne pose pas le Juif en être inférieur. Au contraire. Comme le souligne à raison Jean-Paul Sartre, dans un essai qui garde toute sa pertinence malgré ses défauts, l’antisémite se caractérise par une « surévaluation », jalouse, du juif – perçu par lui  en termes de menace existentielle. Même constat chez Franz Fanon. Si le Juif et l’Africain font peur aux blancs, écrit-il ils le font de manière bien différenciée : « le nègre représente le danger biologique. Le Juif, le danger intellectuel.[1] »

 

[1] F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952, p. 98.

 



Depuis le Moyen-Âge central, en effet, la tendance est d’attribuer aux Juifs un pouvoir démesuré ; décalage évident entre leur nombre infime, leur faiblesse intrinsèque et l’influence phénoménale qu’on leur prête ; d’où précisément la prospérité des théories du complot qui s’autorisent de ce délire.  Pas étonnant que les Juifs soient dépeints, dès le 12e siècle, comme des êtres malfaisants, veules, au visage déformé, progressivement identifiés à des nuisibles (rats, scorpions, vampires, poux), avant d’être réduits, par les nazis et leurs alliés, au rang de parasites (microbes, bactéries, virus), tous thèmes et représentations qui font florés dans la caricature arabe contemporaine.

 



Le Juif suscite tout à la fois le dégoût, l’effroi et la jalousie - d’où l’idée qui s’imposera à de nombreux princes de la chrétienté de les chasser de leur territoire. Le premier Etat à les expulser sera l’Angleterre (1290), le dernier le Portugal (1497). Contrairement aux noirs d’Afrique subsaharienne qui vont être pensés dans l’espace de l’Islam et de la chrétienté en termes d’opportunité économique (l’esclave est un bien meuble) au prétexte d’une supposée et absurde infériorité raciale, les Juifs seront progressivement tenus pour superflus, voire nuisibles. On ne leur laissera bientôt d’autre choix qu’entre la conversion ou l’exil forcé. En 1500, les Juifs auront pratiquement disparu du territoire de l’Europe occidentale. La France, l’Angleterre, l’Espagne, l’espace recouvrant la superficie de l’actuelle Belgique et une partie de l’Allemagne et de l’Italie sont judenrein – vides de Juifs selon la terminologie nazie. Absents des principaux pays où se planifie et s’organise le commerce triangulaire, les Juifs ne prendront aucune part aux crimes relevant de l’esclavage ; et ce, contrairement aux thèses antisémites du français Dieudonné M’Bala M’Bala ou encore du prédicateur afro-américain Farrakhan, leader de Nation of islam.

 



 

Racialisme mais…

En dépit de son origine religieuse, l’antisémitisme prémoderne s’apparente néanmoins par bien des aspects à ce que l’on appelle communément le racisme et ce, bien avant l’élaboration formelle de cette doctrine. La mise au banc progressive des Juifs pour motif religieux aboutit, en effet, au terme d’un long processus, à poser la question juive en termes proto-racialistes. La représentation toujours plus grotesque du Juif dans l’iconographie chrétienne est le signe patent de ce saut. Ces faciès monstrueux ne seraient-ils pas la preuve que les Juifs sont différents du reste de l’humanité ? Telle est l’idée posée en germe dans les enluminures et les fresques du moyen-âge. Changeons maintenant de vocabulaire : en plus de dépeindre les Juifs comme des êtres aux traits bestiaux, induisons l’idée que ce phénotype  aberrant est le produit d’un dérèglement génétique tout aussi profond… Et le pas sera franchi.

 



C’est dès le 13e siècle , soulignent l’historien français Bernard Blumenkranz
et à sa suite Sarah Lipton,que les Juifs se caricaturés dans des postures qui
préfigurent la caricature antisémite française et nazie ; leur laideur
physique attestant de leur laideur morale.

 

Haro sur le pape juif!

L’antisémitisme prémoderne a, le point ne se discute plus, des relents racialistes. Témoignent on ne peut mieux de cette réalité les querelles autour de l’élection du Pape Anaclet II en l’an 1130.  Le nouveau pape n’est pas plus tôt élu que le voilà, en effet, dénoncé comme « hérétique » : un de ses arrière-grand pères, en effet, serait né juif. Que celui-ci se fût dûment converti au catholicisme n’y changera rien. Pour une partie des cardinaux, Pietro Pierleoni, alias Anaclet II, devait être remplacé.  A en croire les cardinaux frondeurs, même le baptême ne peut effacer la tare juive originelle. Consulté, le pourtant modéré Bernard de Clairvaux se prononce contre Anaclet, considérant comme une injure que « la race juive puisse occuper le siège de Saint Pierre » - un comble si l’on songe que Pierre était lui-même juif. La pression est telle qu’au terme d’une nouvelle élection un second Pape, Innocent II, sort des rangs. C’est lui qui finira par s‘imposer. Anaclet II sera excommunié par ses ennemis par deux fois, avant de mourir fort opportunément en 1138.

Mais c’est surtout l’histoire des conversos d’Espagne et du Portugal, ces convertis sincères au catholicisme, qui se doit d’être réinterprétée à la lumière du racialisme naissant. En dépit de leur piété, ceux-ci se trouvent rejetés par leurs nouveaux coreligionnaires chrétiens. On ne les reçoit pas, on ne veut pas s’allier à eux. On les évite. Or comment justifier la mise au ban de personnes qui, baptême oblige, sont désormais des chrétiens à part entière.  Pour cela, naît un concept nouveau, la « limpieza de sangre », ou « pureté de sang » qui fait le partage entre « vieux chrétiens », c’est-à-dire sans ascendance juive ou maure, et « nouveaux chrétiens », Juifs ou musulmans convertis. Cette différence inscrite dans le sang, et qui tourne bientôt à l’obsession, est le ferment du racisme, au sens moderne du terme. Curieusement, des mesures aux mêmes relents sont à l’œuvre dans l’Iran chiite des Safavides. Du 16e au 19e siècles, les Juifs se voient interdire l’accès à la voie publique par temps de neige ou de pluie : on craint que, ce faisant, ils n’en viennent à contaminer l’eau de ruissellement et, de proche en proche, la population musulmane. Peu à peu, l’idée d’une souillure du monde par les Juifs s’installe. Elle ne s’arrêtera pas en si bon chemin.  

… l’émergence du racisme à l’aune de la jalousie sociale

Dans le monde médiéval, comme aujourd’hui, la jalousie sociale est l’un des ressorts majeurs de l’antisémitisme. A l’aube du réveil de l’Occident aux alentours des 11e et 12e siècles, de nouvelles couches de la population aspirent à s’élever sur l’échelle sociale. Ils convoitent les positions socio-économiques concédées jusqu’alors aux Juifs par les Princes féodaux. Dès lors, les Juifs changent de statut : d’infidèles qu’ils étaient jusque-là, ils deviennent des concurrents jalousés. D’où l’idée de leur élimination non plus tant pour des motifs religieux que sociaux. La conversion, par commodité ou non, d’une partie de la population juive, n’a en rien servi les ambitions socio-économique des chrétiens. Ils ont certes changé de religion, mais pas de métier. Ils n’ont pas libéré les places tant convoitées. C’est donc logiquement qu’on en vient à poser le problème autrement : à travers le concept de « pureté de sang », l’altérité des Juifs ne se pose plus en termes religieux mais proto-racial. On peut en effet changer de religion mais pas de sang. Cette racialisation du débat n’est en réalité qu’une ruse de plus. Elle est avant tout un moyen efficace d’éliminer des concurrents économiques. La persécution des conversos témoigne de l’impasse dans laquelle les Espagnols s’étaient eux-mêmes placés en proposant aux Juifs la possibilité de se convertir alors qu’en réalité, ils jalousaient les positions qu’ils occupaient. Le fait que près de la moitié des 150.000 Juifs d’Espagne ont accepté le baptême, sincèrement ou non, fut suivi d’effets sociaux totalement imprévus – encore que très logiques. Désormais libérés de toutes entraves, les nouveaux chrétiens auront, quant à eux, tout loisir de monter dans l’échelle sociale. Plus rien ne vient brider leur ambition. D’où la dérive racialiste de la société chrétienne.

 



Ce que l’Espagne nous dit de l’antisémitisme

Au 19e siècle, dans le contexte de la déchristianisation, l’antisémitisme une fois de plus change de paradigme, il devient « scientifique ». On ne reproche plus aux Juifs d’appartenir à une autre religion mais à une autre « race ». Cette astuce permet de limiter les droits récemment acquis par les Juifs convertis. L’antisémitisme s’est racialisé. Il est désormais de nature biologique, inscrit dans le sang, gravé dans les gènes. Cette tendance, si elle s’impose à la fin du 19e siècle, c’est bien du moyen-âge qu’elle surgit. En 613 déjà, tandis que le roi des Wisigoths obligeait les Juifs à se convertir, la condition de ces nouveaux convertis ne s’en trouva guère améliorée. Eux-mêmes et leurs descendants continuèrent à être traités comme des étrangers, et ce jusqu’à l’invasion musulmane de 711.

Le cas des conversos est de ce point de vue très éclairant. Ces Juifs espagnols convertis au catholicisme n’ont été protégés des mesures vexatoires qui les visaient, ni par l’assimilation ni par le baptême. Pourchassés comme Juifs, ils le seront aussi comme chrétiens. Les attaques dont ils sont la cible ne s’expliquent pas par la religion, puisqu’ils viennent de la renier, mais par la position sociale qu’ils occupent - et à laquelle on ne leur a pas demandé de renoncer. Autorités politiques et religieuses ne cesseront, à partir de là, de promulguer des lois et des décrets spécifiquement dirigées contre cette communauté. Parmi ces mesures, la « pureté de sang », limpieza de Sangre en espagnol. Comme le démontre avec minutie l’historien américain Yosef Hayim Yerushalmi, tandis que les derniers vestiges d’un crypto-judaïsme actif semblaient en voie de disparition et que rien ne permettait de douter de l’attachement de la plupart des convertis au catholicisme, ces nouveaux chrétiens se voyaient encore et toujours stigmatisés. La pureté de sang l’emportait sur la pureté de la foi. A partir de 1557, la limpieza de sangre devint une condition sine qua non pour accéder aux honneurs et aux fonctions de quelque importance en Espagne. La pureté de lignée devint même une obsession. Le « nouveau chrétien » ne constituait pas seulement une catégorie juridique spécifique mais également une marque sociale infamante.  Le seul fait d’une lointaine et vague ascendance juive faisait de vous un paria. Il s’agit-là ni plus ni moins que de racisme. En 1673, dans sa Centinela contra judíos (« Sentinelle contre les Juifs »), Fray Francisco de Torrejoncillo propose une définition du «juif» purement raciale : «Pour prêcher la haine des chrétiens, du Christ et de sa Loi divine, il n’est pas nécessaire d’avoir un père et une mère juifs. Un seul suffit. Si le père ne l’est pas [juif], il suffit que la mère le soit. Et celle-ci n’a pas besoin de l’être entièrement, l’être à demi suffit; bien plus, un quart suffit, ou même un huitième. Notre Sainte Inquisition a découvert des gens qui, séparés de leurs ancêtres juifs par vingt et une générations, continuaient de judaïser.» A la même époque, la règle de l’ordre des Carmélites interdit l’accès de ses couvents à toute personne suspectée d’être d'origine juive.