L’antisémitisme à gauche en France, du socialisme utopique aux années 2000


Par Michel Dreyfus[1]

Des débuts de la révolution industrielle à nos jours, toutes les composantes de la gauche française ont tenu à un moment ou à un autre des propos antisémites : les socialistes - du socialisme utopique à la SFIO -, les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes avant 1914, les communistes à partir de 1920, les pacifistes de l’entre-deux-guerres et l’extrême gauche. Cet antisémitisme s’est exprimé durant cinq phases et s’est développé parfois lorsque la société était en crise notamment durant les années 1880-1890 et dans la décennie 1930. A la fin du XIXe siècle et à la veille de la Seconde Guerre, la poussée antisémite va en effet de pair avec la montée du nationalisme et de la xénophobie, que la gauche ne sait pas toujours combattre. L’antisémitisme se construit sur un ensemble de représentations erronées mais efficaces qui reposent sur des images ancrées dans les mentalités : en démontrer le caractère fallacieux ne suffit pas à les éliminer. Ces manifestations d’antisémitisme à gauche rejoignent souvent le discours des catholiques, de la droite et l’extrême droite.

Tout commence sous la forme d’un antijudaïsme économique, reposant sur le vieil antijudaïsme religieux, massif dans la France catholique du début du XIXe siècle. Cette image des Juifs, profiteurs et usuriers, remonte au Moyen-Âge, mais acquiert une vigueur nouvelle avec les débuts du capitalisme. Or certains socialistes utopiques assimilent le capitalisme aux Juifs. Des années 1830 jusqu’à l’affaire Dreyfus, plusieurs d’entre eux reprennent à leur compte cette image du Juif profiteur qu’ils assimilent à « Rothschild ». L’antijudaïsme est particulièrement fort chez Toussenel. Celui de Proudhon s’explique en partie par sa rivalité avec Marx mais s’exprime rarement dans des textes publics ; certains disciples de Blanqui tiennent également un tel discours. L’image du Juif banquier décline avec lenteur jusqu’en 1914, plus nettement ensuite jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

La deuxième forme d’antisémitisme à gauche apparaît dans la décennie 1880 et coïncide avec la naissance de l’antisémitisme moderne. La montée du nationalisme en France et en Europe suscite des mouvements xénophobes d’extrême droite et antisémites. En s’emparant des thèmes de la nation et du drapeau, le nationalisme favorise le racisme. Les organisations ouvrières font alors leurs débuts. Traumatisés par les souvenirs de la répression anti-ouvrière féroce exercée à l’issue de la Commune, seul un petit nombre de militants sont capables de réfléchir à ces idéologies nouvelles que sont nationalisme, xénophobie et antisémitisme. Persuadés que le socialisme se construira sur la base de la « science », ils se laissent prendre aux sirènes de la pensée racialiste apparue deux décennies plus tôt.

Symbolisé par le succès des livres de Drumont, la naissance de l’antisémitisme moderne s’explique aussi par des facteurs conjoncturels. Vient tout d’abord la conjoncture économique : la crise nourrit la xénophobie. Joue également le contexte politique, marqué par la lutte entre catholiques et républicains anticléricaux, puis par les affaires Panama et Dreyfus. Dans une France meurtrie par la défaite de 1870, le Juif est assimilé par la grande presse au Prussien. La communauté juive française - 80 000 personnes sur 39 millions de Français - est alors l’une des plus petite d’Europe, ce qui n’empêche pas l’antisémitisme de progresser, à droite comme à gauche. Les organisations ouvrières, partis et syndicats, sont minoritaires au sein du monde du travail et plus encore dans la société. Leur faiblesse explique pourquoi elles reprennent à leur compte les stéréotypes que la « science » est censée valider. Cette dernière définit la « race » blanche comme la race supérieure et cette conception justifie l’aventure colonialiste À l’ancien antijudaïsme religieux, puis économique, se superpose un antisémitisme nouveau qui, teinté de xénophobie, dévalorise la « race » juive et l’associe aux images les plus dégradantes. Il faudra attendre les lendemains de la Grande Guerre pour que cet antisémitisme racial amorce un lent recul.

Précédée par le scandale de Panama qui a réactivé l’image du banquier Juif, l’affaire Dreyfus est à la fois cause et conséquence d’une vague antisémite qui culmine en 1898. Grâce à Jean Jaurès et Lucien Herr, socialistes et anarchistes comprennent qu’ils ne peuvent avoir rien de commun avec les antisémites, ennemis de la République. Ce tournant est capital dans l’histoire du rapport de la gauche à l’antisémitisme : dès lors, elle considérera ce dernier comme un ennemi. Très rares seront dès lors ceux qui, à gauche, le défendront. Ils le feront toujours de façon subliminale et prendront le soin d’affirmer qu’ils ne sont pas antisémites. Ce courant subsiste néanmoins chez les « déçus du dreyfusisme », ceux qui, dépités par la conclusion de l’Affaire, se détournent de la République. Il s’effectue alors au sein de la gauche un reclassement qui subsiste jusqu’à nos jours : ceux qui flirtent avec des propos antisémites se trouvent à l’extrême gauche et rejettent la démocratie. Jusqu’en 1914, ces antisémites sont quelques antimilitaristes, des syndicalistes révolutionnaires et Georges Sorel : tous méprisent le suffrage universel et défendent l’action violente des minorités.

Après la période de basses eaux antisémites qui va de 1914 à la fin des années 1920, une nouvelle phase d’antisémitisme apparaît à gauche. Ses justifications précédentes - le Juif symbole du capitalisme, puis le racialisme - perdent peu à peu du terrain. Mais à la crise économique qui entraîne une montée de la xénophobie en France s’ajoutent les « arguments » des Protocoles des sages de Sion, dénonçant le complot fomenté par les Juifs pour dominer le monde. De plus, le traumatisme provoqué par la Grande Guerre suscite un pacifisme massif dans le pays. Depuis la fin du xixe siècle, le pacifisme a été une des valeurs de la gauche. Mais traumatisée par son échec à avoir pu empêcher la Grande Guerre et incapable de comprendre la nouveauté du nazisme, une partie grandissante de la gauche défend jusqu’en 1939 un pacifisme de plus en plus résigné. Elle en vient à avancer une image nouvelle du Juif, dénoncé maintenant comme un fauteur de guerre contre Hitler et à considérer comme des irresponsables ceux qui prônent la fermeté à son égard : les Juifs qui veulent combattre le nazisme pour défendre leurs coreligionnaires allemands persécutés sont les premiers visés. La France connaît alors une vague antisémite très forte que l’arrivée au pouvoir du socialiste Léon Blum renforce encore. Dans ce contexte, la division s’approfondit entre les antifascistes et les pacifistes qui tiennent un discours antisémite de plus en plus décomplexé. Un certain nombre rompront avec la gauche, collaboreront avec Vichy et même avec les nazis. Mais leur influence est marginale à la Libération .

L’antisémitisme apparaît au sein de l’extrême gauche dans les années 1950 sous une quatrième forme, le révisionnisme et deux décennies plus tard, le négationnisme. Le premier minimise le génocide et le second en vient à le nier en accusant les Juifs de tirer profit de sa mémoire. Ce déni du réel repose sur une vision schématique du marxisme, le rejet de la démocratie, de l’antifascisme et un anticommunisme profond. Il est conçu par deux militants issus de l’extrême gauche qui ont rompu avec elle : Rassinier et Guillaume, son héritier spirituel. Quelques militants d’extrême gauche manifestent des complaisances à leur égard mais finissent bientôt par s’en détacher. Outre un manque de sens critique, cet aveuglement s’explique par la permanence de deux stéréotypes antérieurs : l’antisémitisme économique - tous les Juifs sont des profiteurs - et le pacifisme des années 1930 pour qui la Seconde Guerre a été provoquée par les Juifs. La culture d’ultra-gauche a constitué un terrain favorable à l’élaboration du révisionnisme puis du négationnisme.

Depuis l’entre-deux-guerres, la critique du sionisme puis d’Israël à partir de 1948 entraîne une cinquième forme d’antisémitisme à l’extrême gauche. Jusqu’en 1914, la gauche française a été indifférente à l’égard du sionisme qui est alors très minoritaire dans le pays. Puis la SFIO adopte une attitude plus ouverte à partir de la décennie 1920 avant d’apporter son soutien indéfectible à Israël. De son côté, le PC a rejeté le projet sioniste, mais sans antisémitisme. Après avoir soutenu brièvement Israël à ses débuts, il prend ses distances avec lui sans propos antisémite, en dépit de quelques dénonciations du « sionisme » parfois ambigües. L’extrême gauche voit dans ce dernier une forme de colonialisme puis Israël est accueilli diversement par les anarchistes et avec indifférence par les trotskystes. La critique des pratiques « colonialistes » d’Israël, le soutien au FLN algérien et à l’Égypte de Nasser conduisent quelques anticolonialistes, tels que Vergès, à un antisionisme affirmé dans les années 1960. Après la guerre des Six Jours, (1967) l’extrême gauche s’engage de plus en faveur des Palestiniens et manifeste une hostilité croissante envers l’État hébreu.

Loin de se présenter dans leur « pureté », ces différentes formes d’antisémitisme à gauche s’influencent réciproquement durant ces deux siècles. Elles reposent d’abord sur la force de l’ancien antijudaïsme puis sur la puissance de l’antisémitisme autour de différentes représentations où l’accent est privilégié sur tel ou tel « argument », en fonction du moment. Toussenel et Proudhon ont dénoncé la « race » juive avant que ne soient élaborées les théories racialistes. Les socialistes des années 1880 ont fait appel à ces théories mais ont aussi utilisé l’image du Juif riche et privilégié ; Rassinier également mais il s’est servi aussi du pacifisme de l’entre-deux-guerres pour élaborer le révisionnisme. La longévité de l’antisémitisme, y compris à gauche, a favorisé sa justification sur la base d’un argumentaire diversifié. Toutefois, et à la grande différence de la droite, aucune organisation de gauche n’a jamais inscrit l’antisémitisme à son programme.

  A-t-il existé un antisémitisme spécifique à la gauche ? Elle s’est le plus souvent contentée de ressasser les stéréotypes de l’heure. Elle a parfois innové en associant les Juifs au capitalisme naissant, mais depuis des siècles, ils étaient stigmatisés comme des usuriers par la société chrétienne. Influencés par cette image, Toussenel et certains socialistes font du Juif un profiteur, contribuant ainsi au développement de l’antisémitisme économique. Dans les années 1880, les socialistes croient au caractère scientifique de la pensée racialiste et ils sont fascinés par Drumont. Durant la décennie 1930, les pacifistes sont influencés par la xénophobie générale et de façon indirecte par les Protocoles des sages de Sion. Le PC et l’extrême gauche rejettent le sionisme, puis critiquent Israël, non sans quelques dérapages antisémites. De leur côté, le révisionnisme puis le négationnisme innovent en niant la Shoah tout en s’appuyant sur l’image anciennes du Juif privilégié qui tire les ficelles de la politique mondiale. Plutôt que de parler d’un antisémitisme de gauche, retenons l’existence d’un antisémitisme défendu par la droite auquel la gauche a succombé, notamment lors des années 1880-1890, puis 1930. La gauche a commis l’erreur de ne pas comprendre la nocivité de l ‘antisémitisme.

L’importance de l’antisémitisme à gauche varie dans le temps et dans l’espace. Tout d’abord, il est sans commune mesure avec celui propagé par les catholiques et la droite à la fin du XIXe siècle. Durant l’affaire Dreyfus, le quotidien catholique La Croix, qui est lu par 500 000 lecteurs, se proclame « le journal le plus anti-Juif de France » ; de son côté, l’ensemble de la presse socialiste et anarchiste ne touche pas plus de 8% du lectorat. En revanche si l’influence de Toussenel reste secondaire, celle de Proudhon est beaucoup plus forte sur le syndicalisme. Les publications de gauche où l’on relève des dérapages antisémites ont le plus souvent une très faible audience. Doit-on alors en conclure que l’antisémitisme à gauche a été un phénomène marginal ? La réalité est plus complexe en particulier parce que la question de l’antisémitisme au sein du monde du travail reste posée. A-t-il existé en son sein un antisémitisme spécifique où a-t-il été peu réceptif à ce courant ? Par ailleurs, l’antisémitisme est allé fort en France jusqu’à la fin de l’affaire Dreyfus puis n’a cessé de décliner, avant de connaître une nouvelle poussée dans les années 1930. Toute comparaison entre ces deux « pics » et la situation actuelle conduit à relativiser cette dernière, mais concluons par deux remarques. Les craintes ressenties aujourd’hui par les Juifs sont insuffisamment entendues par la gauche et elle n’est nullement immunisée « par nature » contre l’antisémitisme.

            L’antisémitisme est toujours injustifiable et il n’en existe pas une forme de « gauche » qui serait moindre que celle de « droite » : cette manifestation de haine et d’exclusion ne peut bénéficier d’aucune complaisance. Faut-il accuser la gauche d’être la principale responsable de la vague antisémite qui infecte actuellement notre pays ? A se focaliser sur la responsabilité de la gauche, on risque d’oublier celui, très fort, issu de la droite et surtout de l’extrême droite. La vague antisémite actuelle suscite une angoisse des Juifs de France dont la gauche doit tenir compte. Or sa mobilisation contre les exactions antisémites survenues ces dernières années est bien moindre qu’auparavant. Mais aucun relativisme n’est admissible en ce domaine. La gauche ne risque-t-elle pas de succomber à nouveau au piège de l’antisémitisme ? Aucune organisation de gauche ne tient des propos ouvertement antisémite mais certaines deviennent passives et même complaisantes à son égard. Ne sont-elles pas en train d’abandonner le combat contre l’antisémitisme que la gauche a longtemps mené ?

[1] Spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier, notamment du syndicalisme et de la mutualité, il a été directeur de recherche au CNRS au Centre d'histoire sociale du XXe siècle à l'université Paris I. Il est l’auteur de L'antisémitisme à gauche : histoire d'un paradoxe, de 1830 à nos jours, Paris, La Découverte, 2009, 345 p.

 


L’antisémitisme comme socialisme des imbéciles

L’histoire de l’antisémitisme à gauche en Europe reste aujourd’hui à écrire. Ce fléau a cependant affecté plusieurs pays du Vieux Continent et certains connaissent encore aujourd’hui des manifestations d’antisémitisme à gauche. Il semble avoir été assez faible chez les socialistes en Allemagne, en Autriche et en Grande-Bretagne. En Russie, la violence des pogroms et de l’oppression massive subis par les Juifs explique pourquoi les socialistes n’ont pas été antisémites. En revanche, l’antisémitisme à gauche a eu un certain écho en Belgique, par la voix de l’un des principaux intellectuels du Parti ouvrier belge (POB), Edmond Picard (1836-1924). Se réclamant de Toussenel et de Proudhon, il dénonça en 1892 dans sa Synthèse de l’antisémitisme l’émancipation des Juifs réalisée par la Révolution française, comme la cause du « péril Juif ». Il associa la question sociale à la question juive, en s’en prenant à Rothschild et aux Juifs, qu’il qualifia de maîtres du monde. Il appela les socialistes à résoudre le « problème Juif », dont il faisait aussi un problème racial. Leonty Soloweitschik[1] s’éleva bientôt contre ces affirmations. En juin 1898, il signa dans Le Peuple, le quotidien du POB, une lettre ouverte à Picard qui venait d’y défendre l’antisémitisme. Tout en s’affirmant sceptique sur la valeur scientifique et les tendances morales de Picard, Le Peuple estimait avoir fait œuvre utile en lui permettant de s’exprimer. Toutefois, le journal se crut obligé d’insérer la protestation de Leonty Soloweitschik qui contestait toute valeur scientifique aux opinions de Picard ; il lui reprochait son ignorance de l’histoire du peuple Juif et contestait formellement l’idée selon laquelle il existait une « race juive ». Il dénonçait son pseudo-scientisme et trouvait absolument contraire au socialisme d’invoquer le sentiment humanitaire pour provoquer la haine entre les hommes. En 1899, Picard développa à nouveau ses conceptions L’Aryano-Sémitisme ; mais il quitta le POB sept ans plus tard. Jules Destrée (1863-1936), qui fut stagiaire chez Edmond Picard avant de devenir un ténor du POB, tint également des propos antisémites. Quelle fut l’audience de ces deux hommes ? Furent-ils isolés ou représentèrent-ils un courant plus large ? En tout cas, d’autres dirigeants du POB - le plus connu fut Émile Vandervelde - s’opposèrent à ce discours. La question se posa au même moment, mais de façon moins vive, au sein de l’Internationale socialiste. Lors de son IIe congrès (Bruxelles, 1891), l’américain Abraham Cahan avait proposé une motion condamnant l’antisémitisme. Mais les congressistes votèrent une motion mettant sur le même plan « les excitations antisémitiques et philosémitiques » ; ce dernier terme fut ajouté au texte initial à l’initiative de deux délégués français. Toutefois, cet équilibre fragile fut bientôt remis en cause au sein de l’Internationale par le Bund, récemment fondé : dès lors, un nombre croissant de socialistes conscients de la réalité d’un prolétariat Juif l’organisèrent au sein de partis autonomes, adhérents à l’Internationale socialiste.

La question de l’antisémitisme à gauche s’est posée également en Italie, mais de façon assez limitée. A cela plusieurs raisons : la faiblesse de la communauté juive, l’activité très limitée des Rothschild dans la Péninsule et la répression à laquelle ont été confrontées les organisations de gauche à partir de l’ère mussolinienne. Il faut toutefois noter depuis les années 1950 dans ce pays des dérapages antisémites, tenus sous le masque de l’antisionisme, au sujet du conflit-israélo-palestinien. Enfin l’antisémitisme à gauche a fait des ravages dans le Labour Party, dirigé de 2015 à 2020 par Jeremy Corbin. Son successeur les a reconnus mais pas Jean-Luc Mélenchon, le dirigeant de LFI, dont les dérages antisémites se sont multipliés ces dernières années.

 

[1] Voir sur ce dernier le texte sur le prolétariat juif

 


Le mouvement sioniste et la gauche (1897-1948)

Mouvement politique apparu à la fin du XIXe siècle, le sionisme a pour objectif la création d’un État Juif. Depuis les années 1850, les origines de ce mouvement reposent sur la synthèse entre le socialisme révolutionnaire des masses juives d’Europe centrale et orientale soumises à l’oppression, et le nationalisme qui ne cesse de croître en Europe. L’acte de naissance du sionisme se situe en 1897 et il trouve en T. Herzl son porte-parole. Le sionisme exhorte les Juifs à s’installer en Palestine et à y créer un État, qui verra le jour en 1948. T. Herzl se différencie des penseurs de la question juive sur deux points. Á la différence des assimilationnistes qui considèrent l’antisémitisme comme appelé à disparaître, il voit dans ce dernier un mal incurable auquel l’assimilation ne pourra mettre fin. Ensuite, contrairement aux défenseurs de cette dernière pour qui la question juive est de nature religieuse ou sociale, T. Herzl la traite sous l’angle national dans le sillage de la problématique des nationalités, si forte alurs. Mais le sionisme vient trop tard sur la scène politique pour disposer d’un espace national spécifique. La contradiction majeure à laquelle il est confronté jusqu’en 1948 - elle se posera ensuite à l’État d’Israël - est sa revendication d’un territoire déjà habité.

Dernier avatar de l’État-nation, le sionisme a une audience très limitée en Europe, sauf en Russie et en Pologne, jusqu’à la Grande Guerre. Le projet d’un État Juif en Palestine est rejeté par les Juifs assimilés, les religieux orthodoxes et les révolutionnaires. Ses débuts sont décevants en France car les Juifs lui sont en majorité hostiles. Engagés depuis 1791 sur la voie de l’assimilation, ils croient au lendemain de l’Affaire Dreyfus que l’antisémitisme est appelé à disparaître : le sionisme est donc pour eux une réponse inadéquate. En 1914, sur la centaine de milliers de Juifs de l’Hexagone, le sionisme regroupe un millier de personnes. Son influence est tout aussi faible auprès des quarante mille Juifs de Belgique, en dépit de l’existence d’une Fédération sioniste qui publie un hebdomadaire Hatikwah (L’espoir) à partir de 1910. Il a peu plus de succès en Allemagne. Fondée en 1897, la Fédération sioniste, regroupe en 1914 une dizaine de milliers de personnes, soit 5 % des Juifs allemands. De son côté l’Association centrale des citoyens allemands de foi israélite contribue à l’assimilation de trois cent mille personnes, soit plus de la moitié de la communauté juive dans ce pays. A l’échelon mondial, la Fédération allemande vient au troisième rang, après celles des États-Unis et de la Russie, pays où les Juifs sont très nombreux.

En Grande-Bretagne, le sionisme n’a d’abord qu’une très faible audience : la majorité de la communauté juive anglo-saxonne y est hostile, ou au mieux indifférente. A partir de 1910, il connaît un certain essor avec l’arrivée d’une nouvelle génération autour de Chaim Weizmann. En 1914, la Fédération britannique compte une cinquantaine de sections ; un texte soutenant la création d’un foyer pour le peuple Juif en Palestine, reconnu publiquement et garanti juridiquement, est signé par soixante-dix-sept mille Juifs. Le sionisme reçoit initialement un accueil plus favorable dans l’Empire austro-hongrois, en particulier chez les socialistes, dans un État confronté au problème des nationalités. Les socialistes rejettent l’opposition entre assimilation et sionisme, tout en défendant le principe de l’autonomie nationale culturelle, notamment juive. Le sionisme a davantage d’écho en Europe centrale, orientale et en Russie, confrontées à un antisémitisme violent. La Fédération russe est de loin la plus importante, mais son poids au sein du mouvement international reste faible. En Pologne, les Juifs, très nombreux, créent en 1897 le Bund mais ce parti ne croit pas à la perspective d’un État Juif en Palestine : il juge cette région trop petite et il pense que ce projet entraînera un conflit entre Juifs et arabes. Jusqu’à la Grande Guerre, le sionisme est donc incapable d’acquérir une large audience au sein des communautés juives européennes. Il présente également des spécificités nationales. Son influence est inversement proportionnelle à celle de l’assimilation : plus cette dernière est poussée, moins il est fort, comme on le voit en France et en Grande-Bretagne.  Il a un peu plus d’écho en Allemagne où l’intégration, inachevée, limite l’assimilation ; il en a davantage en Europe orientale et en Russie où intégration et assimilation restent à réaliser. Enfin, il est affaibli par des dissensions entre la première génération et une plus jeune qui, emmenée par C. Weizmann et les dirigeants russes, prend la direction internationale du mouvement à la veille de la Grande Guerre. Le conflit entraîne deux changements importants pour le sionisme : il progresse, moins en raison de sa progression intrinsèque que par sa capacité à intervenir dans la politique internationale, et son centre de gravité se déplace de Berlin à Londres. Aux États-Unis, les sionistes, au nombre d’une douzaine de milliers en 1914, gagnent rapidement du terrain. Dès le début de la guerre, tous les dirigeants sionistes européens,  excepté ceux de Russie, se prononcent en faveur de leurs patries respectives ; aussi, la distance se creuse entre Allemands et Britanniques. En 1917, les sionistes britanniques remportent un grand succès avec la Déclaration Balfour : élément de la politique étrangère britannique, ce texte vise à lui rallier les Juifs américains et russes et à les mobiliser contre l’Allemagne. Mais rendu public deux jours après la prise du pouvoir par les bolchéviques, il intervient trop tardivement pour exercer une influence en Russie. Il est accueilli froidement par les Juifs français et avec indifférence par le gouvernement de la République. En posant la perspective d’un État Juif, la Déclaration Balfour n’en pas moins un élan décisif au sionisme. Mais elle est lourde d’une contradiction qui dure jusqu’à nos jours : elle passe sous silence le fait que la Palestine est un territoire déjà habité.

La Déclaration Balfour n’en crée pas moins une situation nouvelle face à laquelle la gauche doit se situer. Elle assimile d’abord le sionisme à une manœuvre de l’impérialisme britannique mais bientôt les socialistes le considèrent de façon plus positive. En 1919, une conférence socialiste internationale tenue à Amsterdam adopte une résolution demandant que le règlement des questions concernant les Juifs se fasse sur la base des principes généraux de la liberté des peuples. Elle prône l’égalité intégrale et la protection internationale des Juifs, comme des autres minorités nationales. Elle revendique la liberté d’immigration et d’établissement des Juifs dans tous les pays. Elle affirme enfin que le peuple Juif a le droit de créer un centre national en Palestine sous le contrôle de la Société des Nations, sans oublier les intérêts des autres populations du pays. En 1928, plusieurs dirigeants socialistes - R. Breitscheid, L. de Brouckère, A. Henderson, C. Huysmans - adhèrent à un Comité socialiste pour les travailleurs Juifs en Palestine. S’appuyant sur l’exemple des kibboutzim, des fermes collectives juives, le point de vue de l’Internationale socialiste est que les sionistes ont inventé une nouvelle forme de socialisme à visage humain. Le président de l’Internationale socialiste, le Belge Émile Vandervelde est un fervent sioniste. Dans la Palestine mandataire, le dirigeant du Parti Ouvrier Belge découvre un véritable paradis des travailleurs : « “Je ne sais pas s’il y a encore beaucoup de gens qui se reconnaissent dans le matérialisme historique des bolchéviques. Si ce type de marxistes existe encore, je leur donnerais le bon conseil de se rendre en pèlerinage à Jérusalem et de visiter la Palestine juive.” Vandervelde y trouve un “communisme tolstoïen qui réalise une synthèse entre travail spirituel et physique”. Il visite également Degania, le premier kibboutz, et est fortement impressionné : “Pas de mouches dégoûtantes comme ailleurs, c’est shabbat, jour de repos, et les communistes ont retiré leurs habits de travail et ont l’air très soignés.” En 1928 se réunit à Bruxelles une Conférence internationale socialiste pour une Palestine des travailleurs. Il en résulte la création d’un comité permanent dont font partie Émile Vandervelde, Louis De Brouckère, Camille Huysmans et une série de dirigeants socialistes européens, notamment de France, d’Angleterre, d’Allemagne, des Pays-Bas et d’Italie. Le dirigeant américain Eugene Debs, l’inventeur de la journée du 1er mai, en fait également partie. De son côté, Camille Huysmans, un autre ténor du POB, voit dans le sionisme autre chose qu’une utopie réactionnaire. Notant que les Juifs ont fertilisé une partie de la Palestine alors que les arabes ont peu fait pour la développer, il en conclue que les Juifs ont droit à un territoire national ; il soutient le socialiste britannique Henderson qui s’est prononcé en faveur de la Déclaration Balfour. En revanche, le Parti communiste et l’extrême gauche dénonceront le sionisme comme mouvement nationaliste et bourgeois. Il reviendra progressivement aux Américains et aux Britanniques de diriger le mouvement sioniste jusqu’à la création de l’Etat d’Israël. Le mouvement sioniste sera affecté par la montée au pouvoir de Staline à la fin des années 1920 et bien plus encore par le triomphe de Hitler en 1933. Toutefois, en 1947, Staline soutiendra à l’ONU la création d’un Etat juif en Palestine, allant jusqu’à lui fournir, via la Tchécoslovaquie, les armes nécessaires pour repousser l’année suivante les armées coalisées de cinq Etats arabes.

 


Marx et les Juifs

Jusqu’à la Révolution française, les Juifs ont été le plus souvent perçus à travers la figure médiévale de l’ennemi du christianisme et comme des usuriers. A partir des années 1830 d’autres facteurs de rejet s’ajoutent à ce stéréotype. Apparu en Europe sous la Renaissance, le mythe du Juif errant connaît alors la consécration littéraire. Et surtout avec les débuts du capitalisme, les attaques contre les Juifs se concentrent sur le prétendu rôle économique de cette race jugée néfaste. Ces idées reposent sur un fort antijudaïsme.

De façon apparemment paradoxale, Karl Marx contribue à donner des arguments à l’antisémitisme à gauche avec son texte sur la question juive (1843). Certains ont vu dans ce dernier une preuve de l’antisémitisme de l’auteur du Capital. Mais il ne constitue qu’une brève étape dans la construction de sa pensée. En 1843, Bruno Bauer, enseignant à l’université de Bonn, s’interroge : les Juifs d’Allemagne doivent-ils revendiquer leur émancipation politique ? L’Allemagne est alors divisée en une multitude d’États dont seuls certains accordent les droits civiques aux Juifs : il faudra attendre l’unité allemande (1871) pour que la plus grande partie de ces droits soient reconnus par l’Empire. Élevé dans la religion protestante, mais devenu athée, Bauer prétend que les Juifs sont inférieurs aux chrétiens et ne peuvent s’intégrer à la société ; plusieurs intellectuels Juifs expriment alors leur désaccord avec lui. Marx et Bauer, qui sont tous deux des disciples critiques de Hegel, se connaissent. Marx défend publiquement Bauer, sans être entièrement d’accord avec lui : il estime que pour s’émanciper, les Juifs devront se détacher complètement et définitivement du judaïsme. Il ne suffit pas aux Juifs de revendiquer les droits civiques : ils doivent aussi réclamer la garantie de la liberté religieuse, droit imprescriptible du citoyen. Ce n’est pas la religion qui conditionne la vie des Juifs mais les conditions d’existence qui leur ont été imposées : en les enfermant dans « l’argent », les États allemands ont favorisé l’émergence de la caricature sociale du « judaïsme ». L’analyse de Marx est schématique. Elle réduit le judaïsme à l’argent, au commerce à l’empire de la propriété privée et l’assimile au développement de la société bourgeoise. En conclusion, il estime que « l’émancipation sociale du Juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme. » Par ailleurs, dans sa correspondance privée, Marx se laissera aller ultérieurement à de nombreuses remarques hostiles envers les Juifs, notamment à l’égard du socialiste Ferdinand Lassalle. Mais ces préjugés sont alors partagés par de nombreux contemporains, y compris par certains intellectuels Juifs. On a parfois avancé l’idée selon laquelle l’attitude de Marx s’expliquerait par la « haine de soi juive », cette notion apparue au tournant du XXe siècle qui consiste à intérioriser le regard négatif de la société. Petit-fils de rabbin, fils d’un converti au protestantisme, lui-même éduqué dans cette religion, Marx a-t-il rejeté ses origines ? Il a pu ressentir son milieu familial d’une façon contradictoire, mêlée d’attirance et de rejet. Lié à certains Juifs, Marx n’en a pas moins exprimé de vives critiques à leur égard. Ces critiques - leur « égoïsme consubstantiel », leur fascination pour « le Dieu/Argent » - proviennent vraisemblablement de l’influence exercée sur Marx par Feuerbach qui semble avoir associé deux accusations contre les Juifs : ils ont été des déicides et ils sont matérialistes. Marx a été influencé par Emmanuel Kant, qui a contribué à la formation de la pensée antisémite, ainsi peut-être que par certains socialistes français, et en particulier Fourier. Ce texte de Marx a suscité jusqu’à nos jours une abondante littérature. Certains voient en son auteur un antisémite et d’autres lui reprochent de s’être fait l’écho des préjugés de son temps. D’autres commentateurs réfutent au contraire la vision d’un Marx antisémite. En réalité, ce texte qui doit être lu attentivement repose sur trois éléments. Sa lecture doit être faite dans le contexte de l’Allemagne des années 1840 et non à l’aune ultérieure du Capital. Marx est alors un penseur qui se cherche. Il connaît mal le problème Juif et ne fait que répéter l’argumentation des défenseurs allemands de l’assimilation : son plaidoyer en faveur de l’émancipation des Juifs va à l’encontre de ce que disent alors les socialistes utopiques, notamment Toussenel et Proudhon. Ensuite, Marx ne reviendra jamais ultérieurement sur la question juive, ce qui témoigne de son peu d’intérêt pour elle. Enfin, ce texte n’aurait jamais suscité de telles polémiques si Marx n’avait accédé ultérieurement à la notoriété : son écrit de jeunesse serait alors oublié aujourd’hui. C’est pourquoi en faire un antisémite n’a aucun sens. En 1890, Friedrich Engels sera le premier dirigeant du mouvement ouvrier à s’élever contre l’antisémitisme. En revanche, plusieurs militants de gauche utiliseront le texte de Marx dans un sens antisémite. Ainsi, libre-penseur et alors anarchiste, Auguste Hamon stigmatise à la fin du XIXe siècle « les agissements malhonnêtes et criminels de Rothschild » et dénonce la morale juive dont le seul objectif est de gagner de l’argent. Il dénonce « les Juifs rués depuis cent ans à la curée de la France… Sans avoir travaillé, ils obtiennent actuellement la plus grande part de la fortune territoriale et avec leurs complices, les judaïsants, maîtres des valeurs, ils commandent aux parlementaires corrompus ». Le texte de Marx sera utilisé à plusieurs reprises par des antisémites jusqu’à nos jours, y compris par des négationnistes. Les polémiques engendrées par ce texte contrastent avec le silence assourdissant existant sur la pensée ouvertement antisémite, raciste et machiste de Proudhon, un des principaux inspirateurs du socialisme français. Il défend un projet de société reposant sur une économie à base de petits propriétaires indépendants dont les rapports seront régis par l’échange libre et réciproque de produits et de services. En 1846, Proudhon publie la Philosophie de la misère que Marx tourne en dérision dans sa Misère de la philosophie, où il lui reproche son ignorance des théories économiques. L’année suivante, Proudhon qualifie dans ses Carnets, Marx de « ténia du socialisme » ; la polémique s’envenime ensuite. Mais alors que l’antisémitisme de Proudhon est rarement évoqué par les chercheurs, le texte de Marx continue de susciter de nombreuses polémiques.

 

 


Le prolétariat Juif

Moise Hess, un condisciple de Karl Marx, fut le premier à utiliser le terme de « prolétariat Juif ». Puis Leonty Soloweitschick étudia la condition des Juifs pauvres, dans le cadre d’une thèse soutenue en 1898 à l’Université libre de Bruxelles. La même année, les allemanistes, une des branches du socialisme français, s’exprimèrent également en ce sens, signe d’un début de remise en cause des stéréotypes antisémites ; ils restaient néanmoins solidement répandus dans toute l’Europe. Lorsque L. Soloweitschik proposa sa recherche à un professeur de l’Université de Genève, il obtint cette réponse : « Mais y a-t-il donc des ouvriers Juifs ? J’ai cru jusqu’ici que tous les Juifs étaient des banquiers ». L. Soloweitschik s’attaquait donc à l’un des fondements de l’argumentaire antisémite, en montrant que les Juifs étaient d’abord des exploités, notamment aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Roumanie et en Russie. L’antisémitisme connaissait un essor considérable depuis une quinzaine d’années sur le Vieux Continent. En France et en Belgique, les répercussions de l’affaire Dreyfus, qui atteignit sa plus grande intensité en 1898, provoquèrent une réaction à cette vague antisémite. Elle coïncida avec le début des migrations de masse de Juifs d’Europe orientale et de Russie vers la Grande-Bretagne, la France et plus encore les États-Unis. Au même moment apparurent les débuts du sionisme et des premières organisations ouvrières juives dans la IIe Internationale.

Sur les huit millions de Juifs vivant alors dans le monde, sept millions étaient des pauvres et plus de 80 % d’entre eux vivaient dans une indigence extrême, notamment en Russie, en Galicie, en Roumanie, en Serbie et en Turquie. Artisans pour la plupart, ils étaient particulièrement démunis, comme c’était le cas des tailleurs de Londres, de New York et de Russie. Le développement du capitalisme avait provoqué une réduction sensible de leurs salaires et une aggravation de leurs conditions de travail. On a longtemps analysé la révolution industrielle au prisme de la grande entreprise. Pourtant jusqu’en 1914, les artisans qualifiés furent plus nombreux dans la plupart des pays, que les « prolétaires », évoqués par les socialistes à travers un vocabulaire marxiste. Tel fut le cas en Grande-Bretagne des ouvriers du vêtement, de la chaussure, de la casquette, de la fourrure, des cigares, etc., bref de tous ceux qui ne relevaient pas de la grande industrie. Il en fut de même dans les autres pays : ce prolétariat n’avait pas grand-chose à voir avec la grande industrie ; il s’agissait bien davantage d’une population laborieuse d’ouvriers qualifiés et d’artisans.

En France, les Juifs étaient 80 000, soit deux millièmes de la population française et les banquiers ne représentaient qu’une partie infime d’entre eux. Jusqu’au milieu du xixe siècle, les Juifs avaient vécu dans des conditions modeste avant que, au tournant du xxe siècle, ils accèdent dans leur majorité à la moyenne bourgeoisie. Durant ces cinq décennies, la proportion des Juifs travailleurs non spécialisés ne cessa de diminuer alors que celle des professions libérales et supérieures augmentait ; les Juifs artisans restaient cantonnés dans les secteurs de l’artisanat traditionnel. Toutefois, l’arrivée massive de Juifs d’Europe de l’Est à partir des années 1880 provoqua un changement sensible dans la composition du groupe Juif parisien

En 1898, vivaient aux Pays-Bas 97 000 Juifs, dont 54 000 à Amsterdam, en Grande-Bretagne plus de 100 000, dont 60 000 à 80 000 à Londres, et aux États-Unis, environ un million de Juifs dans les grandes villes : 350 000 à New York, 150 000 à Boston et autant à Chicago. En Roumanie, ils étaient entre 240 000 à 300 000. Au début de la décennie 1890 marquée par de nombreux pogroms en Russie, les Juifs auraient été 1,4 million de personnes. Il y avait aussi des Juifs pauvres dans d’autres pays. En Belgique, le nombre d’ouvriers Juifs à Bruxelles et à Anvers, notamment dans l’industrie du diamant, semble y avoir été relativement plus grand qu’en France. En Allemagne, 3 300 Juifs se seraient livrés à l’agriculture, 45 000 à l’industrie et 133 000 au commerce en 1895. En Palestine, près d’un millier de personnes habitaient à Jérusalem.

On connaît certaines de leurs conditions de travail. Tel est le cas des huit opérations du travail des diamantaires, grâce à des données fournies par l’Union générale néerlandaise des ouvriers diamantaires ; cette organisation nous apprend également que 60 % des ouvriers diamantaires des Pays-Bas étaient des Juifs. En Grande-Bretagne et aux États-Unis. l’ouvrier Juif était surexploité par le « sweating system » (le « système qui fait suer », le système qui exploite), qui entraînait un travail aux cadences infernales, exécuté dans des conditions épouvantables, avec des horaires démentiels ; le tout pour un salaire de misère. Les conditions d’existence de ces travailleurs variaient évidemment selon les pays et les sexes. Les femmes étaient davantage exploitées que les hommes : ainsi, une « société » avait été créée pour vendre des juives de Hambourg à Londres et de là, en Amérique Latine. La protection du travail et la protection sociale étaient alors balbutiantes, non d’ailleurs sans des différences entre les pays. Le plus avancé était l’Allemagne avec ses Assurances sociales, instaurées dans les années 1880. Mais la protection sociale était le plus souvent beaucoup plus embryonnaire dans la majorité des pays d’Europe ; la situation la pire se trouvait en Europe centrale et en Russie.

 


La gauche radicale et l’antisémitisme

La crise actuelle de la gauche - l’effondrement du communisme, l’incapacité des partis socialistes à répondre aux besoins des couches populaires, à offrir une alternative à la mondialisation et aux questions environnementales - touche la France et toute l’Europe. L’antisémitisme d’extrême droite n’a pas disparu : en 2014 une manifestation organisée à Paris par Jour de colère, a réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes scandant des slogans antisémites et négationnistes. Mais les dérapages antisémites se sont également multipliés depuis deux décennies au sein de l’extrême gauche, en raison des retombées en France du conflit israélo-palestinien, du délitement de l’antifascisme, et de l’essor du populisme. Les trotskystes peuvent revendiquer un intérêt pour la question juive, grâce en particulier au belge Abraham Léon. Dès 1940, ils ont été parmi les très rares personnes qui ont dénoncé le statut des Juifs édicté par Vichy, mais à partir de la Libération, ils sont restés muets sur le génocide. En Mai 68, l’extrême gauche a défilé́ aux cris de « nous sommes tous des Juifs allemands » ; elle ne le ferait plus aujourd’hui. Nombre de ses militants étaient d’origine juive mais cette génération est en train de quitter la scène : les jeunes militants d’extrême gauche n’ont plus aucun souvenir aujourd’hui de l’antifascisme qui avait combattu l’antisémitisme et le racisme à partir des années 1930. La critique d’Israël faite par l’extrême gauche s’inscrit dans son rejet du sionisme depuis la décennie 1920 : pour les trotskystes, le sionisme n’a aucun sens puisque la « question juive » sera résolue par la révolution socialiste. Le long soutien des socialistes à l’État hébreu n’a fait que renforcer les critiques de l’extrême gauche à son égard, mais elle n’a pas remis en cause l’existence d’Israël. En réalité, elle s’y est peu intéressée, même si les anarchistes ont été favorables au mouvement des kibboutzim. A partir de la guerre des Six jours (1967), le conflit devient véritablement israélo-palestinien. Les Français se partagent entre pro-israéliens et défenseurs du monde arabe ; cette division traverse également l’extrême gauche entre les trotskystes et le PSU, d’une part les maoïstes de l’autre. En 1969, les maoïstes mènent plusieurs actions qu’ils qualifient d’« antisionistes », en attaquant notamment la banque Rothschild. Trois ans plus tard lors des JO de Munich, un commando palestinien, Septembre noir, s’empare de l’équipe sportive d’Israël, ce qui provoque dix-huit morts. Cet épisode divise les maoïstes entre une minorité favorable à Septembre noir et une majorité qui le dénonce : des divergences existent aussi chez les trotskystes. En 1980, un attentat contre la synagogue de la rue Copernic provoque des débats au sein de l’extrême gauche : comment distinguer le sionisme de l’antisémitisme ? Avec la disparition du « camp socialiste » (1989-1991), les « Palestiniens » deviennent le symbole de tous les opprimés pour l’extrême gauche. Aussi le conflit israélo-palestinien en occulte pour elle bien d’autres, pourtant beaucoup plus meurtriers. Avec une cinquantaine de milliers morts, le conflit israélo-palestinien vient en 50eme position de tous ceux survenus depuis la Seconde Guerre. La guerre entre l’Iran et l’Irak (1980) a fait 1 million de morts, la guerre civile en Algérie (1991-1997) plus de 100 000 et la guerre en Syrie (depuis 2011) environ 400 000. Evidemment, tout ne se résume pas au seul nombre de morts, toujours trop nombreux : la symbolique a aussi son importance. En défendant une « juste paix au Moyen-Orient », le PS et le PCF s’efforcent, non sans mal, de tenir un discours équilibré entre Israéliens et Palestiniens ; ils ne peuvent être taxés d’antisémitisme. Les choses sont différentes pour l’extrême gauche bien plus favorable aux Palestiniens et qui dénonce parfois le « sionisme » avec des dérapages antisémites, non sans bien des nuances : on le voit avec R. Garaudy, N. Chomsky, J. Ziegler, la liste EuroPalestine aux élections européennes en 2004, etc. Dans le contexte de la seconde Intifada, plusieurs vagues antisémites explosent dans notre pays ; elles sont entrecoupées de périodes d’accalmie. En 2000 lors d’une manifestation organisée à Paris en faveur des Palestiniens par une soixantaine d’organisations de gauche (PCF, CGT, LDH, Verts, MRAP, etc.), un petit groupe crie en arabe « Mort aux Juifs ! ». L’année suivante, lors de la III e Conférence mondiale contre le racisme tenue sous l’égide de l’ONU à Durban (Afrique du Sud), de nombreuses organisations non gouvernementales signent, au nom du droit des peuples et du « relativisme culturel », une déclaration qualifiant Israël d’« État raciste », l’accusant d’« actes de génocide » et de pratiquer un « apartheid israélien » ; cette déclaration est dénoncée par Amnesty International et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme mais approuvée par plusieurs organisations d’extrême gauche. En 2003, lors du Forum social européen (FSE) tenu à Saint-Denis, l’intellectuel suisse d’origine égyptienne T. Ramadan accuse plusieurs intellectuels Juifs - A. Finkielkraut, B.H. Lévy, A. Glucksmann - de privilégier une démarche communautariste, ce qui explique leur soutien à Israël au détriment de la défense universaliste des droits de l’homme. En 2006 la LCR (aujourd’hui NPA) et les anarchistes refusent de manifester en hommage à̀ Ilan Halimi, assassiné parce que Juif. Les Juifs sont pratiquement les seuls à̀ participer à̀ cette manifestation, bien plus limitée que celles organisées au lendemain de l’attentat de Copernic (1980) et des profanations du cimetière de Carpentras dix ans plus tard. En 2012, l’attentat de Toulouse contre les Juifs mobilise peu l’opinion publique, et moins encore l’extrême gauche qui ne participe pas à̀ la manifestation, lancée à l’appel de l’Union des étudiants Juifs de France. À la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo (2015) une partie de l’extrême gauche refuse de manifester, arguant de la présence de nombreux chefs d’État, notamment Benjamin Netanyahou ; mais elle oublie que Mahmoud Abbas est également présent. Cette sous-estimation ou cet aveuglement sont partagés par plusieurs intellectuels d’extrême gauche, parmi lesquels A. Badiou et E. Hazan, directeur des éditions La Fabrique. Les manifestations antisémites se multiplient alors dans l’indifférence de toute la gauche. En 2013, des étudiants de l’Université́ de La Rochelle montent une pièce de théâtre, dans laquelle, sous couvert de dénoncer les ravages de la « finance folle », ils mettent en scène un banquier Juif. L’Université́ ne réagit pas et la gauche brille par son silence. Il faut attendre fin 2017 pour qu’une tribune publiée dans Le Monde attire l’attention sur cette affaire. Une nouvelle étape est franchie en 2016 lorsque. H. Bouteldja, alors dirigeante du Parti des indigènes de la République, publie à La Fabrique un livre indigent sur le plan historique et qui suinte le racisme, l’antisémitisme et le communautarisme ; elle est soutenue par une député de LFI et plusieurs intellectuels. La dénonciation des « élites » opprimant le peuple par l’extrême gauche renforce cet antisémitisme de façon subliminale. Fin 2019, J.-L. Mélenchon commente la défaite du Labour Party aux élections législatives : « Retraite à points. Europe allemande et néo-libérale, capitalisme vert, génuflexion devant les ukases arrogants des communautarismes du CRIF, c’est non ». Et il ajoute : J. Corbin, secrétaire du Labour Party de 2015 à 2020, « a dû subir sans secours la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud. Au lieu de riposter, il a passé́ son temps à s’excuser et à donner des gages. Dans les deux cas, il a affiché́ une faiblesse qui a inquiété́ les secteurs populaires ». J.-L. Mélenchon reprend ici une vieille thématique dénonçant la prétendue action occulte et maléfique des Juifs. L’antisémitisme a fait effectivement des ravages au sein du Labour Party de J. Corbin ; son successeur les a reconnus mais pas J.L. Mélenchon, La progression de l’identitarisme est un autre source de l’antisémitisme à l’extrême gauche. En son sein, une nébuleuse confuse apparue à la fin des années 1980, soutient les « racisés », victimes des « Blancs », du « racisme d’Etat », et appelle à la rupture avec « l’antiracisme humaniste » qui nie l’existence des « races ». Sous couvert de lutte contre le racisme et l’islamophobie, elle attaque de plus en plus violemment la laïcité́, lors de l’attentat contre Charlie-Hebdo, puis l’assassinat de Samuel Paty (2020). Elle défend le droit à la différence à travers le port du voile, du foulard et de la burka et un autre plan celui des minorités sexuelles (féministes LGBT, trans., etc.). Dans ce contexte intellectuel, l’association portée aujourd’hui contre Macron l’associant à « Rothschild » s’inscrit dans le mythe de l’antijudaïsme puis de l’antisémitisme depuis deux siècles. Enfin le mouvement des Gilets jaunes (2018-2019) connaît plusieurs dérapages antisémites, ce qui n’a jamais été le cas lors des mouvement sociaux survenus en France au XXe siècle. Ce populisme favorisée cet antisémitisme dans les milieux populaires dans des proportions qui restent difficiles à̀ mesurer. Le manque de réactivité de la gauche et bien plus de l’extrême gauche devant l’antisémitisme, l’incompréhension de cette dernière et parfois même sa complaisance à son égard constituent une rupture décisive avec leur histoire.

 


L’antisémitisme soviétique et communiste

Les grands procès de Moscou (1936-1939) ont une connotation antisémite indiscutable : de très nombreux accusés, à commencer par Trotski, le principal, sont Juifs ; mais aucun parti communiste ne le relève. Durant la Guerre froide, le mouvement communiste international dirigé par le Kominform, dénonce le « cosmopolitisme ”. A partir de 1949, une chasse aux Juifs s'ouvre dans les PC en Hongrie, en Bulgarie, en Roumanie et en Tchécoslovaquie avec les procès de Prague : sur les 14 accusés de ce procès, 11 sont Juifs et accusés de “ complot sioniste ”.  Début 1953, éclate l'affaire des "Blouses blanches" où des médecins sont accusés d'avoir assassiné deux dirigeants du PCUS et d’avoir préparé des attentats ; tous sont Juifs ; le pouvoir multiplie les attaques contre le "cosmopolitisme" et "le sionisme". En raison de leur soutien à l’URSS, les partis communistes passent sous silence le caractère antisémite de tous ces épisodes. La mort de Staline en mars met fin à cette affaire caractérisée par l'obscurantisme, l'antisémitisme et la chasse aux opposants. Il faut attendre 1964 pour que le PCF se dissocie pour la première fois de l’URSS, en critiquant l’antisémitisme d’une publication soviétique. La dernière campagne antisémite survenue dans le « camp socialiste » est menée quatre ans plus tard par Gomulka en Pologne.

 Les écrits ouvertement antisémites sont rarissimes dans la presse communiste. Les communistes Juifs ont joué un rôle important dans la Résistance, mais ils sont marginalisés à la Libération par le PCF, désireux de reprendre toute sa place dans la communauté nationale. Par ailleurs, il multiplie les attaques contre Léon Blum depuis les années 1920. Il le haït parce qu’il est Juif, mais aussi parce qu’il le considère, à tort, comme un grand bourgeois dont les origines, le mode de vie supposés et les intérêts intellectuels le situent aux antipodes de ce que devrait être un dirigeant ouvrier. Attaqué de façon passionnelle pour ses mœurs jugées dissolues, Blum est victime de l’ouvriérisme communiste. Mis en sourdine sous le Front populaire et à la Libération, ce discours reprend sous la Guerre froide et s’exerce ensuite, bien que de façon moins virulente, contre Pierre Mendès France.

A partir de 1948, la création d'Israël introduit un élément nouveau dans la pensée communiste sur la « question juive ». Israël renvoie à la culpabilité ressentie par les Français après le génocide, même si son poids mémoriel est alors beaucoup plus faible qu’aujourd’hui. Toutefois, dès cette époque, toute prise de position sur l'Etat hébreu est marquée par le génocide. Cette question s'inscrit aussi dans l’ancienne rivalité entre communistes et socialistes. Ces derniers, qui ont soutenu le sionisme depuis l'entre-deux guerres, apportent un appui indéfectible à Israël. De leur côté, les communistes défendent des positions contradictoires. Jusqu’à la Seconde Guerre, ils ont dénoncé la colonisation sioniste comme impérialiste. Ils craignent ensuite qu'Israël ne soit utilisé par « l'impérialisme occidental » pour entraver l'émancipation des peuples arabes. Puis, ils s'alignent sur l'URSS qui se prononce en faveur du nouvel Etat lors de sa création : l’URSS espère élargir ainsi son audience à Moyen-Orient aux dépens de la Grande-Bretagne au Moyen-Orient. Mais dès 1949, Guerre froide oblige, les communistes prennent leur distance à l'égard d'Israël. Ils ne remettront jamais en cause son existence mais en viendront à tenir des propos ambigus sur le sionisme. Ils soutiennent les pays arabes tout en défendant le principe de leur coexistence avec Israël. Ils s’efforceront d’avoir une position équilibrée entre le communisme Juif - mais il ne cesse de décliner en Israël - et le communisme arabe qui jouit d’une certaine au sein du mouvement national palestinien.