Antijudaïsme et antisémitisme dans le monde arabo-musulman


Georges Bensoussan et Timothée Geay

 


Par Georges Bensoussan

Le judaïsme en Cité arabo-musulmane : une réalité précaire 

On se heurte fréquemment en Occident à l’idée reçue selon laquelle l’antisémitisme arabo-musulman ne serait qu’une importation de l’Europe. On imagine mal que des victimes du colonialisme puissent elles-mêmes être « racistes » ou « antisémites ». « La fameuse vie idyllique des Juifs dans les pays arabes, c'est un mythe ! écrivait en 1974 le sociologue juif d’origine tunisienne Albert Memmi. La vérité́, puisqu'on m’oblige à y revenir, est que nous étions d'abord une minorité́ dans un milieu hostile. (...) Jamais, je ne dis bien jamais (...), les Juifs n'ont vécu en pays arabes autrement que comme des gens diminués »[1]. « Les masses musulmanes, poursuivait-il, ont été́ parmi les plus pauvres de la planète. Et les nôtres ? Qui a pu visiter l’un de nos ghettos sans effroi ? Pourquoi n'aurions-nous pas, nous aussi, une ardoise à présenter au monde ? Les Arabes furent colonisés ; c'est vrai. Mais nous, donc ! Qu'avons-nous, pendant des siècles, sinon dominés, humiliés, menacés et périodiquement massacrés ? Et par qui ? N'est-il pas temps que l'on nous entende là-dessus : par les Arabes musulmans ! »[2]. La condition juive en terre d’islam est encadrée par la dhimma qui institue pour les chrétiens et les Juifs le statut de dhimmi. Un dhimmi est un « protégé » (c’est le sens du mot en arabe), et en tant que tel, c’est un sujet inférieur et soumis, bridé par une kyrielle de mesures discriminatoires et fiscales. Les dhimmis sont « les non- musulmans appelés à vivre en territoire d’islam dans une situation d’infériorité́ juridique et financière » expliquent Janine et Dominique Sourdel dans leur Dictionnaire historique de l’islam. Étant donné leur statut, ils sont « tributaires’ soumis aux règles d’un statut légal contraignant, qui fut plus ou moins rigoureusement appliqué selon les lieux et les époques mais qui ne cessa d’entraîner de nombreuses et constantes conversions ». Pour ces deux spécialistes de l’islam, la dhimma s’appuie en premier lieu sur un verset du Coran : « Combattez ceux qui ne croient point en Dieu ni au Dernier Jour, qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Envoyé́ ont déclaré́ illicite, qui ne pratiquent point la religion de Vérité́, parmi les détenteurs de l’Ecriture, jusqu’à ce qu’ils paient la jizya, en compensation pour ce bienfait et en raison de leur infériorité́ » (Coran, IX, 29). Pour conséquence, une « société́ à deux niveaux, niveau des maitres, d’une part, que distinguait avant tout leur appartenance à l’islam, et niveau des non- musulmans, d’autre part, qui ne jouissaient point des mêmes droits, portait en elle des germes d’intolérance qui allaient, à toute époque et en toute région, caractériser les Etats musulmans rigoristes confrontés au problème des minorités confessionnelles »[3].

Au XIXe siècle, la quasi-totalité des témoignages sur la condition juive fait état d’une situation d’oppression et d’un antijudaïsme d’abord fait de mépris. « Le Juif, c’est la bête sur laquelle on cogne à tout propos, pour un rien, pour calmer ses nerfs, pour apaiser sa colère » témoigne en 1910 un voyageur occidental au Yémen[4]. Entre Juifs et Arabo-musulmans, la coexistence, fragile, demeure à la merci du moindre incident, en particulier lorsque les Juifs oublient ce que la société musulmane nomme « le sens de leur humilité. » La violence, codifiée, maintient chacun à sa place au risque sinon de répandre le sang. À cette domination s’ajoute la vision du Juif transmise dans le Coran, c’est-à-dire majoritairement celle d’un personnage retors et trompeur accusé d’avoir trahi le Prophète. La polémique théologique musulmane contre le judaïsme, qui se nourrit en premier lieu de sources chrétiennes préislamiques (au 19ème siècle, des Arabes chrétiens du Levant se font les passeurs de la judéophobie européenne) ne donne pas lieu encore à une véritable passion judéophobe. Au 19ème siècle, parallèlement, l’arrivée du colonisateur européen bouscule le monde musulman. Elle va faciliter l’émancipation des Juifs en particulier par le biais des écoles d’origine européenne (écoles consulaires, écoles chrétiennes, écoles de l’Alliance israélite universelle[5]). Mais cette émancipation contrarie la soumission inhérente à la dhimma qui, si elle est abolie dans la loi par l’Empire ottoman (1856), demeure vivace dans les mentalités. Pour une partie du monde arabo-musulman, en effet, la libération du dhimmi juif sonne comme une offense. Il lui demeure impossible d’envisager l’altérité juive sur un pied d’égalité, un blocage culturel qui jusqu’aujourd’hui alimente le conflit israélo-arabe. Et d’autant plus difficile à surmonter qu’il est rarement explicité. C’est ainsi que le processus d’émancipation des Juifs entamé au milieu du XIXe siècle aggrave leur rejet par l’islam. Un rejet exacerbé (mais pas créé) par le conflit israélo-arabe quand les Juifs entendent refonder un État-nation sur la « terre de leurs ancêtres ».

Après 1948, l’existence de l’Etat d’Israël constitue pour le monde arabo-musulman un mystère et une déchirure. Le mystère humiliant de « l’impuissance arabe », contre des Juifs, si peu nombreux, entassés sur un territoire exigu, et pourtant « si riches et si puissants ». Et vivant de surcroît dans une atmosphère de liberté qui demeure quasiment inconnue dans le monde arabe. Tandis qu’en dépit de leurs richesses naturelles, les « Arabes » semblent « condamnés » au marasme. C’est dans ce contexte mental que le mythe du « complot juif  » apporte une « explication » qui protège le délire antisémite d’une intrusion du réel.  

On ne pardonne donc pas aux dhimmis juifs, ces êtres de peu, d’avoir réussi à créer un État qui figure aujourd’hui parmi les premières puissances technologiques du monde. Un Etat qui a tenu tête à plusieurs armées arabes réunies au cours de nombreuses guerres. Pour la psyché arabe, l’État d’Israël est un camouflet dont elle ne se remet pas, et qu’elle n’analyse pas, préférant recourir à la mythologie complotiste qui voit « les Juifs », aidés par des « puissances occultes ». « La victoire juive est devenue pour eux, écrivait en 2004 l’historien Robert Wistrich[6] un symptôme du malaise et de la décadence, de la dégradation de l’islam, de son incapacité à affronter le monde moderne (…), à relever les défis posés par la modernité occidentale. »   Israël et les Juifs, poursuivait-il, « sont le symbole d’un échec du monde arabe » qui peine à affronter « les poisons de la modernité, la laïcité, la culture occidentale, l’émancipation des femmes. »

Ces trente dernières années, cet antisémitisme s’est radicalisé et islamisé, inspiré par l’œuvre du « Frère musulman » égyptien, Saïd Qutb auteur au début des années 50 d’un essai intitulé « Notre combat contre les Juifs » qui, jusqu’aujourd’hui, demeure la référence de l’intégrisme contemporain. Pour Saïd Qutb, les Juifs sont coupables de s’être émancipés de la domination musulmane et d’avoir créé un État juif au cœur du monde arabo-musulman. Il les rend responsables des « doctrines modernes du matérialisme athée » (pêle-mêle le communisme, la psychanalyse, et la sociologie) à l’origine, écrit-il de « la destruction de la famille et de l’effondrement des relations sacrées dans la société ».  À ses yeux, l’œuvre maléfique de « trois Juifs », Marx, Freud et Durkheim, illustre le rôle subversif des Juifs dans l’« immoralité contemporaine destinée à détruire l’humanité. »

La judéophobie islamique de Saïd Qutb rejoint l’antisémitisme raciste d’inspiration politique du 20ème siècle occidental marqué par les Protocoles des Sages de Sion. Plus le monde arabe échoue à détruire l’Etat d’Israël, plus la théorie du « complot juif » sort renforcée. En 1988, l’article 32 de la charte de l’organisation palestinienne Hamas (« Mouvement de la résistance islamique ») parle explicitement des « intrigues des sionistes qui sont sans fin et qui après la Palestine convoitent de s'étendre du Nil à l’Euphrate. » Les Juifs sont ouvertement accusés par le Hamas de maîtriser la richesse du monde et de contrôler les médias, d’être à l’origine de la Révolution française et de la Révolution russe comme aussi des deux guerres mondiales dans le but de « promouvoir les objectifs des sionistes ». On retrouve cette idéologie radicale de type génocidaire (dès lors qu’elle entend détruire un État souverain), au sein du mouvement militaro-religieux libanais chiite Hezbollah (« Parti de Dieu ») qui prône lui aussi une guerre totale contre Israël et les Juifs.

C’est à partir des années 1920 que le mufti de Jérusalem, Amin al Husseini, donne au conflit judéo-arabe en Palestine une tournure religieuse. « La souveraineté de l’État d’Israël où des musulmans sont pour la première fois dans l’histoire de l’islam sous domination juive, écrit l’islamologue Méir Bar Asher, constitue donc une anomalie intolérable. En effet, non seulement les Juifs n’ont pas le droit de dominer des musulmans, mais c’est le contraire qui doit se produire comme cela a été le cas tout au long de l’histoire de l’histoire, car l’islam doit dominer toutes les autres religions[7]. »  « D’un point de vue musulman, poursuit Bar Asher (…) les Juifs sont censés mener une vie d’humiliation et de pauvreté à l’ombre de l’islam ; que ce ne soit plus le cas, constitue un scandale sans fin ».    

Ce nouvel antisémitisme s’affirme surtout après la guerre des Six Jours (1967). S’affirmant étranger à tout racisme, il se présente au contraire comme un antiracisme et fait de l’État d’Israël le dernier avatar du nazisme sur la terre. Tandis que sont imputés aux Juifs le racisme, l’apartheid et toutes les formes d’injustice. Le monde arabo-musulman est depuis une trentaine d’années « le principal foyer » (P-A. Taguieff) de cette passion antijuive qui marie la propagande antisioniste arabe et l’antijudaïsme théologique des milieux islamistes. Cette judéophobie nouvelle fait du sionisme l’incarnation du mal absolu dans le monde, et de l’État juif le cœur du racisme moderne. L’amalgame entre sionisme, racisme et nazisme est lourd de menaces parce qu’il légitime par avance la destruction de l’État d’Israël.

 

Un raz de marée

Centré sur l’Etat juif, cet antijudaïsme d’origine musulmane (qui puise aussi dans la démonologie anti-juive d’origine chrétienne) nourrit désormais un raz de marée d’images répugnantes où les Juifs sont présentés sous la forme d’hommes à l’aspect diabolique, au dos voûté et au nez crochu, tous stéréotypent qui rappellent le journal nazi Der Sturmer. L’objectif n’est pas seulement de délégitimer moralement l’Etat d’Israël en tant qu’État juif, c’est aussi de déshumaniser le peuple juif en tant que tel. Et de murmurer, telle une musique de fond, que la disparition des Juifs et de leur Etat assurerait le salut du monde musulman. À ce tableau déjà dangereux par la violence qu’il peut susciter chez certains, s’ajoute une couverture médiatique du conflit qui multiplie mensonges, omissions, simplifications et recours à l’émotion dans le but d’enflammer les esprits. C’est ainsi que cet antisémitisme d’origine islamiste, financé largement par la République islamique d’Iran, est sous-tendu par une rhétorique génocidaire qui se répand à grande vitesse parmi une partie des populations musulmanes immigrées dans les démocraties occidentales où elles avaient déjà apporté avec elles la judéophobie en vigueur dans leurs pays d’origine.

Ce tableau serait incomplet sans la mise en lumière des convergences objectives entre la République islamique d’Iran et un certain nombre de réseaux néo-nazis dans le monde. Ce dont témoigne la réception en hôte de marque à Téhéran, en décembre 2006, en présence du président Mahmoud Ahmaninejad, du négationniste-antisémite français Robert Faurisson. Ce dont témoignent aussi la traduction en persan des livres de l’activiste antisémite français Hervé Lalin (alias Hervé Ryssen), du financement par l’Iran d’une librairie néo-nazie à Paris. Sans oublier les accointances de certains milieux catholiques « traditionnalistes » avec Téhéran, le Hezbollah et Bachar al-Assad gratifiés d’avoir protégé les chrétiens en Syrie. Bref, il existe bien en France une nébuleuse d'extrême droite, violemment antisioniste, proche de l'axe Moscou-Damas-Téhéran. Cet antisémitisme (dont les facettes multiples transcendent les clivages habituels) est synonyme d’une culture de la haine qui prépare les esprits à l’accomplissement du pire. Il se nourrit des rumeurs les plus folles colportées dans les Etats arabo-musulmans, y compris dans ceux qui ont signé des accords de paix avec l’Etat d’Israël. Ainsi la rumeur qui voit les Israéliens distribuer des bonbons frelatés dans le but de corrompre sexuellement les femmes arabes et de tuer leurs enfants. « C’est la raison pour laquelle les bébés arabes absorbent cette haine avec le lait de leur mère, écrivait en novembre 2001 un journaliste saoudien, et c’est pourquoi il est impossible de faire disparaître cette haine malgré les faux traités de paix ». Tous les Juifs d’Israël devraient être anéantis, martèlent chaque vendredi ces discours de haine dans de nombreuses mosquées du monde arabe et d’ailleurs. En septembre 2001, lors de la conférence « antiraciste » de Durban (Afrique du Sud), une brochure montrait un portrait d’Adolf Hitler ainsi légendé : « Si j’avais gagné la guerre, il n’y aurait plus de sang palestinien versé. ». La même année, l’ancien président iranien Ali Akbar Hachemi Rafsandjani proclamait « qu’une seule bombe atomique anéantirait Israël sans laisser de traces », tandis que le monde islamique subirait, certes, des représailles nucléaires israéliennes, mais il ne serait pas détruit. Un appel clair au génocide.

Cet antisémitisme islamiste relit l’histoire au prisme du « complot juif mondial ». Il fait se télescoper la déclaration Balfour (1917) la révolution russo-bolchevique la même année et l’effondrement de l’Empire ottoman (1918).  C’est à cette époque, au seuil des années 1920, que les Protocoles des Sages de Sion entament une carrière exceptionnelle dans le monde arabo-musulman au point qu’en 2003, au musée des manuscrits de la nouvelle bibliothèque d’Alexandrie, en Égypte, dans la salle consacrée aux religions monothéistes, le directeur avait placé en vitrine, à côté d’un ouvrage de Torah, un exemplaire de la première traduction en arabe des Protocoles (1928). Devant le scandale suscité en Occident, le directeur du musée explique qu’il « est fort probable que les Protocoles des Sages de Sion sont plus importants que la Torah pour les Juifs sionistes du monde qui s’en inspirent pour mener leur vie sioniste ». Alors qu’en 1970, on comptait 9 éditions différentes des Protocoles en langue arabe, on en compte 60 au début des années 2000 qui sont en vente libre dans les grandes villes du monde musulman. Indéfiniment republié, ce texte demeure un outil essentiel de la haine antijuive dans le monde arabe d’aujourd’hui où les lecteurs sont prévenus que la guerre contre Israël sera une guerre totale destinée à éradiquer le mal absolu.

***

Le discours meurtrier impute généralement à la victime le dessein nourri contre elle. C’est ainsi que les Juifs et Israël sont accusés d’un projet génocidaire contre les Palestiniens d’abord, les musulmans ensuite, contre l’humanité tout entière enfin. Seuls sont tolérés les Juifs dhimmis. À cette aune, un Juif libre et souverain apparaît comme un non-sens métaphysique. Quand la question des « rapports avec les Juifs » est posée en termes exclusifs de « eux ou nous », on peut craindre qu’il n’y ait d’autre issue que le chaos et la mort.

Ce n’est plus le « peuple en trop » d'avant 1945, mais « l'Etat en trop » dont la disparition assurera le bonheur du monde. Cet antisionisme démonologique masque à peine un antisémitisme exterminateur qui prône la disparition par principe des Israéliens. Pas pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont.  En dépit de cette violence verbale et écrite, voire de ces appels au meurtre de masse, les médias occidentaux accordent peu d’attention à l’extraordinaire énergie de l’antisémitisme musulman contemporain. Cette indifférence interroge leur capacité à entendre une réalité éloignée de leurs cadres de pensée. Comme à se défaire, pour certains, d’un prisme antisémite latent ou refoulé. Ce mécanisme est inquiétant parce que toute l’expérience du siècle dernier nous apprend que les grandes catastrophes ont toujours été précédées d’avertissements qui n’ont pas été écoutés par ceux dont le premier devoir était de les prendre au sérieux.

 

[1] Albert Memmi, Juifs et Arabes, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1974, page 36

[2] Ibidem, page 40

[3] Dominique Sourdel (Auteur), Janine Sourdel-Thomine, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, PUF, 2004

[4] In Bulletin de l’Alliance israélite universelle, année 1910.

[5] Cf. Georges Bensoussan, L’Alliance israélite universelle.1860–2020. Juifs d’Orient, Lumières d’Occident, Albin-Michel, collection « Présence du judaïsme », 2020.

[6] in RHS, 2004, p. 60.

[7] Bar Asher, op. cit, p. 207.

 


Par Antoine Fathal

Algérie

Pour une partie d’entre eux, les Juifs sont présents en Algérie avant la venue de l’islam. Pour d’autres, après 1492 (expulsion d’Espagne). Sur cette terre, comme ailleurs, la conquête musulmane ne se passe pas sans violences et sans résistances. Une femme, en particulier, leur tient tête avant d’être capturée et décapitée. Issue de la tribu berbère des Djeraoua, la Kahina a longtemps été́ dépeinte comme juive. L’historiographie conteste aujourd’hui cette hypothèse. Mais, comme toujours, la légende dit aussi quelque chose de la réalité́. L’historien Charles-André́ Julien écrit que “c’est le judaïsme, en supposant que la Kahina fût juive, qui sur le plan doctrinal s’est heurté à la religion nouvelle et lui a victorieusement résisté́, puisque les communautés juives autochtones ont subsisté jusqu’à̀ nos jours, alors que les chrétiens autochtones finissaient de disparaitre à la fin du XIIe siècle[1]”. Avec l’islamisation, le statut des Juifs devient celui de dhimmi qui en fait un “protégé́”, sujet de second ordre qui a le droit de vivre et d’organiser comme bon lui semble sa vie communautaire et religieuse mais qui dans l’espace public est en situation d’infériorité́ par rapport aux musulmans. Ce caractère inégalitaire, explicite dans la jurisprudence islamique, ressort tant des témoignages de voyageurs ou de captifs européens que des sources juives elles-mêmes. Dans sa Topographie et Histoire générale d’Alger (1612), Diego de Haëdo livre une description de la vie quotidienne de la communauté́ juive. Il relate les impôts auxquels celle-ci est astreinte. Au-delà̀ de la somme dont ils doivent s’acquitter, « on en tire bien davantage, car sur la moindre plainte, ou sous le plus léger prétexte, on les dépouille en leur faisant payer de fortes sommes.[2] En 1706, c’est le versement d’une forte somme d’argent qui permet à̀ la communauté́ juive de faire cesser le saccage de la synagogue d’Alger. Le chef de la communauté́ juive d’Alger, Saadya ben Nehoray Azubib, témoigne de ces événements dans la préface de son ouvrage Tokhehôt Mussar (« Commentaire sur les Proverbes ») : « Heureusement, de hauts dignitaires de la Régence s’interposèrent pour protester auprès du Pacha de la ville contre les mauvais traitements infligés à ses sujets juifs. Il dépêcha alors d’autres troupes pour arrêter l’œuvre de destruction. Toutefois, dans son courroux et sa profonde irritation, il contraignit les Juifs à une amende considérable, deux fois plus grande que la précédente. De surcroît, il menaça que si la somme ne lui était pas versée dans les plus brefs délais, il recommencerait la démolition des synagogues. »[3] La synagogue d’Alger est prise pour cible un siècle plus tard, en 1805. Une élégie en judéo-arabe raconte l’événement : « Il ne nous restait ni effets, ni ressources, nus et affames au dernier point, obligés de demander l’aumône avec insistance aux musulmans, qui nous avaient fait ce qu’il leur avait plu. On brocanta avec nos effets et nous le vîmes de nos propres yeux. Les Turcs et les Arabes s’en revêtirent et en usèrent.[4] » Pour cette raison, la présence française à partir de 1830 est vécue comme une protection. La colonisation française attire par ailleurs des familles juives du Maroc et de Tunisie qui cherchent à̀ être naturalisés. Enfin, le décret Crémieux promulgué en octobre 1870 qui marque selon Benjamin Stora « l’entrée officielle des Juifs d’Algérie dans la cité française a signé́ la fin de leur statut de dhimmis[5]». Il n’en demeure pas moins qu’avec ce décret, la communauté́ juive doit faire face à̀ une vague de violence anti-juive de la part des Français d’Algérie, à l’extrême-droite mais aussi dans une partie de la gauche. Edouard Drumont fait de la dénonciation du décret Crémieux l’axe de sa campagne électorale qui le conduit à̀ être élu député́ d’Alger en 1898. Extrêmement puissante dans l’Algérie française, l’extrême-droite a pour objectif d’entretenir la haine des indigènes musulmans à l’encontre de la communauté́ juive. Pour les antisémites, l’Algérie coloniale devient une “terre de mission”. C’est le cas d’Henry Coston, disciple d'Edouard Drumont qui fait campagne en Algérie dans les années 1930. Le 5 aout 1934, un pogrom éclate à Constantine. À l’origine, un tirailleur juif émèché est accusé d’avoir insulté le prophète de l’islam. Contre ce blasphème, des groupes de musulmans décident le lendemain de s’en prendre à̀ la population juive. Si l’extrême-droite locale n’est pas intervenue, stricto sensu, dans le déroulé́ des événements elle n’a cessé́ de souffler sur les braises et a bien fait comprendre aux émeutiers qu’ils avaient son soutien. Quand le maréchal Pétain arrive au pouvoir en 1940, le décret Crémieux est aboli. La nouvelle est accueillie avec satisfaction par une majorité́ de la population coloniale. Chez les musulmans, les réactions sont plus mitigées. Certains sont satisfaits de voir les Juifs, jadis dhimmis des musulmans, “ramenés à̀ leur place”. D’autres prennent la défense des Juifs à l’instar du cheikh Tayeb El-Okbi. La blessure de Vichy ne conduit pourtant pas les Juifs à soutenir, sinon pour une toute petite minorité́, les revendications indépendantistes algériennes. Le FLN, lui-même, comprend une frange ouverte à la communauté́ juive. Ce courant s’exprime lors du Congrès de la Soummam en 1956. Mais à l’indépendance, la conception de la nation qui s’impose est celle de l’Association des Oulémas Algériens fondée en 1931 par le cheikh Ben Badis : l’Algérie est arabe et musulmane. Ce tropisme s’exprime dans le Code de la nationalité́ adopté en 1963 qui met de facto à l’écart les Juifs anticolonialistes qui ont pris les armes contre la France et ont fait le choix de rester sur une terre dont ils s’estiment légitimement être les enfants. Alors qu’ils étaient près de 100.000 avant l’indépendance, il n’y a plus aujourd’hui de Juifs en Algérie.

 

Andalousie

Avant la venue de l’Islam, les Juifs d’Espagne sont en butte à̀ l’antijudaïsme des Wisigoths, cette dynastie qui règne sur l’actuelle péninsule ibérique et qui les menacent d’expulsion dès lors qu’ils refusent de se convertir au christianisme. La conquête musulmane de 711 sonne pour les Juifs comme une libération. Certaines sources font état d’une aide qu’ils apportent aux conquérants musulmans. D’après une chronique arabe citée par l’historien espagnol Luis Suárez Fernandez[6], Tariq Ibn Zyad aurait eu à ses côtés des troupes spécifiquement juives chargées d’épauler la conquête musulmane. Pour l’historienne Nicole S. Serfaty, « l’instauration en Espagne d’un pouvoir musulman fondé sur le principe administratif de la confessionnalité́ des lois, était perçue par les Juifs comme la promesse d’une situation juridique et économique meilleure.[7] » Sous la domination musulmane, des Juifs accèdent aux plus hautes fonctions à l’image d’Abu Yusuf Hasday ibn Shaprut, médecin à la cour sous Abd al-Rahman III (912-961). Minoritaires, ces parcours suscitent en retour le courroux des musulmans les plus « orthodoxes ». « Les affaires des musulmans, note le chroniqueur Ibn Kardabus, furent confiées aux Juifs, alors ces derniers causèrent dans leurs rangs le ravage des lions, convertis en chambellans, vizirs et secrétaires. Pendant ce temps, les chrétiens faisaient chaque année le tour dal-Andalus en capturant, en saccageant, en détruisant et en emmenant des prisonniers. »[8] L’exemple le plus emblématique d’une ascension sociale auprès d’un prince musulman est celui de Samuel Ibn Nagrela (993-1055) qui va jusqu’’à commander des troupes musulmanes, fait absolument inédit dans l’histoire des relations judéo-musulmanes. Les Juifs le désignent comme Ha-Nagid (« Le Prince »). Face au triomphe d’Ibn Nagrela, un théologien musulman, Ibn Hazm, se révolte contre ce qui constitue pour lui une intolérable violation de l’ordre du monde musulman. Ibn Hazm accuse par ailleurs Ibn Nagrela d’avoir contesté́ la validité́ du message de l’islam et s’emploie à lui répondre dans son traité théologique, Fisal (1055). Il importe de remettre ce dhimmi à la place qui lui sied selon l’orthodoxie islamique. Joseph Ibn Nagrela prend la succession de son père. Ibn Hazm poursuit contre lui la campagne qu’il mena jadis contre son père. Il le présente auprès de ses coreligionnaires comme le responsable des malheurs des musulmans. Parallèlement, le poète Abou Ishâq, auteur d’un Poème contre les Juifs, fustige le fait que des non-musulmans aient été́ placés en position de commander les « vrais croyants ». Dans son Histoire comparée de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme en Orient et en Occident, Malik Bezouh écrit qu’il « cultive un antijudaïsme d’essence musulmane »[9]. Abou Ishâq fustige le prince musulman qui en ayant élevé un Juif s’est rendu coupable d’impiété : « Il a choisi un infidèle en tant que secrétaire. Sil avait pu, il aurait souhaité́ prendre un Croyant. À travers lui, les Juifs sont devenus puissants et fiers et arrogants, eux qui sont les plus abjects. Et ils ont nourri des désirs et obtenu le maximum et ceci est advenu brutalement, avant même qu’ils le réalisent. Et combien de fois un musulman vertueux obéit de manière humble à la guenon la plus répugnante parmi les mécréants. »

Cette agitation n’est pas sans alimenter la haine populaire qui débouche en 1066 sur un gigantesque massacre dont la population juive de Grenade est la victime. On peut parler d’un tournant. Après des premiers siècles de coexistence relativement pacifiques, les relations intercommunautaires se tendent. Un palier est franchi avec la dynastie Almohade, ce mouvement qui apparait au Maroc au début du XIIe siècle. Sa violence se manifeste des l’origine avec la conquête du Maghreb central. Une conquête qui intervient en dehors de la Reconquista chrétienne. En Andalousie, les Almohades laissent aux Juifs le choix entre la conversion ou la mort. C’est dans ce contexte que le philosophe et Rabbin Maimonide rédige son traité sur la conversion forcée à l’Islam en 1160 : « l’Épitre sur la persécution » et/ou « du Yémen ». Maimonide qui nait à Cordoue est obligé de fuir avec sa famille à deux reprises. Une première fois de l’Espagne pour le Maroc où il s’établit dans la ville de Fès, qu’il est obligé de fuir à nouveau du fait de la menace que font peser les Almohades sur les Juifs qui refusent d’embrasser l’islam. Les Juifs qui quatre siècles plus tôt accueillent les musulmans en libérateurs, fuient désormais vers les royaumes chrétiens du nord. Au sein de la société́ chrétienne, des Juifs occupent également de hautes charges auprès des dignitaires à l’instar de Sheshet ben Isaac Benveniste au XIIe siècle dans le Royaume d’Aragon. Mais ces ascensions entrainent la colère du clergé́ et beaucoup de ces « Juifs de Cour » finissent par être exécutés. Toutefois, jusqu’aux dernières heures de la Reconquista des Juifs occupent des charges importantes aux côtés de princes chrétiens de la péninsule ibérique. Cette position n’empêchera nullement leur expulsion. Pour autant, le lien ne sera jamais entièrement rompu. Mais l’héritage andalou passe aussi par la musique et le style « arabo-andalou » véritable trait d’union entre les communautés juives et musulmanes. En Algérie, on désigne ce style musical comme le Malouf et ses orchestres ont toujours compté en leur sein des Juifs et des musulmans.

 

Antisionisme ou antisémitisme

Avant la naissance de l’Etat d’Israël, l’antisionisme désigne l’ensemble des oppositions au projet sioniste, celui d’une souveraineté́ juive sur l’ancienne Eretz Israël (terre d’Israëll en hébreu), qu’on l’appelle Syrie du sud du point de vue arabo-musulman ou Palestine selon le mandat britannique. Au sein de l’extrême-droite, catholique en particulier, l’antisionisme a des racines très anciennes. Cet antisionisme des origines se confond avec les théories du complot, en particulier avec le thème de la « conspiration juive mondiale » sous la forme du faux antisémite le plus célèbre rédigé dans la foulée du premier congrès sioniste à Bâle (1897), les Protocoles des Sages de Sion. Un faux concomitant de la naissance du sionisme politique. Le thème de la « conspiration juive mondiale » se situe dans le droit fil des théories conspirationnistes de l’abbé́ Barruel à la fin du 18ème siècle, agent de la contre-révolution focalisée alors sur l’angoisse sur les francs-maçons.

A la fin du XIXe siècle, c’est le « complot juif » qui l’emporte illustré par le congrès sioniste (1897) et par l’affaire Dreyfus (1898), laquelle devient tout d’un coup intelligible grâce à̀ la théorie conspirationniste. Les Jésuites lancent ce thème en février 1898 dans leurs organe Civilita Cattolica ils ouvrent la voie aux Protocoles probablement rédigés à Paris vers 1898 par des agents de la police politique du régime russe (Okhrana).

Les Protocoles des Sages de Sion ne sont pas seulement un texte antijuif, c’est fondamentalement un texte antisioniste dans la mesure où ce texte est présenté́ comme les minutes des séances secrètes du premier congrès sioniste en 1897, un nationalisme naissant apparemment banal qui cache en réalité́ une entreprise de domination mondiale. Dans le contexte troublé de la Première Guerre mondiale, ce texte connait un succès fabuleux porté en particulier par l’antibolchevisme, celui-ci étant présenté́ comme une « révolution juive » ...

Le thème du complot juif cristallise tous les sujets de peur d’un monde ébranlé́, qui égrène ses plaintes et ses sujets d’effroi. Les conspirationnistes font remarquer la « concomitance » entre la déclaration Balfour du 2 novembre 1917 et la prise du pouvoir par les bolcheviques à Petrograd le 7 novembre de la même année. Le russe Nilus qui lance la version antisioniste (et non seulement antijuive des Protocoles) affirme dès 1917 « l’origine sioniste » du document tandis qu’en 1924, l’éditeur allemand des Protocoles, Théodore Fritsch titre sa traduction non pas les Protocoles des Sages de Sion mais les Protocoles sionistes.

Après la naissance de l’Etat juif qui se définit comme l’Etat du peuple juif (loi du retour adoptée en 1950), l’antisionisme désigne, stricto sensu, contestation de l’existence de cet Etat. Au lendemain de la Guerre des Six-jours et l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, une confusion se fait jour entre la critique ou la dénonciation de la politique israélienne dans les territoires palestiniens et l’antisionisme stricto sensu. À cela s’ajoute le fait que dans un monde occidental où l’on ne peut plus guère se dire ouvertement antisémite après le génocide, d’aucuns se disent antisionistes pour mieux insuffler leur discours judéophobe. C’est le cas des deux « pères-fondateurs » du négationnisme en France, Maurice Bardèche et Paul Rassinier qui affichent dès les années 1950-1960 une hostilité́ rabique à l’endroit de l’Etat d’Israël dont ils souhaitent ouvertement la disparition. Disciple de Maurice Bardèche, François Duprat diffuse les thèses négationnistes au sein du Front national en même temps qu’il prône la disparition de l’Etat juif. Pour les négationnistes, français ou étrangers, ce dernier est perçu comme le symbole de la victoire des Alliés en 1945. L’idée générale chez ceux qui se réclament du IIIe Reich, ou de ses collaborateurs, est qu’il y a nécessité́ de s’allier avec les forces arabes en guerre contre Israël et qu’en détruisant celui-ci, « on » pourra d’autant mieux « libérer » l’Europe, assujettie selon cet imaginaire anti-juif, au « lobby américano-sioniste ». Robert Faurisson s’en fait directement l’écho lorsqu’il expose sa « thèse » en 1980 au micro d’Europe 1 : le génocide des Juifs serait « un mensonge qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont les principaux bénéficiaires sont lEtat dIsraël et le sionisme international et les principales victimes le peuple allemand-mais non pas ses dirigeants- et le peuple palestinien tout entier. » L’éditeur des négationnistes, Pierre Guillaume (éditions de La Vieille Taupe) fait éditer un tract pendant la première Intifada intitulé « Nous sommes tous des Palestiniens ! » Si en France, les représentants de la cause palestinienne se gardent bien de s’afficher aux côtés des négationnistes, en revanche les islamistes palestiniens du Hamas relaient la vulgate négationnistes dans leurs organes de presse. La frontière entre antisionisme et antisémitisme devient d’autant plus ténue quand le discours professé permet des « rapprochements » entre extrême-gauche et extrême-droite à l’image de la Liste antisioniste conduite par l’humoriste Dieudonné aux élections européennes de 2009, qui réunit des militants islamistes et d’extrême-droite.

Aujourd’hui, le sionisme appartient parfois davantage à la mythologie qu’à l’histoire tant il est entouré de passions négatives. C'est en effet l’un des rares mouvements politiques à bénéficier d’un substantif antonyme à l'instar des mots fascisme et communisme. En octobre 2014, selon l’enquête de la Fondapol (Dominique Reynié), à la question « Qu’est-ce que le sionisme ? », l’opinion française répondait pour :

  • 25 %, « une organisation internationale qui vise à̀ influencer le monde et la société́ au profit des Juifs. »
  • 23 % « une idéologie raciste. »
  • 16 % parlaient d’un « complot sioniste à l’échelle mondiale » (56 % des

musulmans de France, croyants et pratiquants, faisaient la même réponse).

La connaissance historique est seule à même de faire pièce à̀ la diabolisation qui mystifie et désinforme.

 

Le Coran

Dans l’histoire des relations entre les Juifs et le prophète de l’islam, Muhammad, on distingue généralement deux périodes : celle de La Mecque et celle de Médine. À l’origine, Muhammad entretient de bonnes relations avec les Juifs de La Mecque. Il s’inspire par ailleurs de la tradition juive. Les choses changent après l’Hégire (émigration de La Mecque vers Médine) quand le prophète de la nouvelle religion se heurte au refus des tribus juives de se convertir. Selon la tradition musulmane, ces dernières l’auraient trahi. Cette ambivalence à l’endroit du judaïsme explique l’aspect contradictoire des références aux Juifs dans le Coran, laudatives pour la période mecquoise, dépréciatives pour la période médinoise. Les Juifs y sont désignés par des mots différents selon qu’ils sont louangés (Banu Israil) ou rejetés (Yahud). Le combat de Muhammad contre les Juifs à Médine se termine par l’expulsion de ces tribus et le massacre d’un grand nombre de ses membres. Le Coran reconnait toutefois les Juifs comme « Peuple du livre », dépositaire d’un texte révélé́ antérieur au Coran. Cette reconnaissance n’en est pas moins lestée d’une ambiguïté́ lourde de conséquences. Pour l’islamologue Meir M. Bar-Asher, c’est la parabole de l’ « âne chargé de livres » qui « résume l’attitude complexe du Coran envers les Juifs »[10]. Cette parabole dit en substance : « Ceux qui étaient chargés de la Torah et qui, par la suite, ne l’ont plus assumée ressemblent à l’âne chargé de livres ». Les Juifs ont donc été́ chargés d’un héritage important et vénérable que le Coran ne minimise pas, mais eux, qui en sont les porteurs, le négligent. Ils ne font que le porter concrètement comme un âne qui ne sait pas ce qu’il a sur le dos. « Si les Juifs avaient su reconnaitre la valeur de l’héritage qui leur a été confié́, ils auraient réglé́ leur comportement sur lui au lieu de le déformer, de le falsifier et de le rejeter. S’ils avaient respecté́ dans leur conduite l’héritage divin, ils n’auraient pas été́ abandonnés par Dieu et condamnés à l’abaissement et à la misère auxquels les réduit le Coran.» [11] Pour avoir « trahi » l’élection, dont Dieu les avait gratifiés, et « falsifié » le message de leurs prophètes, les Juifs doivent endurer humiliation et pauvreté́. « L’humiliation, les a frappés là où ils se trouvaient à l’exception de ceux qui étaient protégés par un lien avec Dieu ou un lien avec les hommes. Ils ont encouru la colère de Dieu ; la pauvreté́ les a frappés. Il en fut ainsi parce qu’ils ne croyaient pas aux signes de Dieu et qu’ils tuaient injustement les prophètes[12]. » Le Coran recommande d’humilier les Juifs affublés de caractérisations négatives et commande en même temps de les protéger par le biais de la dhimma de Dieu et le paiement de la capitation (Jeziya). D’où̀ le verset (célèbre) relatif au paiement de cet impôt par les « gens du Livre qui ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu’à̀ ce qu’ils payent directement le tribunal après s’être humiliés. [13]» En conclusion de son essai intitulé « Les Juifs dans le Coran », Meir M. Bar-Asher relève l’importance que prend sur Internet l’antijudaïsme d’origine islamique : « On constate un flot constant de sources scripturaires, de cours et de sermons qui cherchent à̀ rendre actuelles les paroles par lesquelles le Coran critique les Juifs et les délégitimise. Ce sont toujours les mêmes versets, les mêmes hadiths qui sont mobilisés dans ce discours incendiaire. D’autres voix, plus posées, tentent cependant de se faire entendre au sein du monde musulman ; mais il faut bien constater qu’aujourd’hui elles sont loin d’être dominantes et rencontrent peu d’écho.[14] » La nuance apportée est importante : si elle a un lien évident avec l’islam lui-même, la rhétorique intégriste n’est pas l’islam dans sa totalité́ mais la tendance qui, à l’heure d’aujourd’hui, se trouve être majoritaire. Dans l’un des hadiths[15]les plus connus, la lutte entre l’islam et le judaïsme est présentée comme un combat éternel qui ne trouvera son terme qu’à l’ère eschatologique : « Le jour du Jugement dernier ne viendra pas avant que les musulmans ne combattent les Juifs, quand les Juifs se cacheront derrière les rochers et les arbres. Les rochers et les arbres diront : « Ô musulman, Ô serviteur de Dieu (Abdallah), il y a un Juif derrière moi, viens le tuer ! ». Ce hadith a connu une seconde vie dans le contexte du conflit israélo-arabe présenté par les islamistes comme une lutte inexpiable entre judaïsme et islam. Un écueil important consiste justement à nier l’existence d’un lien entre islam et islamisme. Révélatrices à cet égard sont les déclarations de l’imam de Bordeaux Tareq Oubrou dans les jours qui ont suivi les révélations sur les massacres commis par le Hamas. Pour l’imam, cette organisation n’a rien à̀ voir avec l’islam, « elle est en porte-à-faux par rapport aux valeurs qu'elle prend, c'est-à̀-dire l'islam. Il faut effacer islamique de leur intitulé.[16] » Le seul problème est que Camel Bechikh, un des anciens « bras-droits » de Tareq Oubrou, a été́ porte-parole du Comité́ de bienfaisance et de secours aux Palestiniens (CBSP), une organisation accusée par Israel et les Etats-Unis de récolter des fonds en faveur du Hamas. D’ailleurs, en 2010 Bechikh participait dans ce cadre à une opération dite « La flottille pour la paix », en faveur de la bande de Gaza pourtant sous contrôle du Hamas. Camel Bechikh est enfin à l’origine d’une conférence où participèrent précisément Tareq Oubrou et le polémiste antisémite Alain Soral[17].

 

« Jeunes de banlieue »

L’existence d’un courant judéophobe à l’intérieur des communautés immigrées d’origine arabo-musulmane, en particulier maghrébines, est attesté dès les années 1980. Ainsi, en 1986, Remy Leveau et Dominique Schnapper notent à propos des jeunes Français d’origine maghrébine engagés dans le militantisme pour la reconnaissance de leurs droits que « la présence en France de ce qu’ils perçoivent comme une communauté́ juive puissante et structurée, occupant des postes en vue dans le monde politique, les affaires et même lEglise leur apparait comme un obstacle à peu près insurmontable à leurs désirs ambigus dintégration. À la limite, elle leur parait justifier leurs hésitations à franchir le pas de la naturalisation, puisque de toute façon, selon eux, leur démarche sera bloquée par la communauté́ juive.[18] » En 1992, dans son essai La France raciste, le sociologue Michel Wieviorka relève que « si lantisémitisme est présent activement dans certains secteurs populaires, cest peut-être plus au sein de limmigration, chez des jeunes dorigine maghrébine, notamment, où la haine des Juifs, symbole du pouvoir, de largent et des media, est indissociable dune hostilité́ radicale à lEtat dIsraël.[19] »

En 2002, un collectif d’enseignants rend compte de cette réalité́ dans un recueil de témoignages, Les Territoires perdus de la République (Fayard/Mille et une nuits). La France connait depuis l’automne 2000, une recrudescence des violences anti-juives. Le 20 novembre 2003, un jeune DJ parisien d’origine juive, Sébastien Sellam, est assassiné par son voisin et ancien camarade Adel Amastaibou. Celui-ci s’écrie, une fois son forfait accompli, « j’ai tué́ un Juif ! ». En 2006, un jeune Français d’origine juive, Ilan Halimi, est enlevé́ par un gang actif dans la banlieue sud de Paris. Le chef de ces malfrats, Youssouf Fofana, est un Français né de parents ivoiriens de confession musulmane. Le jeune pensait « les Juifs » riches d’une manière générale et, à ce titre, espérait obtenir une importante rançon. Le jeune homme enlevé́ était un simple employé́ d’une boutique de téléphonie. En 2012, la violence judéophobe prend une coloration plus spécifiquement islamiste avec l’assassinat d’enfants scolarisés dans une école juive et de militaires par Mohamed Merah, un jeune français élevé dans une famille algérienne islamiste. En 2014, c’est encore un jeune français islamiste, Medhi Nemmouche, qui se livre à une fusillade dans le musée juif de Bruxelles. Au mois de janvier 2015, le magasin Hyper-Cacher à Paris est pris pour cible par Amedy Coulibaly, un citoyen français d’origine malienne acquis à la cause de l’islamisme. En 2017, Sarah Halimi est défenestrée au cri de « Allah Akbar » par un de ses voisins, Kobili Traoré. Le jeune homme, d’origine malienne, fréquentait une mosquée intégriste du quartier. En 2018, une femme rescapée de la Shoah, Mireille Knoll, est assassinée par deux jeunes hommes, Yacine Mihoub et Alex Carrimbacus. Le caractère antisémite est retenu.

En parallèle des violences, plusieurs études font ressortir le poids des préjugés à l’intérieur de certains segments de la population. En Belgique, une étude menée par un enseignant de l’ULB pour la Fondation Jean Jaurès (Paris) a révélé que les jeunes musulmans avaient trois fois plus de préjugés homophobes, antisémites et sexistes que les non-croyants.[20] Selon la Fondapol (Fondation pour linnovation politique), 15% des musulmans reconnaissent éprouver de l’antipathie pour les Juifs, soit une proportion supérieure de 10 points à̀ celle mesurée dans l’ensemble de la population française. Plus encore, c’est concernant l’adhésion aux préjugés que les écarts avec le grand public sont les plus spectaculaires. L’idée d’une mainmise des Juifs sur les médias (54%, + 30 points par rapport à̀ la population française dans son ensemble) ou sur l’économie et la finance (51%, + 27 points) est ainsi partagée par plus d’une personne de confession musulmane sur deux. L’analyse détaillée des résultats infirme l’hypothèse d’un antisémitisme imputable à̀ des raisons socio-économiques. En effet, les niveaux d’adhésion aux préjugés sont également très élevés parmi les cadres ou les diplômes de l’enseignement supérieur. « [...] Comme nous lavions relevé́ dans notre enquête de 2014, ladhésion aux préjugés est liée à̀ lintensité́ de la fréquentation des lieux de culte : ainsi, 61% des musulmans qui se rendent à̀ la mosquée toutes les semaines estiment que « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de léconomie et de la finance », contre 40% parmi les non- pratiquants[21] ». Populaire auprès des jeunes musulmans pratiquants, l’imam Hassan Iquioussen évoque en 2012, après les assassinats perpétrés par Mohamed Merah, de « pseudo-attentats (qui avaient) pour objectif de faire peur aux non-musulmans, pour quails aient peur de lislam et des musulmans[22] » Au moment de l’expulsion du prédicateur de nationalité́ marocaine, une pétition prend sa défense : « La menace dexpulsion martialement prononcée par le ministre de lintérieur contre Hassan Iquioussen est la mise en œuvre de laggravation de larsenal législatif raciste et spécifiquement islamophobe voté et promulgué sous Macron avec la « loi » Séparatisme, la loi « Asile-immigration » [...]. Le ton martial de Darmanin sous les applaudissements des députes Rassemblement national est une étape supplémentaire dans la menace que fait peser sur les Musulmans de France le racisme institutionnel. » Parmi les signataires, on relève le nom d’Houria Bouteldja qui, sur les réseaux sociaux, a apporté́ son soutien au Hamas après les massacres du 7 octobre 2023.

 

Maroc

Situé à l’extrême-ouest de l’Afrique du Nord (Maghreb al-aqsa), le Maroc est régi depuis le 7ème siècle par une succession de dynasties monarchiques. La première d’entre elles, les Idrissides, établit son pouvoir dans la ville de Fès. Entre le pouvoir central (makhzen), qu’incarne le trône, et les tribus, les relations sont complexes, faites d’allégeances mais aussi de conflits. Traditionnellement, la communauté́ juive installée dans le pays avant la conquête islamique privilégie les relations avec le souverain du jour, qui représente pour elle un gage de sécurité́. Dans les périodes de troubles, en effet, les Juifs qui en vertu de leur statut de dhimmi ne sont pas autorisés à̀ porter des armes sont régulièrement pris pour cible par les émeutiers. Un des plus anciens massacres sur lequel nous renseignent les chroniques à lieu en 1032 à Fès, théâtre d’un massacre au cours duquel environ six mille membres de la communauté́ juive sont assassinés par des tribus rebelles. En période de calme, le statut des Juifs est celui de dhimmi. Comme partout ailleurs, son application dépend du degré́ d’orthodoxie religieuse des dirigeants. Pour autant, des massacres émaillent par intermittence la vie de la communauté́ juive. Celui qui frappe la communauté́ de Fès en 1465 est emblématique des dangers que peuvent encourir les Juifs quand l’un des leurs est placé dans une situation de pouvoir sur des musulmans, attirant en retour le courroux des oulémas[23]. Un prédicateur de la grande mosquée Qarawiyyîn prit prétexte d’un incident mettant en cause un Juif proche du sultan pour en appeler au massacre. Le chroniqueur Abdalbasit b. Halil rapporte que « les gens des cités éloignées de Fès, ayant appris ces faits, se soulevèrent contre les Juifs de leurs villes, et firent d’eux à peu près ce que les habitants de Fès avaient fait des Juifs de chez eux. Ce fut une catastrophe pour les Juifs, comme ils n’en avaient peut-être point subi de semblable jusque-là̀ ; il en périt autant que Dieu Très-Haut voulut »[24] Le sang versé imprime dans les consciences cette règle essentielle : dhimmi, un juif se doit de rester « à sa place » vis-à̀-vis des musulmans. Quant à̀ la fin du XIXe siècle, des Juifs se présentent au Palais royal chaussés de babouches alors que le statut de dhimmi leur impose de se présenter pieds-nus devant des musulmans, un scandale éclate. Les oulémas émettent pour cette raison une fatwa dans laquelle ils affirment qu’il importe de « contraindre les dhimmis au respect et à l’humilité́ tant dans leurs paroles que dans leurs actes, afin qu’ils soient sous le talon de tout musulman[25] » (sic). En 1912, les témoignages disponibles en attestent, la communauté́ juive fait bon accueil aux troupes françaises. La France abolit le statut de dhimmi. Pour autant, un sentiment de peur ressort toujours chez un certain nombre de témoins nés sous le protectorat français. Natif de Marrakech, le psychanalyste Daniel Sibony relate l’agression, alors qu’il est enfant, par de jeunes musulmans dont il dit qu’ils « exprimaient la vérité́ de cette grande masse « arabe » qui nous entourait de sa violente ambivalence.[26] » Ce sentiment s’enracine dans un quotidien où le mépris, qui vire parfois à̀ l’hostilité́ ouverte, se mêle à une cordialité́ bien réelle. « Dans la tête d’un enfant très éveillé́ qui pouvait se faire insulter ou attaquer par des jeunes en médina à peu près n’importe quand, qui savait aussi que les adultes musulmans qui formaient cette grande foule pouvaient prononcer le « iheudi » (« juif ») en l’accompagnant aussitôt du mot « hashak » (« sauf votre respect ») comme s’ils venaient de prononcer un mot obscène, ce mépris était clair, mais il cohabitait aussi avec une convivialité́, une sorte de rencontre sereine entre iheud et mslimine [...] Mais à l’époque je ne comprenais pas d’où̀ venait cette passion négative envers nous, qui se mêlait si bien à̀ des gestes conviviaux. J’avais cette impression confuse, impossible à̀ formuler : on nous méprise et on nous estime ; ou, mieux : on nous méprise parce qu’on a de la valeur. Mais comme je n’avais pas moyen d’y réfléchir vraiment, que je n’avais pas les « données », notamment pas accès au Coran, car on parlait l’arabe mais on ne savait pas le lire, je me suis contenté, de façon tout animale, de réagir à̀ ce mépris par un mépris que je croyais justifié puisqu’il avait pour cause celui où ils nous tenaient, qui semblait venir de loin[27] ». Avec la naissance de l’Etat d’Israël, les Juifs marocains font face à̀ une vague de judéophobie, émaillée de violences, dans plusieurs villes du pays. Pour autant, le sultan Moulay Ben Youssef (futur Mohammed V) prend leur défense et appelle les Marocains à faire la différence entre la communauté́ juive marocaine et la situation au Proche-Orient. Le roi restera fidèle à̀ cette ligne politique. En revanche, le parti nationaliste de l’Istiqlal se distingue par des campagnes ouvertement antisémites qui poussent de nombreux Juifs à quitter le Maroc. Fils de Mohammed V, le roi Hassan II s’efforce de renouer avec une communauté́ dont la majorité́ des membres vivent désormais hors du Maroc. Surtout, Hassan II s’impose comme un intermédiaire de premier plan pour une paix israélo-arabe. Avec l’Egypte de Sadate et l’Autorité́ palestinienne de Yasser Arafat. Mohammed VI qui monte sur le trône en 1999, fructifie cet héritage et en dépit du conflit israélo-palestinien fait inscrire dans la Constitution de 2011 que le Maroc reconnait l’ « affluent hébraïque » comme constitutif de son identité́. Une reconnaissance officielle qui, à ce jour, fait du Maroc une exception dans le monde arabo- musulman.

 

[1] Charles-André́ Julien in Histoire de l’Afrique du Nord, de la conquête arabe à 1830, Payot, 1975, p.303

[2] Cité in Paul B. Fenton et David G. Littman, L’exil au Maghreb, PUPS, 2010, p.118

[3] Cité in Fenton/Littman, op.cit, p.121-122

[4] Traduction du judéo-arabe in Isaac Bloch, Inscriptions tumulaires des anciens cimetières israélites d’Alger, A. Durlacher, Paris, 1888

[5] Benjamin Stora, Les trois exils, Stock, 2006, p.54

[6] Les Juifs espagnols au Moyen-Âge, 1983

[7] Nicole S.Serfaty, Les courtisans juifs des sultans marocains XIIIe siècle-XVIIIe siècle, Bouchène, 1999, p.44

[8] Garcia-Arenal in Histoire des relations entre juifs et musulmans, Albin Michel, 2013, p.118

[9] Malik Bezouh, Je vais dire à tout le monde que tu es juif. Histoire comparée de lantijudaïsme et de l’antisémitisme en Orient et en Occident, Jourdan, Waterloo, 2021, p.82

[10] Meïr M. Bar-Asher, Les Juifs dans le Coran, Albin Michel, 2019, p.106

[11] Ibidem, p.107

[12] Sourate 3, verset 112

[13] Sourate 9, verset 29, cité in M. Bar Asher, op. Cit. p. 193.

[14] Bar-Asher, op.cit, p.248

[15] Tradition orale qui remonte au Prophète.

[16] Guerre entre Israel et le Hamas : "Rien ne justifie le massacre des innocents", selon l'imam de la mosquée de Bordeaux, Francetvinfo.fr.

[17] Sur Bechikh, Oubrou et Soral voir Robin d’Angelo et Mathieu Molard, Le système Soral. Enquête sur un facho business, Calmann-Lévy, 2015

[18] Rémy Leveau et Dominique Schnapper, « Juifs et musulmans maghrébins en France », in Les musulmans dans la société́ française (sous la direction de Remy Leveau et Gilles Kepel), Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1988, p.123

[19] Michel Wieviorka, La France raciste, Seuil, 1992, p.19

[20] Bruxelles : « Les jeunes musulmans ont trois fois plus de préjugés homophobes, antisémites et sexistes que les non croyants ». Analyse, levif.be, 9 novembre 2020. La prégnance antisémite était, faut-il le souligner, deux fois plus élevé chez les catholiques pratiquants.

[21] fondapol-etude-radiographie-de-lantisemitisme-en-france-edition-2022-01.pdf

[22] Cité in Erwan Seznec et Clément Pétreault, « Ce que l’État reproche à l’imam Iquioussen », Lepoint.fr, 27/08/2022

[23] Les oulémas sont les docteurs de la loi islamique. Ils veillent au respect de l’orthodoxie religieuse

[24] Abdalbasit b. Halil, Deux récits de voyage inédits en Afrique du Nord au XVe siècle, traduction de Robert Brunschvig, Paris, Larose, 1936

[25] Paul Paquignon, « Quelques documents sur la condition des Juifs du Maroc », Revue du monde musulman, IX-9, septembre 1909

[26] Daniel Sibony in Leïla Sebbar, Une enfance juive en Méditerranée musulmane, Bleu autour, 2012, p.294 5 Daniel Sibony, op.cit, p.291

[27] Daniel Sibony, op.cit, p.291