L’antisémitisme serait-il un fait social intemporel et inéluctable ? En aucun cas. L’hypothèse d’un « antisémitisme éternel » n’a évidemment aucun fondement historique. Dans l’Afrique préchrétienne et préislamique, dans la Chine et l’Inde traditionnelles et sous l’Empire romain -qui fut à deux reprises au moins en guerre avec la Judée-, les Juifs n’ont fait l’objet d’aucune vexation particulière - contrairement à d’autres groupes rebelles, parmi lesquels les chrétiens au temps de Dioclétien. Nul empereur romain n’a jamais accusé les Juifs d’être responsables des « malheurs du monde » . Il en fut de même, jusqu’au croisades -sauf exception ibérique- des Princes chrétiens, en dépit des diatribes haineuses des Pères de l’Eglise.
Une situation enviable jusqu’au haut Moyen-âge
Comme l’attestent notamment les travaux de Bernard Blumenkranz et de Mark Cohen, le positionnement social des Juifs, évidemment comparé à la masse paysanne, fut plutôt enviable jusqu’au 12e et 13e siècles - d’où l’implantation de nombreuses communautés juives à travers l’Europe. Les Juifs sont notamment protégés par les souverains carolingiens - une fois encore contre l’avis des princes de l’Eglise. C’est à Isaac, un Juif originaire de Narbonne, connu sous son nom latin d’"Isaac Judaeus" que Charlemagne confiera le soin, en 797, de conduire deux nobles francs auprès du calife de Bagdad Haroun el-Rachid dans l’espoir d’une coalition militaire pour lutter contre les Omeyyades, leur ennemi commun. Les ambassadeurs francs ayant perdu la vie en cours de route, Isaac reviendra seul, après un périple de 5 années, ramenant avec lui, en plus de la réponse du calife, nombre de présents -parmi lesquels un éléphant connu sous le nom d'Abul-Abbas[1].
Protégés par des chartes, les Juifs sont alors considérés comme des hommes libres. Parlant la même langue que la population environnante, portant les mêmes habits qu’eux, ils sont autorisés à se déplacer à cheval et armés. Ils jouissent en outre d’un statut qui les distingue avantageusement d’une large partie de la population, écrasée par le pouvoir féodal[2]. Le capitulaire De Iudaeis (814) les autorise par exemple à prêter serment suivant leurs propres coutumes. Ils sont encore exemptés de la douloureuse et incertaine procédure judiciaire de l’ordalie. Avant l’irruption des grandes peurs de l’an Mil et des croisades, on ne trouve guère de traces d’un antijudaïsme par le bas (populaire) comme par le haut (seigneurial). Les Juifs semblent acceptés par leurs voisins par-delà le discours de haine ressassé par le clergé - tel l’Evêque de Lyon Agobard qui, entre 823 et 828, n'écrivit pas moins de cinq lettres contre les Juifs. Ses protestations auprès de l'empereur Louis le Pieux furent, semble-t-il, sans aucun effet. Tout en vivant aux marges de la Cité chrétienne, les Juifs assument jusqu’au 12e siècle, en liaison avec d’autres minorités (grecques, syriennes, etc.), des fonctions économiques et intellectuelles essentielles au bon fonctionnement d’une société prémoderne. Ils constituent alors une minorité intermédiaire, (middleman minority) selon le concept forgé par Walter P. Zenner. Dans les sociétés prémodernes, figée et sans mobilité sociale notable, il est particulièrement avantageux pour le pouvoir en place d’utiliser des minorités métaphoriquement « castrées », selon le concept forgé par Ernest Gellner[3]. La castration est un mécanisme de délégation de pouvoir à des corps sociaux qui ne risquent pas de se constituer en groupes sociaux rivaux, lesquels seraient à même de contester à terme le pouvoir de la noblesse féodale et ce, du fait de leur condition (groupe paria) ou des restrictions imposées à leur charge (castration symbolique imposée aux ecclésiastiques par le célibat). Ce mécanisme destiné à freiner l’émergence d’une classe moyenne autochtone offre évidemment l’avantage de figer, de cadenasser un ordre social inégalitaire. Les Juifs et les ecclésiastiques constituent ainsi dans le monde chrétien prémoderne un ersatz de classe moyenne, l’embryon du secteur tertiaire. Les prêtres sont in jure et intellectu interdits de reproduction ; les Juifs, tout protégés qu’ils soient, dépendent du bon vouloir du Seigneur. Ils sont taillables et expulsables à merci. Comme nous le verrons plus loin, les princes régnants ne se priveront guère, à partir du 13e siècle, d’user de ces terribles prérogatives. Le cycle des spoliations et expulsions s’enclenche alors, sans trêve, ni pitié.
[1] Voir article de Richard Gottheil & M. Seligsohn, Jewish Encyclopedia, Etats-Unis, 1901–1906. Arthur J. Zuckerman's book A Jewish Princedom in Feudal France, pp. 263. (Calmette, De Bernardo)
[2] Aux racines de l'antisémitisme actuel, l'antijudaïsme du Moyen Âge, Tobias Boestad, Slate, 25 février 2019
[3] Pour reprendre l'exemple de l'Europe médiévale, les ecclésiastiques furent symboliquement castrés par la consigne leur empêchant de se marier, alors que l'empire chinois pratiqua la castration réelle sur certains de ses fonctionnaires (les eunuques). Les Juifs étaient castrés symboliquement de par leur condition de parias.