Un rejet logique d’ordre théologique et… filial
L’antisémitisme tel que nous le connaissons n’est pas né fortuitement. Il s’explique et se comprend dans le cadre temporel et spatial, de part et d’autre de la Méditerranée, de l’installation du christianisme, d’abord, et de l’islam, ensuite, deux religions issues du judaïsme, donc forcément rivales. Comment nier que l’Église et la Mosquée sont filles de la Synagogue ; elles sont nées d’elle, autour d’elle ; elles se sont développées à l’ombre de ses récits, de ses prophètes, de ses concepts. Non sans conséquences. Comment imaginez, en effet, que l’existence même de ce père encombrant n’allait pas se révéler un formidable casse-tête pour ses deux religions filles ? Les soucis théologiques causés par cette Mère décidément encombrante constituent l’Ur-problème des Pères de l’Eglise comme de l’Islam car le judaïsme n’est pas tant une religion concurrente que matricielle. Cette proximité des Juifs avec les récits bibliques est source d’angoisse ; d’où la tentation de la nier en tout ou en partie. Comment oublier que les Juifs sont les récipiendaires de l’alliance originelle avec Dieu ? D’où un regard inquiet, sinon courroucé, à l’égard de ces gardiens jaloux des récits bibliques. Les liens filiaux annonçaient en effet d’inévitables impasses, d’insurmontables apories, bref rendaient l’affrontement inévitable. Ne faut-il pas tuer le père pour s’imposer ? On pourrait synthétiser le drame qui se noua entre le judaïsme et ses deux rameaux en quatre temps qui conduiront fatalement à la détestation d’Israël pris, ici, au sens générique du terme.
- Le temps de l’identification : « Nous sommes les vrais Juifs. Dans la mesure où nous accomplissons le récit biblique, les Juifs ne vont pas tarder à nous rejoindre ». Au tout début de la prédication, les musulmans se tournaient vers Jérusalem pour prier et jeûnaient le jour de Yom Kippour (achoura).
- Le temps de l’incrédulité : Comment comprendre que les Juifs à qui l’on propose la révélation divine sous sa forme définitive et achevée s’obstinent, par un fol entêtement, à la rejeter, leur propre religion ne constituant qu’une forme imparfaite et dépassée de cette vérité. Au IIe siècle de l’ère chrétienne, déjà, Justin de Naplouse s’étonnait de l’incrédulité juive. Il en fut de même de son contemporain Tertullien : « Aujourd’hui encore entre eux et nous, il n’y a pas d’autre sujet de contestation plus grand que leur refus de croire qu’il est déjà venu ».
- Le temps de la jalousie : “Que leurs rabbins cessent d’invoquer les écritures saintes qu’ils lisent certes dans le texte mais qu’ils ne comprennent plus et ce, dans le seul but de nous contredire. »
- Le temps de l’opposition obsidionale : “Les Juifs sont des imposteurs, des infidèles aveuglés par leur fanatisme en sont venus, ici, à tuer le Christ et, là, à empoisonner le Prophète. » Mahomet a livré le sens authentique du Livre ; les Juifs (et les chrétiens) ayant refusé cette re-digestion sont des infidèles.
Mahomet et Luther concentrent ces quatre temps en accéléré ; leur philo-judaïsme d’origine se muant assez rapidement en antijudaïsme radical. Le fondateur de l’Islam, après avoir nourri l’espoir de convertir les Juifs, se vengera en les expulsant définitivement du Hedjaz. Martin Luther, quelques siècles plus tard, céda au même ressentiment. Assurément, les Pères de l’Eglise comme de l’Islam ont vécu la non-conversion des Juifs comme un échec incompréhensible, un drame personnel. Comme le rappelle Jules Isaac, l’antisémitisme trouva son origine autant dans l’irréductible fidélité des Juifs à leur foi d’origine que dans le danger que présentait, pour l’essor de ses deux rameaux en terre païenne, la concurrence d’un judaïsme réfractaire et vivace.
Mars +627, exécution des prisonniers de la tribu juive des Banu Qurayza.
Détail d’une miniature conservée à la British Library.
Le monothéisme étant exclusif, sinon intolérant par définition, l’Eglise et la Mosquée, à peine vagissantes, ne pouvaient que s’opposer à cette mère récalcitrante qu’elles se devaient de contourner, sinon carrément effacer. Comme l’a fort brillamment résumé Daniel Sibony : « l’origine de la haine, c’est la haine des origines. » C’est en cela qu’il faut interpréter l’antijudaïsme en termes de névrose et/ou de dissonance cognitive qui surgit quand l’on est confronté à une information (la Torah précède de mille ans le Coran) en contradiction avec ses croyances (le Coran est antérieur à la Torah). L’antisémitisme s’explique par un déni névrotique de la réalité. L’utilisation des mots de la psychanalyse n’est pas accidentelle : la relation tumultueuse entre le judaïsme et ses deux rejetons l’impose. On ne le soulignera jamais assez : dès l’origine tant le christianisme que l’Islam se positionneront en héritier naturel du judaïsme biblique. Mais comment revendiquer un héritage quand le légataire présomptif, non content de ne pas vouloir mourir, s’obstine à ne pas vous considérer comme son héritier légitime ? Confrontés au refus obstiné du judaïsme de reconnaître sa caducité, les docteurs de la foi chrétienne, puis musulmane, en viendront logiquement et progressivement à l’attaquer sans l’interdire formellement pour autant. C’est que tout honni qu’il était, le judaïsme conserva aux yeux des Pères de l’Église et de l’Islam une part de mystère qui lui évitera l’interdiction pure et simple, réservée aux cultes païens, aux écoles philosophiques et aux hérésies. Tout en ayant perdu sa sainteté, le peuple juif – pour avoir porté un temps la parole de Dieu – reste dans une large mesure protégé. De toutes les croyances et écoles philosophiques antiques, seul le judaïsme restera autorisé par le Code théodosien. Ce code accorda aux Juifs – et à eux seuls – la liberté de conscience, et en général la liberté de culte. Non sans restrictions. Si la cité chrétienne a laissé subsister les Juifs ce ne fut qu’au prix de leur abaissement délibéré. De ces contradictions théologiques impossibles à surmonter se mettront progressivement en place des stratégies agressives, en trois étapes :
- Humiliation : les Juifs seront soumis à des vexations et des lois discriminatoires tant en Occident (servitude) qu’en Orient (dhimmitude).
- Criminalisation : les Juifs seront progressivement criminalisés. Au peuple déicide en chrétienté répond l’accusation de peuple prophéticide en Islam.
- Négation : du côté chrétien, mise en place progressive d’une « théologie de la substitution » ; du côté musulman d’une « théologie de la falsification ». Ceci permet aux théologiens chrétiens et musulmans de contourner l’obstacle de la Torah, elle-même considérée comme un récit dépassé ou falsifié.
L’idée est bien de diminuer par tous les moyens la dissonance cognitive consécutive aux apories posées par le judaïsme. Comme le posa le penseur chrétien Nicolas Berdaiev, « l’antisémitisme à base religieuse est le plus sérieux, le seul qui mérite d’être posé. »
Mahomet recevant la soumission de la tribu juive des Banu Nadir.
Miniature persane (Jami al-tawarikh, 14eme siècle).