4. L’ISLAM ET LES JUIFS : névrose et psychose tardive

Les historiens Bernard Lewis et Mark R. Cohen affirment que les Juifs en terre d'Islam auraient subi moins de violence physique que leurs coreligionnaires en terre chrétienne. Indubitablement, si l’on prend en compte la nature spécifique de l’antisémitisme chrétien, démonologique et hallucinatoire et bien sûr de la Shoah.



Un Juif et un musulman jouant aux échecs au 13ème siècle.
El Libro de los Juegos, commandé par Alphonse X de Castile, 13ème s., Madrid

 


Cette remarque essentielle posée, la question reste entière : le sort des Juifs d’Orient fut-il enviable par rapport à celui des Juifs en Occident ?

Réponse : oui et non.

Non, si l’on considère la situation plutôt favorable que connaît le judaïsme en Occident avant le basculement antisémite du Moyen-Age médian et ce, même dans la péninsule ibérique, où les Juifs bénéficièrent de conditions plutôt favorables avant l’an Mil[1].  Mis à part la logorrhée antisémite de l’Eglise et l’exception wisigothe, les Juifs ne feront pas l’objet de mauvais traitements en Espagne. Forts de leur ancien statut de citoyens romains, ils restent des hommes libres : ils habitent là où ils l’entendent, exercent le métier de leur choix, sont autorisés à porter les armes. Des légendes rapportent que des Juifs auraient servi dans les armées de Charlemagne et de ses successeurs[2].

 
 

[1] On pourrait ajouter en Pologne jusqu’au 17ème siècle où les Princes polonais firent appel aux Juifs pour moderniser leur pays.

[2] David Bialer, Pouvoir et violence dans l’histoire juive, éditions de l’éclat, Paris, 2005, p. 81


Non, toujours, si l’on considère le fait que, en Terre d’Islam, les Juifs seront placés d’emblée sous le régime de la dhimma. Ce régime, défini par le Pacte d’Omar, place les « gens du Livre » dans un cadre qui, tout en les protégeant contre l’arbitraire, ne limite pas moins leur liberté par une série de mesures vexatoires - les enfermant dans un cadre que l’on pourrait qualifier en termes contemporains d’apartheid.

Oui, en revanche, les Juifs d’Orient ont bénéficié d’un traitement plus clément dans la mesure où il a été plus stable et que l’animosité à leur égard ne s’est jamais teintée d’idées conspiratoires et démonologiques : « Dans la Cité musulmane, écrit André Chouraqui, du moins jusqu’au 19e siècle, nul ne songerait à dénoncer un quelconque pouvoir occulte des Juifs. (…) Un fait est certain, on ne retrouve nulle trace dans l’histoire ou la pensée des musulmans maghrébins d’un antisémitisme comparable, fût-ce de loin, aux formes aberrantes que la haine des Juifs prit en Europe, du Moyen-Âge à l’époque moderne.[1] »

Pour le Coran, les Juifs sont les perdants de l’histoire sainte. En ce sens, éliminés politiquement et rabaissés dès les premiers temps de l’Islam, ils ne seront jamais perçus comme une menace par les musulmans. L’Autre, pour l’Islam, à la fois quantitativement comme qualitativement, c’est le chrétien - autochtone ou étranger (croisés)-, pas le Juif, soumis, méprisé et tenu pour quantité négligeable. Ensuite, bien qu’il soit inspiré du judaïsme, l’Islam n’en est pas issu en droite ligne. Grande différence avec la religion chrétienne où l’opposition au judaïsme est identitaire, vitale, Jésus et les apôtres étant tous des Juifs. Les premiers musulmans, n’étant pas plus d’origine juive que chrétienne, il leur sera aisé de faire oublier cette délicate filiation – au besoin grâce à la théologie de la substitution. L’antisémitisme hallucinatoire, conspiratoire et démonologique, ne s’ancrera en Terre d’Islam qu’au 19e siècle, avec un décalage de sept siècles par rapport à l’Occident.

 

[1] André Chouraqui, les Juifs en Afrique du Nord, Paris, PUF, 1952, page 60.


Tolérance et apartheid systémique


Au vu de ce qui précède, il nous semble impératif de rejeter l’une et l’autre des interprétations en faveur dans le public lorsqu’il s’agit de caractériser l’attitude de l’Islam vis-à-vis de « l’Autre » : et celle qui postule le caractère fondamentalement fanatique et intolérant de la civilisation arabo-musulmane, et celle qui, au contraire présente la Cité musulmane comme un cadre radieux et tolérant, favorable aux échanges interculturels. La réalité, nous avons essayé de le montrer, est comme souvent à mi-chemin.  Si à partir du 12e siècle, la condition des Juifs est moins amère en Orient qu’en Occident,  l’individu juif d’Orient n’est pas moins, du fait de de son statut d’infériorité juridique et sociale, un sujet de seconde classe ou -pour user d’un vocabulaire plus contemporain- la victime d’un « racisme » systémique et structurel. Comme l’explique Bernard Lewis, les sociétés musulmanes traditionnelles n’ont jamais accordé l’égalité aux Juifs - et n’ont d’ailleurs jamais prétendu le faire. Bien au contraire, nous dit l’historien britannique, car dans l’ordre ancien, une telle attitude eût été jugée comme un manquement au devoir fondamental de tout bon musulman. Comment accorder les mêmes droits à ceux qui professent la vraie foi et ceux qui, obstinément, la rejettent[1]. Absurde d’un point de vue théologique, une initiative d’ouverture l’eût aussi été sous le rapport de l’économie – n’oublions pas que pour bénéficier des effets protecteurs de la dhimma les Juifs -comme les chrétiens- doivent s’acquitter d’un impôt spécial.

Pas plus que la civilisation chrétienne, la cité musulmane n’a érigé la tolérance en vertu cardinale, ni l’intolérance comme un objet de réprobation.

 

[1] Bernard Lewis, page 18.


Les Juifs et l’Islam dès l’origine



https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_des_Juifs_en_terre_d%27islam#/media/Fichier:Hejaz-English.jpg

 


Les Juifs n’ont pas fait irruption dans le monde musulman en colons, en migrants ou en exilés. Ils font alors partie intégrante des territoires aujourd’hui quasi-exclusivement peuplés de musulmans. Installés dans cette aire géographique bien avant la naissance de l’Islam, ils y ont prospéré. Des rois juifs régnèrent au Yémen (royaume d’Himyar), des 4e au 6e siècle de l’ère chrétienne. Les récits coraniques ne font pas mystère d’une importante présence juive dans la péninsule arabique[1]. Avant la naissance de l’Islam, les Juifs y sont représentés dans toutes les secteurs d’activité sociales et économiques : « Les Juifs d'Arabie aux 6e et 7e siècles étaient si profondément intégrés économiquement, ethniquement et géographiquement dans la culture locale qu'ils doivent être considérés ethniquement et culturellement comme des Arabes »[2].  L’Islam des origines aurait subi l’influence du judaïsme, Il est clair que Mohamed a fréquenté des Juifs arabes comme yéménites tout au long de sa prédication[3]. Les liens de l’Islam avec les Juifs et le judaïsme transparaissent dans le Coran qui reprend nombre de récits, souvent augmentés d'embellissements midrashiques, probablement issus de traditions orales juives locales. Ce n’est pas un hasard si le Coran regorge de termes religieux empruntés au judaïsme. On songe entre autres aux expressions telles que yawm al-dîn, (le jour du jugement [dernier]), en hébreu, yom ha-din jahannam, la géhenne (gehinnom), jannât ‘adn issu de gan ‘eden  (jardin d’Eden). De même, Sakîna vient très probablement du mot hébraïque shekhîna, expression typiquement rabbinique pour désigner la « Présence divine ». D’autre part le mot arabe désignant la figure du diable,  Shaytân, est un mot directement calqué  sur son homologue biblique Satan. Quant aux deux piliers de l’Islam que sont la prière (salât ) et l’aumône (zakât), ils tirent leur origine des mots selota en araméen, langue véhiculaire des Juifs et de Tsedaka en hébreu[4].

 

[1] Maxime Rodinson, Mahomet, p. 57, éditions du Seuil, nouv. éd. 1994, p. 57.

[2] Reuven Firestone, "La culture juive aux premiers temps de l'islam", Les Cultures des Juifs. Une nouvelle histoire, dir. David Biale, éd. de l'Eclat, 2002, p. 263,

[3] Bar Asher, op.cit.

[4] Méir Bar Asher, op. cit.


 

Verus Israël : vers une théologie de la substitution ?


C’est lors de son installation à Médine, où les Juifs occupent alors une position dominante, que Mohamed fait sien un certain nombre de rites et de pratiques juives. C’est dans cette perspective qu’il enjoint ses premiers disciples de prier en direction de Jérusalem et de pratiquer le jeûne de Yom kippour (Achoura)[1]. Son espoir est de rallier les trois tribus juives implantées à Médine[2]. A propos de l’Achoura, Ibnou Abbâs, l’un des premiers experts du Coran ainsi que de la Sunna (619-687), rapporte une anecdote qui révèle la véritable stratégie marketing de l’inventeur de l’Islam : « Quand le Prophète est arrivé à Médine, il a observé que les Juifs jeûnaient le dixième jour du mois de Mouharram (ce jour est appelé Achoura), alors le Prophète leur a demandé : « Pourquoi jeûnez-vous ce jour-là ? », ils ont répondu : « C’est un grand jour. C’est ce jour-là qu’Allah a sauvé Moussa (Moïse) et ses disciples en noyant Pharaon et son peuple, donc Moussa a jeûné ce jour par gratitude envers Allah et c’est pourquoi nous jeûnons également ce jour-là ». Le Prophète a répondu : « Nous avons plus de droits sur Moussa que vous. » et là-dessus, le Prophète jeûna ce jour-là et ordonna à tous les musulmans de faire de même. [3]» Le message est clair, les musulmans sont plus proches de Moïse, le personnage le plus important de la Bible hébraïque, que les Juifs eux-mêmes. Du fait de sa soumission à Dieu, le premier prophète de la Bible est présenté comme musulman. D’où l’espoir d’un ralliement logique et rapide des Juifs au nouveau monothéisme.  

 

[1] C’est jusqu'en 623 que les musulmans ont prié vers Jérusalem, pas vers la Mecque.

[2] Mark Cohen, « L'attitude de l'islam envers les juifs, du Prophète Muhammad au Pacte de 'Umar », dans Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, Histoire des relations entre juifs et musulmans, Paris, Albin Michel, 2013, p. 58-71

[3] Rapporté par Al Boukhari et Mouslim. https://al-dirassa.com/fr/importance-du-jeune-achoura/


 

Frustration et rejet



L’ouverture aux Juifs semble avoir tourné assez rapidement au fiasco. En témoigne le père de l’historiographie juive Heinrich Graetz (1817-1891) dans sa monumentale histoire des Juifs : « Mahomet ne trouva cependant que peu d’adhérents parmi les Juifs (…). Les principaux adversaires juifs de Mahomet étaient Pinhas ibn Azoura, esprit caustique qui ne manquait pas une occasion de se moquer de lui, Kaab ibn Ascharaf, le poète Abou-Afak, plus que centenaire, qui cherchait à le rendre odieux aux yeux des Arabes ; enfin, Abdallah, fils de Saurah, considéré comme le Juif le plus savant du Hedjaz. Ils raillaient « l’envoyé de Dieu, » tournaient en ridicule ses révélations et ses prédications, et le traitaient avec dédain ; ils ne supposaient pas que le pauvre fugitif de La Mecque, qui était venu implorer du secours à Médine, soumettrait ou exterminerait bientôt leurs tribus ; ils oubliaient que l’ennemi le plus dédaigné est souvent le plus redoutable.[1] » Le non-ralliement à l’Islam des trois tribus juives de Médine (les Banu Qaynuqa, les Banu Nadir et les Banu Qurayza) constitua assurément une surprise pour Mohamed. Contrairement aux croyances polythéistes des autres tribus arabes, sa Révélation est « quasiment identique au monothéisme des Juifs[2] ». L’obstination des Juifs à rejeter le message divin dans sa forme définitive et achevée ne fut pas sans conséquence. Mohamed rompt son alliance avec les Juifs. En signe de rupture, il les invective dans une longue sourate (la sourate de la vache) et décide, qu’à l’avenir, les prières ne s’effectueront plus vers Jérusalem, mais vers La Mecque et la pierre de la Kaaba. Le jeûne d’Achoura est aboli et remplacé par le jeûne du Ramadan, mois qui, depuis des temps immémoriaux, est sacré pour les Arabes. Les Juifs ne doivent plus être tenus pour de vrais croyants ni admis dans le cénacle restreint des adorateurs du Dieu-Un, mais comme des incrédules vénérant Ezra (Ozaïr) et des falsificateurs – qui auraient délibérément effacé de la Torah les passages annonçant la prophétie ultime de Mohamed[3]. C’est ainsi que le prophète qui avait pourtant garanti aux Juifs leur liberté religieuse ne tarde pas à s’en prendre à eux, les éliminant, avec une brutalité extrême, jusqu’au dernier.  « Par la suite, écrit Marc Cohen, la tradition musulmane broda autour de l’idée selon laquelle les Juifs de Médine avaient trahi Mahomet et l’islam, un motif qui n’est pas sans rappeler un des thèmes fondamentaux du conflit judéo-chrétien[4]. » Dès 624, Mohamed met les Juifs de Médine en demeure de se convertir ou de quitter la cité. Peu après la bataille de Badr, les Banu Qaynuqa seront expulsés. Vient ensuite le tour des Banu Nadir qui se réfugieront dans l’oasis de Khaybar où ils seront bientôt assiégés (mai 628) puis vaincus dans une bataille qui s’avérera fatale[5]. Les Juifs qui ne sont pas passés au fil de l’épée ou réduits en esclavage se voient contraints de verser la moitié de leur récoltes -avant d’être définitivement expulsés de l’oasis par le Calife Omar (634-644). Quant à la dernière tribu, celle des Banu Qurayza, elle sera anéantie à la suite de la bataille dite des tranchées en mars 627. Les hommes sont exterminés, les femmes et les enfants convertis de force ou réduits en esclavage. Contrairement au christianisme dont les premiers temps furent des plus difficiles, à la fois politiquement (opposition des Romains) et théologiquement (opposition des Juifs), l’Islam s’impose rapidement tant politiquement (Egypte, Iran) que théologiquement (judaïsme, christianisme, zoroastrisme). De là, peut-être, sa relative tolérance pour la religion des « Autres », dictée par des considérations avant tout pragmatiques : dans tous les territoires dont ils font la conquête, les musulmans sont, au départ, minoritaires. Ils doivent impérativement composer avec les Juifs et les Chrétiens. C’est le sens-même de la dhimma.

 

[1] H. Graetz,  Histoire des Juifs, traduction A. Lévy,Tome 3, page 298.

[2] Reuven Firestone, « La culture juive aux premiers temps de l'islam », dans David Biale, Les Cultures des Juifs : une nouvelle histoire, l'Éclat, 2002, p. 263

[3] Graetz, opcit, page 299.

[4] Cohen 78

[5] L’écho de la défaire de Khaybar résonne jusqu’à aujourd’hui lors de manifestations antisionistes israéliennes dans les rues de Bruxelles, Paris ou Berlin aux cris antisémites de « Khaybar, Khaybar tous les Juifs aux gaz ! »


 

Les ambiguïtés du Coran


Jusqu’à 19e siècle, l’antisémitisme fantasmatique n’a pas cours en terre d’Islam. Les Juifs sont certes méprisés, stigmatisés et quelque fois massacrés, mais ils ne sont pas craints ou diabolisés comme en Occident. En Islam, l’hostilité aux Juifs n’en est pas moins référentielle, primordiale. Le rapport premier de l’Islam au judaïsme est celui d’un déni assumé : il refuse de reconnaître ses emprunts qu’il a fait à la pensée et à la liturgie juives – et chrétienne. Le Coran est une réécriture de la Torah et des Evangiles, tout comme l’Enéide sort en droite ligne de l’Iliade et les écrits bouddhistes de la philosophie hindouiste. À partir de la rupture qui s’opère avec le judaïsme, les Pères de l’islam rencontrent les mêmes difficultés théologiques que les Pères de l’Église avant eux : comment se réclamer de l’héritage d’Abraham, si l’on ne reconnaît pas la légitimité des rabbins, tout à la fois gardiens des récits matriciels et opposants déclarés à la « nouvelle vérité » ? Et comment affronter les contradictions entre les récits bibliques et coraniques, sachant que la Torah a été rédigée près de mille ans avant l’éclosion de l’Islam ? L’histoire d’Abraham offre à ce titre un exemple concret de la manière dont ces difficultés vont être résolues :  le fils dont Dieu réclame le sacrifice en signe de soumission à sa volonté s’appelle Isaac pour les Juifs et les chrétiens. Mais pour les musulmans, il s’agirait plutôt d’Ismaël. La question est d’importance en termes théologiques. Le choix du sacrifié détermine en réalité l’identité du peuple élu : s’il s’agit d’Isaac, c’est bien le peuple juif est le peuple élu de Dieu ; dans le cas d’Ismaël c’est au contraire le peuple arabe - le fils de la servante Agar ayant été choisi arbitrairement, à l’exemple d’Enée pour les Romains, comme l’ancêtre des Arabes.



Isaac ou Ismaël ?

 


Meir Bar Asher, le directeur du Département de langues et littératures arabes à l'Université hébraïque de Jérusalem souligne les hésitations coraniques vis-à-vis des Juifs. D’un côté, y figurent des déclarations positives : Israël est présenté comme le peuple élu que Dieu a comblé de bienfaits en le tirant de l’esclavage en Égypte, lui faisant don de la Torah, suscitant en son sein des prophètes, le guidant vers la Terre promise et lui accordant cette terre. D’un autre côté, ce même peuple est présenté comme infidèle à l’Alliance, retombant sans cesse dans l’idolâtrie, falsifiant son texte sacré (la Torah) et s’en prenant à ses prophètes, quelquefois jusqu’à les tuer[1]. Le Coran use de trois termes distincts pour désigner les Juifs, chacun d’eux mettant l’accent sur un aspect différent de la relation de l’Islam aux Juifs [2]. Le plus courant, banû Isrâ’îl (fils d’Israël) désigne les hébreux plutôt que les Juifs. Quoiqu’étant le moins négatif des trois, ce terme n’en est pas moins ambivalent, se voyant utilisé tout à la fois pour rappeler que sont les Juifs qui, les premiers, ont accueilli la parole d’Allah, et pour les accuser, notamment, de s’en être pris à leurs prophètes.

L’appellation al-yahûd (« les Juifs ») désigne plutôt les Juifs réels, ceux de La Mecque et de Médine. Al-yahûd est, dans la majorité des cas, connoté péjorativement. C’est par ce terme, que les Juifs sont accusés de falsifications de la parole de Dieu dans la Torah. La troisième expression, ahl al-kitâb (le peuple du Livre), ne désigne pas uniquement les Juifs mais aussi les chrétiens, à savoir les autres tenants d’une religion révélée. Pour l’islamologue israélien Bar Asher, cette variété sémantique est l’expression même du rapport complexe de l’Islam aux Juifs, lesquels, contre toute attente, n’ont jamais accepté la parole du Prophète. Même constat pour l’islamologue britannique Lewis[3], selon qui, cette déception serait à l’origine des sourates les plus hostiles aux Juifs à l’exemple de la sourate V, 51, fréquemment citée : « Ô vous qui croyez ! Ne prenez pas pour amis (ou alliés) les Juifs et les chrétiens, ils sont amis les uns des autres. Celui qui, parmi vous, les prend pour amis, est des leurs. » Les Juifs sont maudits par Dieu et leurs propres prophètes qu’ils ne ménageront pas[4] : « La colère de Dieu les éprouva parce qu’ils n’avaient pas cru aux Signes de Dieu, parce qu’ils tuaient injustement les prophètes, parce qu’ils étaient désobéissants et transgresseurs.[5]» (II,61).

Telle est l'image du juif pour l'islam classique[6]. Pas étonnant, dans ces conditions, que le Coran et plus encore la Tradition où se trouve retracée la vie du Prophète manifestent une préférence incontestable pour les chrétiens.[7] Dans les Hadith, les Juifs sont, en effet, dépeints de façon plutôt péjorative lorsque sont abordées leurs croyances et leurs pratiques religieuses et, de façon franchement négative lorsqu’il est question des rapports avec le prophète et les musulmans. « Ils sont avilis, maudits, anathémisés à jamais par Dieu et ne peuvent donc jamais se repentir et être pardonnés ; ce sont des tricheurs et des traîtres ; provocateurs et têtus ; ils ont tué les prophètes ; ce sont des menteurs qui falsifient les écritures et acceptent des pots-de-vin ; en tant qu'infidèles, ils sont rituellement impurs, une odeur nauséabonde se dégage d'eux ». Pour le prosateur al-Djahiz, au 9e siècle, les Juifs de Médine, contrairement aux Chrétiens, avaient opposé une résistance farouche au Prophètes : « La guerre qu’il fallut mener contre eux fut longue, difficile et sans merci. La rancœur s’accumula, la haine redoubla et l’amertume s’installa durablement. En revanche, parce qu’ils vivaient loin du lieu où le prophète – qu’Allah le bénisse et lui accorde la Paix – reçut sa mission, et loin de celui où il émigra, les chrétiens n’entreprirent pas de dénigrer l’Islam ; ils n’eurent pas non plus l’occasion d’ourdir des complots ni de tramer des alliances à des fins belliqueuses. Telle est la première raison pour laquelle le cœur des musulmans s’est endurci vis-à-vis des juifs alors qu’il éprouve de l’inclination pour les chrétiens[8]. » Au 9ème siècle la chrétienté ne constitue pas (encore) une menace pour l’Islam. Elle fait plutôt, de l’Espagne à l’Empire Byzantin, figure de proie.

 

[1] https://comprendrelislam.fr/islam-et-alterite/le-coran-et-les-juifs/  Meir Bar-Asher, Le Coran et les Juifs, publié le 08/06/2021

[2] Ibidem

[3] Mark Cohen, « L'attitude de l'islam envers les juifs, du Prophète Muhammad au Pacte de 'Umar », dans Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, Histoire des relations entre juifs et musulmans, Paris, Albin Michel, 2013, p. 58-71

[4] Daniel Sibony, Mark Cohen, « Introduction », dans Histoire des relations entre juifs et musulmans, Paris, Albin Michel, 2013, p. 17.

[5] Bernard Lewis, pp. 29 et 30.

[6]» Le plus célèbre hadith antijuif est celui de l’arbre qui était incorporé jusqu’en 2018 dans la charte du Hamas. « Le Jour du Jugement n'aura pas lieu tant que les Musulmans ne combattront pas les Juifs, lorsque les Juifs se cacheront derrière des pierres et des arbres. Les pierres et les arbres diront O musulmans, ô Abdallah, il y a un juif derrière moi, viens le tuer. Seul l'arbre Gharkad, (l'arbre Boxthorn) ne ferait pas cela parce que c'est l'un des arbres des Juifs. Marvin Perry, Frederick M. Schweitzer, Antisemitism. Myth and Hate from Antiquity to the Present, New York, Palgrave Macmillan, 2002, 309 p., p. 266

[7] Lewis, 78

[8] Bernard Lewis, 78


 

Un antijudaïsme névrotique mais apaisé



Théologiquement parlant, la persistance du judaïsme constitue un défi au caractère achevé et définitif du message prophétique de Mohamed. Comment, en effet, gérer sa relation avec une religion que l’on sait antérieure à la sienne et dont on revendique, sinon l’héritage direct, du moins l’essence et la substance ? Ecarter les Juifs d’un revers de main comme s’ils s’agissait de « simples » païens, tels les animistes d’Afrique ou les polythéistes d’Asie ? C’est impossible. Nombre de prophètes de la Thorah sont intégrés au canon coranique. Raison pour laquelle, les docteurs de l’Islam, très logiquement, mettent en place des mécanismes théologiques proches de ceux de leurs homologues chrétiens. Ici aussi la réponse au casse-tête posé par l’obstination juive sera tridimensionnelle :

  • Légale (dhimmitude ou humiliation systémique),
  • Idéologique (criminalisation) et
  • Théologique (falsification).

 

  1. Légale : humiliation  (dhimmitude)

Selon la tradition, c’est au calife Omar, celui-là même qui aura vidé le Hedjaz de sa population juive, qu’il revient d’avoir instauré la dhima [1]. Bénéficiant par cette ordonnance d’un statut préférable à celui des peuples polythéistes, les Juifs et les chrétiens n’en seront pas moins  prisonniers d’un cadre juridique strict, tout à la fois protecteur, discriminatoire et humiliant. En tant que dhimmis, ils sont autorisés à pratiquer leur religion, à gérer leurs propres organisations communautaires et même à bénéficier d'une réelle sécurité personnelle. En contrepartie, ils sont soumis à des vexations, notamment l’impôt dit de capitation (jizya). Un verset du Coran fait spécifiquement état d’établir un impôt discriminatoire aux non-musulmans (Coran IX, 29) : « Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu et au jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son prophète ont déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent de leur main la jizya (capitation) après s’être humiliés. » La protection octroyée aux « peuples du Livre » est ainsi étroitement corrélée à leur statut d’infériorité. L'acquittement de la Jizya pouvait par exemple s’accompagner d’un cérémonial humiliant assorti de violences symboliques. Un traité juridique contemporain de la première croisade décrit comment un dhimmi devait s’en acquitter. Au moment de payer l’impôt, celui-ci devait se tenir face au percepteur d’impôt le dos courbé et la tête baissée. Le collecteur devait alors l’empoigner par le collet, le secouer, lui crier d’acquitter la Jizya puis, une fois la capitation payée, lui taper sur la nuque après l’avoir saisi par la barbe. « Par l’institutionnalisation de la Jizya, écrit Antoine Fattal, est ainsi exprimée sans détour la domination, la violence politique normative que toute religion exerce sur l’autre, ce non-soi, qui impur, qui non-civilisé, qui humilié, un sous-être en somme ». L’idée n’est pas tant d’infliger aux dhimmis des souffrances inutiles qu’à leur rappeler leur statut d’infériorité[2]. La tolérance dont bénéficient les dhimmis s'insère dans un cadre social discriminatoire et invalidant. Ce n’est pas sans raison que les théologiens ou juristes musulmans utilisent souvent le mot dhull ou dhilla (humiliation, déchéance) pour qualifier la situation qui leur semblait convenir aux sujets non-musulmans et plus particulièrement aux Juifs ; un statut dans lequel Dieu avait rejeté tous ceux qui ne reconnaissaient pas en Mohamed l’ultime messager. Comme l’écrit le père de l’histoire juive contemporaine, Heinrich Graetz, si « l’islamisme naissant se montra aussi intolérant à l’égard des Juifs que le christianisme (…), (mais si) les Juifs se sentirent plus libres en pays musulman que chrétien… (c’est que) les lois d’Omar n’étaient pas rigoureusement appliquées.[3]». Il n’en reste pas moins que la situation globale des Juifs ne fut en rien idyllique. Il leur était défendu : de construire de nouvelles synagogues et d’embellir les anciennes ; de réciter leur prières à l’office autrement qu’en sourdine ; de témoigner contre un musulman, d’empêcher leurs coreligionnaires de se convertir à l’islam ; de porter une bague à cachet ; de répliquer aux humiliations dont ils étaient victimes dans l’espace public musulman. En 1836, rapporte F. Lovsky, les Juifs de Fez demandent au sultan l’autorisation de construire un hammam dans leur quartier. A cet effet, le souverain consulte douze oulémas. Onze d’entre eux s’opposent à la demande, au motif qu’il convient d’avilir les Juifs jusqu’à ce qu’ils se convertissent, et que le Coran prescrit expressément cet abaissement : le Hammam étant considéré comme un objet de luxe qui ne convient pas aux Juifs. Le sultan repousse la requête juive[4]. Les Juifs marocains sont de la sorte tenus de marcher pieds nus ou de porter des babouches en paille tressées à chacun de leurs déplacement en dehors du mellah (ghetto) ; ils n’ont pas le droit de monter à cheval ; s’ils possèdent un âne, ils doivent le monter en amazone - à l’égal des femmes. De même, alors que les musulmanes doivent impérativement se voiler le visage en dehors de chez elle, les femmes juives, à l’exemple des esclaves, doivent le faire à visage nu  - indication de leur infériorité[5]. Du point de vue vestimentaire, il semblerait qu’il revienne au calife Haroun al-Raschid d’avoir imposé aux dhimmis, dès 807, le port d’une étoffe pour signaler leur présence dans l’espace public - jaune pour les Juifs, bleue pour les chrétiens. L’un de ses successeurs, Mutawakkil, vers 849, oblige les dhimmis à apposer sur leurs façades des images jugées dégradantes (singes pour les Juifs, porcs pour les chrétiens. 150 ans plus tard, en Egypte, le calife fatimide Hakim, dit le fou, celui-là même que le moine bourguignon Raoul Glaber accusa d’avoir détruit le Saint Sépulcre sur ordre des Juifs, exigeait que les Juifs portassent au cou l’image du Veau d’Or.

 

  1. Idéologique : criminalisation : prophéticide

Les ulémas, docteurs de la foi musulmane, rabaissent systématiquement les Juifs. Ils les dépeignent comme des êtres vils, hypocrites, lâches et méprisables. En plus de les rabaisser, ils les criminalisent : selon la tradition musulmane, les Juifs s’en seraient pris à plusieurs des prophètes bibliques, et parfois jusqu’au meurtre - accusation fantaisiste s’il en est [6]. Au déicide chrétien répond un « prophéticide » musulman. Certains commentateurs musulmans vont jusqu’à prétendre qu’un complot juif serait à l’origine de la mort de Mohamed. Hela Ouardi, universitaire tunisienne, fait état des différentes versions entourant la mort du Prophète. Elles sont nombreuses. Selon certaines, Mohamed aurait succombé à une affection des poumons, laquelle l’aurait rapidement emporté ; pour d'autres, il serait mort empoisonné par une juive de Khaybar[7]. Ibn Kathir, Ibn Hisham et Bukhari évoquent cette dernière hypothèse. Ils affirment qu’une certaine Zaynab, jeune femme de la tribu des Banu Nadir, s’étant retrouvée seule au monde après la bataille de Khaybar, échafauda dans un souci de vengeance le stratagème mortel. Elle empoisonne une pièce d’agneau destinée à Mohamed, concentrant un maximum de substance mortifère dans l’épaule - la partie de l’agneau favorite de Mohamed. La tentative d’empoisonnement échoue : Mohamed recrache le morceau de viande. Mais l’homme avec lequel il partage ce repas meurt foudroyé. Zaynab prétend que son geste n’a eu d’autre but que de démontrer la sainteté du prophète. Or, sur son lit de mort, racontent les compagnons de Mohamed, le Prophète attribue son décès à la petite quantité de poison qu’il a malgré lui ingérée: « Je ressens encore les douleurs de ce que j’avais mangé le jour de Khaybar. Le temps est venu maintenant où mon aorte se rompra. » Pour Hela Ouardi, universitaire tunisienne spécialiste de l’Islam, cette accusation s'inscrit dans une construction antijuive et misogyne dont le but fut d’ « écarte[r] tout soupçon qui pourrait planer sur l'entourage même du Prophète.[8]»

 

  1. Théologique : Théologie de la falsification

Le fait que Mohamed, contrairement à Jésus et ses apôtres, ne fût juif ni de naissance ni de formation, facilita la rupture nette de l’Islam avec le judaïsme. Répondant à un réflexe naturel à toute nouvelle religion, il rejeta les legs scripturaires juifs (et chrétiens), et ce, avec d’autant plus de fougue que les récits coraniques et bibliques, théologie de la substitution oblige, s’opposaient sur biens des points. Si l’on considère que chaque mot du Coran a été directement dicté par Dieu au Prophète, comment comprendre que ses principaux récits figurent déjà dans la Bible et le Talmud, et que ceux-ci sont contradictoires avec ceux-là.  Comme l’écrit Daniel Sibony, « voir qu’en somme le Dieu du Coran n’a pas créé ce qu’il a dicté à Mohammed, qu’il l’a seulement traduit de l’hébreu et légèrement adapté, n’est pas une découverte agréable. »[9] Pour expliquer les contradictions entre les récits coraniques et bibliques, Mohamed et, à sa suite, les Pères de l’Islam, élaborèrent un certain nombre de mythes à même de contourner l’obstacle scripturaire des Juifs et des chrétiens.

 

[1] Opcit, Mohamed… page 21

[2] Antoine Fattal, Le statut légal des non-Musulmans en pays d'Islam,  Edition de 1960, Beyrouth, 1958, p. 287. 

[3] Heinrich Graetz, Histoire des Juifs, Traduction par Lazare Wogue, Moïse Bloch, A. Lévy, 1888, Tome 3, p. 297

[4] F. Lovsky, op. cit

[5] Bernard Lewis, p. 54.      

[6] Dans le Coran, de la même manière que dans la version chrétienne de ces événements, Jésus est la cible d’une partie de ses contemporains juifs. Sa prédication le conduit à voir sa vie menacée, au point que les Juifs et les Romains prennent la décision de le crucifier. Mais à la différence des Evangiles, Jésus ne mourut pas sur la croix. Il fut rappelé par Dieu dans les cieux.

[7] Hela Ouardi, Les Derniers Jours de Muhammad, 2016, p. 170 et suiv

[8] Le monde shiite adhère à la thèse de l'empoisonnement, faisant de Mahomet un martyr mais ici les coupables sont issus de l’entourage même du prophète, plus précisément d’Abu-Bakr et d’Omar

[9] Ibidem, 26



  • Dénoncer la falsification de la Torah et des Evangiles. A la théologie de la substitution propre au christianisme, les Pères de l’Islam préfèrent, dans une première phase, une théologie de la falsification : la « vraie religion » (et non plus « le vrai Israël » des chrétiens) se trouve être l’Islam. Dieu a bien donné la Torah aux Juifs et inspiré les Évangiles aux chrétiens, certes, mais les tenants de ces deux religions auraient falsifié son message. Cette idée apparaît dans huit passages coraniques dont, celui-ci, souvent cité :  "Ô gens du Livre ! Notre Messager vous est certes venu, vous exposant beaucoup de ce que vous cachiez du Livre, et passant sur bien d’autres choses !" (Sourate 5.15). Ou encore la 61,6. « Jésus, fils de Marie, a dit : “Ô fils d’Israël, je suis en vérité le prophète de Dieu, envoyé vers vous pour (…) vous annoncer la bonne nouvelle d’un prophète qui viendra après moi et dont le nom sera Ahmad” »  (Ahmad est une variante de Mohamed). Jésus aurait donc, dès le stade de la Torah, pourtant antérieure à lui de plusieurs siècles, annoncé nommément la venue de Mohamed ![1] Or, les Juifs auraient à dessein effacé son nom (« malheur à eux pour ce que leurs mains ont écrit » (Sourate 2, v. 79)). Cette accusation permet de résoudre le dilemme entre le fait que le Coran affirme que Mohamed est annoncé dans la Torah (et le nouveau Testament) et l’absence de toute mention le concernant dans ces différents livres[2]. Les exégètes accuseront notamment les chrétiens d'avoir forgé de toute pièces le dogme de la divinité de Jésus. C'est Ibn Hazm, au 9e siècle qui développe cette idée.  C’est sa version, entre toutes maximaliste, qui est de loin la plus répandue dans le monde musulman actuel. Comme l’écrit Daniel Sibony, « le sens de la « falsification » par les juifs est assez clair : leur Torah ne parle pas assez d’Ismaël et de sa descendance arabe. En termes plus textuels, il en veut aux Juifs d’être, dans leur Bible, plus distingués par leur Dieu que les Arabes. »[3]. Aux yeux des propagandistes musulmans, la falsification des Bibles juive et chrétienne rendraient ces textes inférieurs au Coran, considéré comme la parole divine authentique. En dépit du fait qu’il ait succédé aux révélations juives et chrétienne, le livre saint des musulmans n’en demeurerait pas moins, « historiquement », le premier.

 

  • Poser l’antériorité du Coran donc de l’Islam par rapport aux deux religions rivales, pourtant antérieures à lui. Pour couper court aux contradictions entre les différents récits bibliques et le canon coranique, pour assurer la prééminence de ce dernier sur toutes les versions antérieures – et tronquées- du message divin, Mohamed et sa suite d’adeptes défendent le dogme du « Coran incréé », idée selon laquelle le Livre des Musulmans, étant « consubstantiel à Dieu »,  existerait de toute éternité. Dans cette optique suggérer l’éventualité d’emprunts voire d’influences extérieures relèverait du blasphème.[4] Ce stratagème établit une hiérarchie entre les monothéismes, anachronique, certes, mais théologiquement très efficace. Il permet en outre d’islamiser tous les prophètes bibliques d’Abraham à Jésus: Ibrahim (Abraham), Ishaq (Isaac), Moussa (Moïse) et Isa (Jésus) sont déjà des musulmans puisque soumis à Dieu. Il en va de même des apôtres - comme l’affirme la sourate 3, v. 51 : « Les apôtres disent à Jésus : “Sois témoin que nous sommes des musulmans [muslimines].” ».

 

  • Casser le lien filial. Refusant de positionner l’islam en héritier ou continuateur du judaïsme, Mohamed transforme la querelle du fils (Islam) et du père (judaïsme) en une lutte entre frères. Tout comme Virgile fait d’Enée (Iliade) la figure tutélaire des Romains, Mohamed choisit Ismaël, plutôt qu’Isaac, comme ancêtre des Arabes. La manœuvre est habile car Ismaël, tout illégitime qu’il soit, est le fils ainé d’Abraham, donc son « véritable » héritier. Partant, ses descendants, les Arabes, peuvent prétendre au titre de peuple élu par Dieu. Le lien avec le judaïsme est symboliquement brisé.

 

L’écrasement dans le sang des tribus juives du Hedjaz et leur soumission définitive au pouvoir musulman, la relégation du judaïsme en religion cadette, du fait de la supposée antériorité de l’Islam, sont les principales raisons qui expliquent la relative mansuétude des théologiens musulmans à l’égard contre les Juifs. Vaincus tant militairement qu’idéologiquement les Juifs ne représentent plus la moindre menace. Pourquoi dès lors se priver de leurs talents dans des territoires où les Musulmans sont à l’origine minoritaires. Comme en Occident avant les croisades, les Juifs constituent (avec les chrétiens de toutes obédiences), une minorité castrée, au sens gellnérien du terme, particulièrement utile à l’économie musulmane. Ils exercent des tâches et fonctions dans des secteurs d’activités qui requièrent des compétences que les Princes musulmans considèrent avec ou qu’ils ne veulent pas voir exercer par leurs sujets musulmans. Ainsi voit-on à certaines périodes de très nombreux Juifs dans le commerce international et la finance, domaine traditionnellement méprisés par les sociétés vouées au métier des armes. Les professions en rapport avec le divertissement, le commerce et à la banque, considérées comme corruptrices par l’Islam sont dévolues aux Juifs. On voit même ceux-ci, principalement durant l’âge d’or Andalou, occuper les plus hauts postes de responsabilité - notamment dans la diplomatie. L’appel de non-musulmans aux plus hautes fonctions de l’Etat est, comme dans l’Occident médiéval, un moyen pratique d’empêcher l’éclosion d’une « classe moyenne », susceptible, à terme de contester le pouvoir des califes.  

 

[1] Sibony, Daniel. « 4. La vindicte nécessaire », Coran et Bible en questions et réponses. sous la direction de Sibony Daniel. Odile Jacob, 2017, pp. 31-37.

[2] François Deroche, Le Coran, une histoire plurielle, Le Seuil, Paris, 2019

[3] Opcit, page 23

[4] Lewis p. 89


 

Des violences sporadiques mais réelles  


Jusqu’à la création de l’Etat d’Israël, nul n’aurait songé en Terre d’Islam à craindre les Juifs. A la différence de l’antisémitisme chrétien, surgi au 12e siècle, l’attitude des musulmans envers les Juifs n’est faite que de mépris. Au sein du monde arabo-musulman, nulle trace de cette hostilité passionnelle et viscérale, si caractéristique de l’antisémitisme chrétien. L’hostilité envers les dhimmis peut être vive, nous l’avons vu plus haut. Les violences extrêmes. Elles surviennent en général quand Juifs ou chrétiens paraissent avoir accumulé trop de richesses ou de pouvoir. En 1066, soit trente ans avant l’appel à la croisade par Urbain II, les Juifs de Grenade sont massacrés. En cause le pouvoir exercé par un vizir, de religion juive, Joseph Ibn Nagrela, à qui l’on reproche d’être trop « puissant et ostentatoire »[1]. Pour exprimer sa colère, le peuple s’empare d’une rumeur selon laquelle Joseph ibn Nagrela aurait eu l'intention de tuer le roi Badis al-Muzaffar, et de livrer le royaume de Grenade à ses ennemis du royaume arabe d'Almeira. Une autre rumeur, va encore plus loin, affirmant que le traître aurait eu l’intention de confisquer le trône à son profit exclusif.  D’où le courroux d’un certain Abu Ishäq :    

« Ne croyez-vous pas que c’est trahir la foi que de les tuer,

Ce serait trahir la foi que de les laisser continuer.

Ils ont rompu notre convention

Comment pourrait-on vous tenir coupable contre de tels violateurs ?

Comment peuvent-ils se prévaloir d’un pacte ?

Quand nous sommes obscurs et eux bien en vue ?

Maintenant, c’est nous les humbles à côté d’eux,

Comme si nous avions tort et eux raison !

Ne tolérez pas leurs méfaits envers nous

 Car vous êtes les garants de leurs actes

Dieu veille sur son peuple

Et le peuple de Dieu l’emportera[2].

 

Ce poème empreint de jalousie et de mauvaise colère préfigure les exhortations haineuses d’un Pierre l’Ermite. On peut imaginer qu’il contribua au déclenchement du pogrom. Le 30 décembre 1066, la foule prenait d'assaut le palais royal de Grenade, crucifiait le vizir juif et massacrait la plus grande partie de la population juive de la ville : « 1500 familles juives, représentant environ 4 000 personnes disparaissent en un jour »[3]. Tout comme à Alexandrie, à York ou encore à Strasbourg, des populations privées de droit s’en prennent aux Juifs pour manifester, à moindre frais, leur opposition au pouvoir en place.

 

[1] Lewis, p.

[2] Lewis 62

[3] Voir, Richard Gottheil, Meyer Kayserling, Granada, Jewish Encyclopedia. 1906 ed.



Si jusque-là les pogroms en terre d’Islam sont l’exception, tout bascule avec l’arrivée des Almohades. Ceux-ci, dès 1172, prennent possession de la majeure partie de l'Ibérie musulmane. Cette conquête s’avérera désastreuse pour les Juifs comme pour les chrétiens d’Espagne.


 

L’agonie du judaïsme andalou


Contrairement aux païens qui n’avaient le choix qu’entre le Coran, l’épée ou l’esclavage, les Juifs comme les chrétiens étaient autorisés, sous certaines conditions, à pratiquer leur religion, disposant même à cet effet d’une certaine autonomie. Cette politique de tolérance est révoquée du jour au lendemain par les Almohades, dynastie berbère au discours messianique. Ils somment les dhimmis de choisir entre l’exil et la conversion. C’est de cette époque que date la disparition définitive du christianisme au Maghreb. Les communautés chrétiennes d’Afrique du Nord, celles qui avaient vu grandir et prêcher des hommes tels que Cyprien, Tertullien et autres Augustin, disparaissent dans leur totalité.[1] Il s’en faut de peu pour que ne disparaissent avec elles les communautés juives.

Le réveil fut brutal pour les Juifs andalous. En témoignent les tribulations de Moshe ben Maïmon, plus conu sous le nom de Maïmonide, la plus grande autorité juive de l’ère médiévale. Menacé de mort, il simule une conversion à l’Islam avant de fuir l’Espagne et le Maroc vers la Terre sainte puis l’Egypte des Fatimides. Son épitre aux Juifs du Yémen qui se trouvent eux aussi devant le choix de la conversion ou de l’exil, souligne la terrible détresse des Juifs en Terre d’Islam : « Et vous frères, vous savez que le Saint, bénit soit-il, nous a fait tomber dans les abîmes de nos fautes, au milieu de cette nation ismaélite qui a abattu sa méchanceté sur nous et intrigue pour nous faire du mal (…) il n’y a pas eu contre Israël de nation plus hostile qu’elle, ni de nation qui ait fait preuve de méchanceté systématique pour nous humilier, nous rapetisser et nous détester[2]. » Si, à l’exemple de Maïmonide, certains Juifs choisissent de fuir vers des terres musulmanes plus tolérantes, d’autres remonteront vers le nord pour s'installer dans les royaumes chrétiens alors en expansion. Ils y perpétueront, côté chrétien, et pour deux siècles encore, l’âge d’or des Juifs en terre d’Espagne. Bon nombre d'entre eux mettront leur expérience et compétences au service des souverains de la Reconquista. Ils y retrouvent un statut légal analogue à celui qu'ils avaient connu au 10e siècle - au temps du califat de Cordoue. Au prix de taxes parfois exorbitantes, ils disposent d'une autonomie administrative, religieuse et même juridique placée sous l’autorité de leurs rabbins.

 

[1] Georges Jehel, « Les étapes de la disparition du christianisme primitif en Afrique du Nord à partir de la conquête arabe », Clio,‎ janvier 2006 ; Richard W. Bulliet, Conversion to Islam in the Medieval Period, an essay in Quantitative History, Harvard University, 1979.

[2] Maimonide, Epitre au Yémen, dans Epitres, traduit de l’hébreu par Jean Hulster, Pais Gallimard, coll. « Tel », 1993, p.105.


 

Fin de l’Âge dit d’or en terre d’Islam


Partout, à l’exception notable de l’Empire ottoman, la situation des Juifs se dégrade. A partir du 11e siècle, des pogroms ont lieu dans le monde musulman - Afrique du Nord mais aussi en Égypte, en Syrie et au Yémen. En 1033, les Juifs de Fès, alors la capitale du royaume chérifien, subissent un pogrom où, dit-on, près de 6.000 d’entre eux trouvèrent la mort. À partir du XVe siècle, les Juifs se voient marginalisés, surtout dans les régions périphériques de l’Islam, tout particulièrement en Iran et au Maroc. Dans ce dernier pays, les Juifs sont relégués dans les mellah, des quartiers entourés de murs et dont l’accès est commandé par une porte fortifiée. En 1465, sous le règne d’Abdalhaqq[1] la ville de Fès est le théâtre d’un nouveau pogrom. En cause, une nouvelle fois, le mécontentement du peuple qui s’en prend à l’un des conseillers, juif, du Sultan. C’est un Imam qui met le feu aux poudres. Dans son prêche du vendredi, il s’enflamme contres ces Juifs qui en prennent un peu trop « à leur aise et se croient les maîtres ! » … Aux cris de « Djihad ! Djihad ! » et de « Qui ne se lève pas pour la cause d’Allah n’a ni vertu ni religion », il provoque une émeute. Un massacre s’en suit, avec pillage, viols et destruction du mellah[2]. D’autres violences se déclarent en Iran avec l’arrivée des Safavides au début du 16ème siècle.  Sous cette dynastie shiite aux tendances messianiques, les juifs, les chrétiens et les zoroastriens sont soumis à des campagnes de conversions forcées. C’est dans ces circonstances que surgit un phénomène de rejet proto-racial qui frappe les Juifs et, plus encore, leurs anciens coreligionnaires convertis – phénomène qui n’est pas sans rappeler le concept de « la pureté de sang », en Espagne.[3] Ici et là, apparaissent dans la littérature savante arabe des représentations des Juifs des plus péjoratives, sinon protoracistes. Notamment sur la laideur juive. Ainsi à suivre l’encyclopédiste et polygraphe arabe al-Djahiz qui vécut en Irak, sous les Abbassides au 8ème siècle : « la raison pour laquelle les chrétiens sont moins laids que les Juifs -bien qu’assurément ils le soient- tient au fait de ce que le juif n’épouse qu’une juive. Ainsi, tous les défauts réapparaissent et s’accumulèrent à chaque génération…C’est pourquoi, ils ne se sont illustrés ni par leur intelligence, ni par leur physique, ni par leur habilité. Comme le lecteur ne l’ignore pas, on observe ce même phénomène chez les chevaux, les chameaux, les ânes et les pigeons qui se reproduisent en consanguinité. » [4]

 

[1] Voir P. Fenton et D. Limans, L’Exil au Maghreb, op. cit., p. 83.

[2] Sibony

[3] Antoine Germa, Benjamin Lellouch, Évelyne Patlagean 'et al.'Les Juifs dans l'Histoire: De la naissance du judaïsme au monde contemporain, Champ Vallon, 2011, 925 p. 

[4] Lewis 79


 

Conclusion


Si les discriminations que subirent les Juifs orientaux furent qualitativement moindres qu’en Occident, le bilan n’en est pas moins contrasté. Certes, le statut de dhimmi ne cantonne pas les Juifs à l’usure, il ne les empêche pas d’acquérir des terres, d’exercer divers métiers et ne les confine pas dans des ghettos, sauf exception marocaine. Si certains Juifs orientaux ont pu prospérer, ici ou là, au plan économique et culturel, la communauté juive n’en fut pas moins souvent maltraitée. Comme le rappelle ici l’historien G. E. Von Grunebaum « Il ne serait pas difficile de rassembler les noms d'un nombre très important de sujets ou de citoyens juifs de l'aire islamique qui ont atteint un rang élevé, le pouvoir, une grande influence financière, un niveau intellectuel significatif et reconnu ; et l'on pourrait faire la même chose pour les chrétiens. Mais là encore, il ne serait pas difficile de dresser une longue liste de persécutions, de confiscations arbitraires, de tentatives de conversions forcées ou de pogroms »[1]. Ce constat tout en nuance est partagé par le mathématicien, philosophe et psychanalyste Daniel Sibony: « les Juifs ont vécu entre le convivial et l’agression, au sens précis d’un entre-deux : avec de l’agression au cœur du convivial et du convivial au bord même de l’agression »[2]. Mais surtout, les Juifs orientaux échappèrent à la version psychotique de l’antisémitisme, jusqu’au 19ème à tout le moins.

 

[1] G. E. Von Grunebaum, Eastern Jewry Under Islam, 1971, p. 369.

[2] Sibony, page 45



 

La lente émergence d'une haine psychotique des Juifs


C’est à partir du 19e siècle que s’amorce, en terre d’Islam, sous l’effet de la « modernité » et de colonisation, la métamorphose de l’antijudaïsme classique en antisémitisme hallucinatoire et conspiratoire. L’accusation de crime rituel, jusque-là étrangère à la foi et à la tradition musulmane, pénètre l’Islam par l’intermédiaire des chrétiens autochtones (orthodoxes grecs, catholiques, maronites, etc.) et des missionnaires et diplomates occidentaux. Des affaires éclatèrent à Beyrouth (1824), à Antioche (1826), à Hama (1829), à Smyrne (1872) et à Constantinople (1874). L’affaire la plus célèbre est celle de Damas en 1840. C’est elle qui sera à l’origine de la création, en 1860, de l’Alliance israélite universelle, institution ayant pour mission de protéger les juifs « où qu’ils soient… » - et notamment dans l’empire ottoman- contre toute atteinte à leurs droits, personnes, biens ou dignité.

L’intrusion de la modernité occidentale est pour les Juifs d’Orient un phénomène à double tranchant. D’un côté, elle annonçe la fin de la dhimmitude; de l’autre, elle est  à l’origine de rancoeurs tenaces de la part des musulmans. Le décret Crémieux qui, en 1870, attribue d’office la citoyenneté française aux « Israélites indigènes » d’Algérie, c'est-à-dire aux 35 000 Juifs du territoire, sera mal vécu par la population musulmane. Pour les Algériens, mis sous tutelle française, leurs anciens “obligés” juifs font figure d’alliés objectifs de la colonization. Si les Juifs algériens se réjouissent à juste titre d’un décret qui met un terme définitif à l'état d'infériorité dans lequel ils sont tenus depuis plus d’un millénaire, la joie est plus mitigée du côté des 90.000 colons français. Le ressentiment antijuif gronde dans leurs rangs. Pour prevue, l’élection du maire d’Alger, Max Régis et du député Edouard Drumont, , tous deux inscrit sur une « liste antijuive ». La nationalisation des Juifs alimente  d’une part la frustration des musulmans et de l’autre la colère des colons. Le ressentiment culmine  à Constantine, à l’été 1934, par un veritable pogrom. L’épisode est sanglant. Il fait 24 morts côté juif et 3 du côté musulman. Cette émeute montre que le nouveau statut des Juifs n’est pas pour eux une véritable garantie. En témoigne l’article publié au lendemain des événements dans Tam-Tam, journal très populaire parmi les Européens, lequel affirme sans ambages : «  90 % d’entre nous, tout en regrettant le sang versé, ne le blâme pas, et beaucoup d’entre nous ne feront rien pour empêcher le retour de ces choses[1]. » Constantine semble avoir été au croisement des divers courants d'agitation qui animent à cette époque tant les milieux catholiques que la communauté musulmane, Avec le recul, il apparaît que l'émeute antijuive d'août 1934 n’est le fait ni d’une  organisation clandestine, ni d’un complot international, ni d’une  machination policière Elle serait plus simplement due à la misère, à l'envie et à la colère sourde du sous-prolétariat de la ville. « Comme dans toutes les périodes de colère, écrit Charles-Robert Ageron, les Juifs (sont) les premiers visés [2]», écrit, il n’est pas étonnant que l’antisémitisme ne cessa de prendre de l’ampleur.  Du côté des indigènes musulmans, le mépris à l’égard des Juifs fait bientôt place à un sentiment d’envie. L’envie ainsi que l’a définie la psychanalyste Mélanie Klein, est ce sentiment de colère qu’éprouve un sujet à l’égard d’un autre à qui il suppose détenir quelque chose qu’il désire et qu’il n’a pas. La passion antisémite n’est qu’une envie fondamentale : celle d’être à la place d’exception supposée du Juif. Ce n’est pas sans raison qu’au lendemain de leur indépendance, tous les Etats arabes,  à l’exception du Liban, se réclameront de l’arabité et de l’Islam, plaçant de fait les Juifs en dehors du récit national,  les ramenant ainsi à leur ancienne  condition de citoyens subalternes Les Juifs fuiront en masse, et dans la douleur, des terres où ils étaient pourtant présents bien avant l’expansion arabo-musulmane. La majeure partie des Juifs arabo-musulmans fuiront vers l’Etat juif, la France, les Etats-Unis, le Brésil ou encore le Canada. Par la force des choses, la création de l’Etat d’Israël parachèvera la mue de l’antijudaïsme religieux en antisémitisme obsessionnel. Comme le souligne Bernard Lewis, la question de la Palestine va jouer un « rôle déterminant » dans « l’islamisation de l’antisémitisme ». Elle favorisera la fascination durable exercée par le nazisme sur les élites arabes. L’autre tournant décisif sera celui de la guerre des six jours en juin 1967. Depuis cette défaite humiliante, souligne l’éminent islamologue, « l’antisémitisme fait désormais partie intégrante de la vie intellectuelle » des pays arabes et empoisonne toute sa production.  Paradoxalement donc, c’est au moment où l’Europe, après des siècles d’obscurantisme, découvre les vertus de la tolérance, que le monde arabo-musulman intègre et fait sien, parce qu’il y trouve un incontestable avantage, des stéréotypes qui lui étaient jusque-là étrangers.

 

[1] Ella Shohat, Colonialité et rupture, textes choisis et présentés par Joëlle Marelli et Tal Dor, Lux éditeur, 2021. 

[2] Charles-Robert Ageron, « Une émeute anti-juive à Constantine (août 1934) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1973  13-14  p. 38



Certains commentateurs du conflit israélo-palestinien avancent l’idée que si les Israéliens renonçaient à l’existence de leur Etat et s’en remettaient à la protection bienveillante d’un Islam tolérant, dans le cadre d’un Etat binational, le contentieux entre les Juifs et les Arabes prendrait fin[1]. Les Israéliens originaires du monde arabo-musulman ne partagent pas cette proposition. Ils la jugent insane et irréaliste. Ce n’est pas tout à fait par hasard qu’ils votent pour les partis politiques les moins enclins aux concessions territoriales. Nul parmi eux ne souhaite revivre la condition de dhimmi faite à leurs pères. Comme l’a soutenu à de multiples reprises Albert Memmi, le sionisme doit être compris, pour le peuple juif, comme un mouvement à la fois national et décolonisateur.

Concluons maintenant avec l’historien britannique Cécil Roth pour qui : « l’idée selon laquelle les Juifs vécurent dans le monde arabe dans une paix et une tranquillité parfaites jusqu’au moment où les sionistes militants virent bouleverser des relations réciproques d’une grande régularité est une perversion de la réalité.[2] » Des 900.000 Juifs que comptait le monde arabe en 1945, il n’en reste tout au plus que 6.000. L’exil sans retour de la quasi-totalité (99%) des Juifs orientaux est lourd de sens.   

 

[1] Cohen opcit, page 30

[2] Cité par Marc R. Cohen, 54