Répétons-le une énième fois, l’antisémitisme racial n’est qu’un autre moyen d’exclure les Juifs, de les poser en ennemi irréductible du genre humain. Comme le fait remarquer l’historien britannique Walter Laqueur, l’idée d’une conspiration juive à l’échelle planétaire a sans doute influé bien d’avantage que la doctrine raciale sur le développement de l’antisémitisme moderne[1]. C’est ce que démontre les développements de la judéophobie dans le cadre de l’émancipation.
[1] 1. Walter Laqueur, l’Antisémitisme dans tous ses états. Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours [2006], Markus Haller, 2010, p. 125 ; p. 247-350 et l’Antisémitisme, Presses universitaires de France, 2015, p. 12-20, 48-59.
2. Pierre-André Taguieff, la Judéophobie des Modernes, op. cit., p. 353-496 et la Nouvelle Propagande antijuive, Presses universitaires de France, 2010. Pierre-André Taguieff, la Judéophobie des Modernes. Des Lumières au jihad mondial, Odile Jacob, 2008.
Le Juif comme inventeurs de la modernité
Pour les Juifs d'Europe, la période d’oppression et d’insécurité ne prendra fin qu’au 18ème siècle dans le cadre du processus d’émancipation qui débuta aux Etats-Unis. En Europe, il revint à la France d’ouvrir la voie à l’émancipation. Par un décret en date du 27 septembre 1791, l’Assemblée nationale française transforme les Juifs (peuple/nation) en juifs ou israélites (religion). ² La période d’exil intérieur, d'oppression et d’insécurité pris fin. Les Juifs avaient une nouvelle patrie : la France. Les israélites deviennent des citoyens à l’égal des autres. Ils ne doivent pas renoncer à leur identité religieuse mais se doivent d'être simple citoyen à l'extérieur. Partout, de la Belgique à l’Italie, les Juifs seront tout à tour émancipés. Non sans heurs et incompréhension. De ce processus, surgira, en effet, l’antisémitisme moderne. Car si l’émancipation fut une bénédiction pour les Juifs, elle causa aussi leur malheur pour se retourner, paradoxalement, contre eux. Logiquement, la prodigieuse intégration des Juifs émancipés, leur présence dans tant de champs d’activités dont ils avaient été exclus jusqu’alors eurent pour effet inévitable d’éveiller, une fois encore, la jalousie sociale et, nouveauté absolue, les soupçons politiques. L’antisémitisme politique, nouvel avatar judéophobe. Sans aucun doute, le fossé était bien trop grand entre le mépris, teinté de peur, qu’ils continuaient d’inspirer et la réussite sociale de certains d’entre eux pour que la croyance au pouvoir occulte des Juifs ne se propage comme une traînée de poudre. Et si précisément cette modernité qui les mit en avant dans bien des domaines n’était en fait qu’une invention juive destiné à saper les fondements de la Cité chrétienne, bref un vaste complot ? Code culturel oblige, il parait logique que les peurs et les haines liées aux bouleversements induits par la modernité se coagulèrent sur les Juifs.
A qui profite le crime?
L’insupportable réussite juive
La modernité ayant clairement apporté des avantages aux Juifs, tout comme aux femmes et à d'autres minorités discriminées, ils devaient en être forcément les fomenteurs. Ce raisonnement policier d’école primaire avait déjà été posé par l’Abbé de Barruel à la suite de la Révolution française. En 1806, cet ecclésiastique inventa le mythe d'une centrale judéo-maçonnique responsable de la chute de la monarchie. Même rallié à l'Empire, il mit en garde personnellement Joseph Fouché, ministre de la police, contre ces Juifs qui envisageaient de "devenir les maîtres du monde, abolir toutes les autres sectes pour imposer la leur, transformer toutes les églises chrétiennes en synagogues et réduire les autres à un véritable esclavage." L'invention du complot judéo-maçonnique illustre la modernisation d'un mythe ancien. La thèse de Barruel n'est rien d'autre qu'une réincarnation de l'antisémitisme conspirationniste médiéval qui présentait déjà les Juifs comme une ligue de sorciers au service de Satan. Comme l'a souligné Norman Cohn, les mythes ne disparaissent pas nécessairement avec les événements qui les ont engendrés. Ils possèdent leur propre autonomie et vitalité, réapparaissant selon les circonstances, les peurs et les besoins. Cette idée de complot, aux racines anciennes, constituera le cœur même de l'antisémitisme moderne, tant dans ses connotations raciales que non raciales. Selon Pierre-André Taguieff, le thème du Juif conspirateur fut l'antisémythe le plus mobilisateur, le plus "intégrateur" de l’après l'émancipation. Bien que la croyance en un complot juif soit absurde, elle s'est révélée extrêmement efficace dans un monde secoué par la modernité, ses réussites et ses échecs, ses gagnants et ses perdants. Les Juifs faisaient incontestablement partie des gagnants ! Mais comment en aurait-il pu être autrement si l’on songe qu’avant leur nationalisation et leur accès à la citoyenneté, les Juifs étaient des sujets sans droits, à l'exception de quelques rares Juifs de cours et privilégiés. Ayant été longtemps relégués au statut de parias dans les sociétés d'Ancien Régime, quand ils n'étaient pas chassés, les Juifs n'avaient rien à perdre et tout à gagner. L'émancipation offrit en effet à ces exclus d'immenses opportunités qu'ils saisirent d'autant plus volontiers qu'ils étaient mieux préparés que la majorité de leurs contemporains. Plus que toute autre composante des sociétés européennes, les Juifs surent tirer parti des opportunités, s'élevant dans l'échelle sociale. Ils étaient largement alphabétisés, majoritairement urbains et déjà actifs dans le secteur tertiaire et intellectuel. Ils étaient surtout assoiffés de réussite, sinon de revanche sociale comme le sont en général tous les exclus et ce, à l’exemple des femmes mais qui aurait seulement songé à dénoncer la modernité en termes de… complot féministe ? Enfin, leur adaptabilité à la modernité fut renforcée par leur affranchissement de l'identité close de leur ghetto d’origine, de l’ordre holiste de leur propre Gemeinschaft (G. Simmel). Ils étaient devenus intellectuellement largement autonomes. « Cette qualité de regard un peu décalé peut être parfois un avantage : il permet de voir ce que d’autres ne voyaient pas[1]». En tant qu'étrangers-proches, les Juifs émancipés échappèrent de fait à certaines contraintes – psychologiques, institutionnelles, politiques, culturelles –, ce qui leur permit de remettre en question les conventions et les idées reçues. Les Juifs bénéficièrent ainsi d'une sorte de "privilège épistémologique". Évidemment, cela ne veut pas dire que tous les Juifs furent affranchis. Loin de là. La masse des Juifs d’Europe centrale et orientale resta, quant à elle, bien ancrée dans la verticalité de leur identité traditionnelle. Ce furent évidemment les Juifs émancipés, ceux des villes, pour la plupart des « Juifs non Juifs », pour reprendre le concept forgé par Isaac Deutscher qui, fort de « leur proximité distante » (Krakauer), domestiquèrent au mieux la modernité. Ils se vouèrent corps et âme dans toutes les nouvelles disciplines, du cinéma à la psychanalyse en passant par la bande dessinée tout simplement parce que les autres activités leur étaient interdites. Ce qui fit dire à Philip Roth : "Ils surent créer du neuf parce qu'ils n'avaient pas le droit de faire du vieux." De Marx à Freud, en passant par Einstein et Will Eisner, ces Juifs émancipés ont excellé dans leurs domaines respectifs, renversant les idoles au grand dam des tenants de la société traditionnelle. Leur ascension sociale a été fulgurante, en particulier dans la société civile, où de nombreux fils et petits-fils de rabbins tel Karl Marx ont occupé des positions prééminentes. Au début du XIXe siècle, la moitié des médecins viennois et une proportion encore plus élevée à Varsovie étaient d'origine juive. Evidemment, ces figures éminentes de la modernité ont coagulé le sentiment antisémite.
[1] Voir les travaux d’Enzo Traverso et son entretien « La mémoire des vaincus » dans Vacarme 21, automne 2002, pp. 4-12.
Cette carte postale éditée par les Russes blancs accuse les Juifs des avancées (maux ?) de la modernité: socialisme, syndicalisme, liberté de presse, cinéma, etc.
Le Juif comme objet de frustrations relatives
de droite….
Évidemment, dans un rejet égal de la révolution industrielle et de ses injustices sociales, ces Juifs joueront le rôle de boucs émissaires idéaux. Au terme de l'habitus antisémite, il paraît logique que les peurs et les haines liées aux bouleversements induits par la modernité se soient cristallisées sur les Juifs et leurs supposés complots. L'allégation selon laquelle les Juifs aspirent à la domination mondiale devient la principale accusation dont ils furent l'objet. Il est vrai qu'ils occupent des places prééminentes au sein de la classe politique, notamment au sein de la gauche libérale et des partis progressistes, et même à droite, à l'exemple de Disraeli et de Friedrich Stahl en Prusse, tous deux convertis au christianisme. En Allemagne, les paysans, les propriétaires fonciers et les classes moyennes projetèrent ainsi sur les Juifs leur anticapitalisme passéiste et petit-bourgeois. En dénonçant la modernité et l'industrialisation de l'Europe occidentale, des penseurs racialistes (völkisch), critiques de l'idéologie des Lumières jugée trop rationnelle, trop proche de l'esprit français, surfant sur la vague romantique, en appelèrent à un retour à la germanité des origines : vitale, païenne, tribale, primitive. Il reviendra à Paul de Lagarde, de son vrai nom Paul Bötticher, d'associer l'antisémitisme au courant völkisch. En défendant la thèse que la préservation et le dynamisme de la « force vitale » ne pouvaient se réaliser qu'en cherchant dans le peuple (Volk) originel, ce penseur résolument antimoderne en viendra progressivement à voir dans le Juif l'ennemi de l'Allemagne. Dénonçant le judaïsme comme une religion mystérieuse et dénuée de racines éthiques, il va le présenter comme incompatible avec le mysticisme allemand en plein essor[1]. Sous peu, il posera la destinée de l'Allemagne en termes de « lutte à mort » entre le judaïsme et le mode de vie allemand, n'hésitant pas à utiliser des termes médicaux pour décrire la communauté juive. Il faut, dit-il, en arriver à « l'extermination des Juifs comme des bacilles ». Les craintes de Lagarde s'inscrivaient aussi plus prosaïquement dans les peurs d'une large partie de l'intelligentsia allemande et autrichienne face à l'explosion de la créativité juive, décrite comme « sémitique », « cosmopolite » et « antinationale » dans tous les domaines des arts, des sciences et de la culture.
[1] G. L. Mosse Les racines intellectuelles du Troisième Reich, Seuil, Paris, 2008 (2008), p. 86-90
Du côté de l'aristocratie, les Juifs étaient également perçus en termes conspiratoires, comme les porteurs d'une modernité haïe car hostile aux privilèges de caste. Le thème du conspirationnisme juif est promis à une belle postérité. Il prospérera aussi en France dans les années 1880 dans le contexte de la politique anticléricale menée par les hommes politiques de la République. Les catholiques français y virent la marque des forces occultes judéo-maçonniques. Les Juifs entendaient casser les bases et les valeurs de la société chrétienne comme le posa, exemples à l'appui, un article des « Semaines religieuses » : « Au Juif Naquet, nous devons la loi sur le divorce ; au Juif Salomon la crémation des morts ; au Juif Camille Sée, les lycées de filles ; au Juif Hérold, préfet de la Seine, l'enlèvement des crucifix des écoles de Paris [...] ; au Juif Meyer de La Lanterne et autres Juifs de la presse, le journalisme blasphémateur et ordurier [...] ; à la juiverie en général, aidée de la maçonnerie, son esclave, toutes les mesures qui tendent à étrangler le catholicisme. [1] » Tout était prétexte à charger les Juifs ; révolutions, crimes de droit commun, krachs leur furent imputés. La faillite retentissante de l'Union générale tomba à pic pour conforter cette lecture complotiste du monde. Cette banque avait été fondée en 1878 par un homme d'affaires catholique pour damer le pion aux banques juives et protestantes qui dominaient le marché financier parisien. Cet objectif n'avait pu qu'attirer le soutien immédiat du clergé catholique, de la noblesse légitimiste, de l'armée, de la magistrature, ce qui n'empêcha pas la banque de faire faillite début 1882. Si le procès qui s'ensuivit démontra les pratiques frauduleuses de ses dirigeants, rien n'y fit. Quelques mois plus tard, comme l'a démontré l'historienne Jeannine Verdès-Leroux, le scandale fut reconstruit de manière à accuser la finance juive (en l'espèce, les Rothschild) d'avoir causé l'effondrement de la banque et la ruine de ses épargnants.
[1] Jeannine Verdès-Leroux, Scandale financier et antisémitisme catholique. Le krach de l'Union générale, Paris, Le Centurion, 1969 cité par Serge Berstein, L’antisémitisme en France. De l’affaire Dreyfus à l’affaire Carpentras, L’Histoire, N°148 daté octobre 1991
L'Église catholique ne ménagea pas sa peine pour dénoncer l'assaut des Juifs contre la Cité chrétienne. Ainsi, un exemple parmi tant d'autres, les avertissements de Mgr Henri Delassus dans son ouvrage la Conjuration antichrétienne : « depuis deux mille ans, les Juifs ambitionnent la conquête du monde tout entier », qu'ils sont « les vrais inspirateurs de tout ce que la franc-maçonnerie conçoit et exécute » et sont « toujours en majorité dans le conseil supérieur des sociétés secrètes ». Édouard Drumont, le pape de l'antisémitisme français, ne se priva pas d'exploiter ce formidable filon : il en fit la thèse de sa France juive, le bestseller absolu aux 200 éditions ! L'objet du livre est de montrer que la IIIe République, positiviste, laïque, anticléricale, est en fait un régime « enjuivé ». Le principe du raisonnement est raciste : Drumont oppose le « Sémite mercantile, cupide, intrigant, subtil, rusé » à « l'Aryen enthousiaste, héroïque, chevaleresque, désintéressé, franc, confiant, jusqu'à la naïveté ». « Le Sémite est un terrien, l'Aryen est un fils du ciel. [...] Le Sémite vend des lorgnettes ou fabrique des verres de lunettes comme Spinoza, mais il ne découvre pas d'étoiles dans l'immensité du ciel comme Leverrier. »
En 1904, l'Etat français décide de retirer les crucifix des tribunaux. Pour l'emetteur de cette carte postale: c'est la faute des Juifs. On lit "A bas les Juifs".
Comme l'écrit Taguieff, le schème du mégacomplot juif fournit un cadre interprétatif à la dénonciation de la « conquête juive » et de la « domination juive », présentées comme la conséquence fatale de l'émancipation des Juifs, l'effet catastrophique de l'individualisme démocratique ou le résultat du culte de l'or censé caractériser les sociétés modernes, dominées par les puissances financières aux mains des Juifs. Dans cette nouvelle configuration idéologique, le Juif, c'est Rothschild, c'est-à-dire le nouveau maître du monde à l'âge du capitalisme. La Croix, principal quotidien catholique de France, fut le réceptacle par excellence de l'antisémitisme populaire et anticapitaliste. Dans sa croisade dénonciatrice, le quotidien se distingua en se déclarant, en 1890, « le journal le plus antijuif de France, celui qui porte le Christ, signe d'horreur aux Juifs », opposant la « race franque » à la « race juive », cependant qu'un de ses rédacteurs affirme : « Dans vingt ans, les plus titrés, les plus riches d'entre vous seront leurs gendres ou leurs concierges » ; les lecteurs de la Croix sont prévenus. En analysant les milieux catholiques de cette période, Jeannine Verdès-Leroux définit la naissance de l'antisémitisme avant tout comme « la transformation de la vieille hostilité aux Juifs en une idéologie politique » et « l'élaboration d'un système expliquant tous les accidents et les désastres de l'histoire par le rôle de Juifs et proposant des "solutions" à leur "domination".»
À nouveau, l'antisémitisme ne parle pas des Juifs, mais des tourments de ceux qui le professent. Dans un schéma providentialiste, Mgr Jouin considère ainsi la question juive comme une punition divine face à la sécularisation : « Le Juif est le châtiment du catholique, il pénètre nos sociétés dans la mesure où elles chassent Dieu [...] une solution, la seule vraie, la seule efficace, la seule préservatrice des cataclysmes de demain, la seule libératrice du péril juif, c'est notre conversion.[1]» C’est évidemment dans ce contexte qu’il faut replacer l’Affaire Dreyfus, du nom de ce capitaine qui fut d’emblée soupçonné puis accusé, parce que juif, d’avoir été acheté par l’Allemagne pour livrer des secrets militaires, resucée de la trahison de Judas.
[1] Cité par Serge Berstein, Les trois âges de l'antisémitisme, L’Histoire, n°148, octobre 1991.
« Moi aussi, je fais ma bedide gommerce internationaliste, et pis après ? »
Dreyfus resucée moderne du mythe de Judas ; Jaurès et Guesde en représentant du Sanhedrin
La vision du monde totalement chimérique qui entend expliquer tous les grands événements de l'actualité par l'action occulte des Juifs, y compris la crue de la Seine de 1910 (Drumont), fera sens de la France à la Russie. Elle est évidemment au cœur de la plus grande fraude antisémite de tous les temps, les Protocoles des Sages de Sion, ce célèbre faux fabriqué à la demande de la police secrète tsariste (l'Okhrana) pour convaincre l'opinion publique russe et mondiale de l'existence d'un complot mondialiste juif destiné à détruire la Sainte Russie, à travers l'importation du judéo-libéralisme. Ce libelle indigeste, copié-collé de romans conspirationnistes mais sans le moindre relent antisémite, relatait une prétendue réunion secrète entre des rabbins du monde entier conspirant pour renverser les principaux gouvernements de la planète. Ce pamphlet va connaître un succès inattendu, fou, planétaire à la mesure des tensions qui secouent le monde et de cet habitus antisémite d'origine médiévale qui ne se réduit pas à la seule droite conservatrice. Si dans la forme où il apparut au 19ème siècle, l'antisémitisme était nationaliste, raciste et s'apparentait au populisme de droite, une tentation antisémite émergea aussi à gauche.
La modernite dénoncée comme un complot juif. Une Marianne enjuivée enjoint les Français de fouler le corps du Christ au cours d’une révoltante cérémonie placée sous les auspices d'un vampire qui a les traits de Joseph Reinach, l'avocat juif du capitaine Dreyfus.
… à gauche
La question juive n’a jamais été centrale pour une gauche préoccupée bien moins par la lutte des races que des classes. Héritière des Lumières et de la Révolution française, la gauche libérale et sociale s'était logiquement dressée en faveur de l’émancipation de tous les opprimés, y compris les Juifs. La devise révolutionnaire avait inclus aux idéaux de liberté et d’égalité celui de la fraternité. Ainsi, ce n'était pas sans raison que les Juifs, dans leur écrasante majorité, s'engagèrent résolument dans le camp des forces progressistes, qu'elles soient libérales ou marxistes, qui leur promettaient à long terme une émancipation pleine et entière, contrairement à la droite réactionnaire. Néanmoins, jusqu’à l’affaire Dreyfus, une frange non négligeable du mouvement ouvrier se caractérisa par une étonnante ambiguïté vis-à-vis des Juifs. A l’exemple des catholiques, de nombreux révolutionnaires en vinrent naturellement à considérer les Juifs comme les agents, sinon des maîtres du Capital ; resucée de l’antisémitisme médiéval qui associait le Juif à l’argent. En France, en Allemagne et en Belgique, des progressistes de toutes obédiences succombèrent à l'antisémitisme. Chez les socialistes utopistes, notamment chez Charles Fourier, l’hostilité envers les Juifs était très clairement marquée. Dans une posture typiquement réactionnaire, cet ancien voyageur de commerce et, à ce titre, porte-parole d'une petite bourgeoisie tenaillée par la peur du déclassement, en vint à dénoncer la concurrence juive et ses pratiques déloyales : « Le Juif Iscariote arrive en France avec cent mille livres de capitaux qu'il a gagnés dans une première banqueroute : il s'établit marchand dans une ville où il a pour rivales six maisons accréditées et considérées. Pour leur enlever la vogue, Iscariote débute par donner toutes ses denrées au prix coûtant ; c'est un moyen sûr d'attirer la foule... Alors le peuple chante merveille : vive la concurrence, vivent les Juifs, la philosophie et la fraternité ; toutes les denrées ont baissé de prix depuis l'arrivée d'Iscariote[1]. » La référence au Juif iscariote est évidemment une référence à Judas, preuve s’il en fallait de l’enracinement des préjugés antijuifs hérités des Pères de l’Eglise. Même hostilité chez Alphonse Toussenel dont l’ouvrage phare Les Juifs, rois de l'époque (1844) connut un succès éclatant. C’est à ce disciple de Fourier que l’on doit cette définition du Juif : « J'appelle de ce nom méprisé de Juif tout trafiquant d'espèces, tout parasite improductif vivant de la substance et du travail d'autrui. [...] Et qui dit Juif dit protestant, et il est fatal que l'Anglais, que le Hollandais et le Genevois, qui apprennent à lire la volonté de Dieu dans le même livre que le Juif, professent pour les lois de l'équité et pour les droits des travailleurs le même mépris que le Juif[2]. » Très clairement et à nouveau, c’est bien moins le Juif réel qui est visé que la modernité capitaliste et marchande. En bouc éternel idéel depuis le 12ème siècle, le Juif n’en est que la métaphore. Même confusion chez le socialiste Pierre Leroux qui, lui aussi, posa les Juifs en symbole logique de la civilisation matérialiste : « quand nous parlons des Juifs, nous voulons dire l’esprit juif : l’esprit du profit, du lucre, du gain, de la spéculation ; en un mot, l’esprit du banquier ». Leroux, à l’exemple de Fourier, convoque des considérations judéophobes plus traditionnelles, héritées du catholicisme. Dans l’article qu’il rédigea en 1846, Les Juifs, rois de l’époque, l’inventeur du mot « socialisme », il en vint lui aussi à accoler à l’image du Juif exploiteur celle du Juif déicide[3]. A la suite de l’échec de la commune, le socialisme se structure principalement autour d’une analyse économique qui pousse beaucoup de ses intellectuels, de ses dirigeants de ses militants à assimiler judaïsme et capitalisme, jusque dans les rangs du parti de Jules Guesde, principale figure du marxisme français. Comme le souligne Pascal Ory, de toutes les écoles socialistes françaises la plus sensible à la judéophobie est clairement celle des disciples d’Auguste Blanqui, dont l’athéisme doublé d’antichristianisme excite comme chez d’Holbach la haine des Juifs[4]. En 1911, le député socialiste Pierre Myrens qui sera l’un des fondateurs du parti communiste français, s’en prit au « Youtre… un Israélite par sa religion, un Juif par sa race, et, qui plus est, un capitaliste ! ». Comment oublier enfin que le grand Jean Jaurès flirta lui-même un temps avec l’antisémitisme anticapitaliste, avant de devenir l’un des défenseurs les plus acharnés d’Alfred Dreyfus. C’est bien lui qui en vint à déclarer qu'on pouvait trouver sous l'antisémitisme l'annonce d'un « véritable esprit révolutionnaire ». Comment encore ne pas évoquer l’ambiguïté d’un Jules Guesde à propos notamment de Dreyfus (« les prolétaires n’ont rien à faire dans cette bagarre ») ou encore la dérive d’un Georges Sorel qui, à l’aube de la Première Guerre mondiale, se rapprocha de l'Action Française.
[1] Léon Poliakov, op.cit., p. 203.
[2] Léon Poliakov, op. cit., p. 206.
[3] Bruno Viard, Pierre Leroux (1797-1871) : à la source perdue du socialisme français, anthologie établie et présentée par Bruno Viard, préface de Maurice Agulhon, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 357-362.
[4] Pascal, Ory, op. cit. page 94
« Le socialisme est l'antisémitisme des imbéciles ».
Ce slogan que popularise August Bebel témoigne de la tentation antisémite à gauche.
Le mythe du Juif capitaliste suceur d’or
En Allemagne, de nombreux progressistes versèrent aussi dans la judéophobie. Wilhelm Marr qui en 1879 popularisera le vocable « antisémite » était, souligne Ory, le type achevé de l’intellectuel radical : matérialiste, athée militant, siégeant au Parlement provisoire de 1848 à l’extrême-gauche. A l’en croire, « l’antisémitisme est un mouvement socialiste, plus noble et plus pur encore dans sa forme que la social-démocratie[1] ». Du coté de cette même social-démocratie, de nombreux leaders socialistes s'inquiétèrent précisément de la popularité de l'antisémitisme parmi les militants socialistes. Ce n’est pas par hasard que le respecté chef du parti social-démocrate allemand, August Bebel, en vint à faire sien le slogan de Ferdinand Kronawetter qui posait « l’antisémitisme comme le socialisme des imbéciles ». Cette mise en garde visait les différents cadres tout prêts à croire et/ou exploiter la propagande antisémite pour en tirer des bénéfices immédiats au profit du mouvement socialiste[2]. Partout, de l’Europe aux États-Unis, le stéréotype du Juif suceur d’or s’imposa comme le dénonça, Friedrich Engels, dans un courrier adressé, en avril 1890, à un responsable social-démocrate d’Autriche pour le mettre en garde contre toute instrumentalisation de l’antisémitisme.
Caricature associant les Juifs et l’argent de Gabriele Galantara, publiée dans le progressiste organe satirique « l'assiette au beurre », 1907.
Le co-fondateur de la Ligue communiste entendait dénoncer les ambiguïtés de figures importantes de la gauche européenne qui tenaient l’antisémitisme comme « louable et justifié » dans la mesure où cette haine, certes outrée, traduisait l’indignation des gens de bien. Engels estimait non seulement que l’antisémitisme était « un trait caractéristique de l’arriération culturelle » mais surtout que désigner le capitalisme juif comme ennemi de la classe ouvrière n'était que sottise : « Les millionnaires américains ne sont pas juifs, en Angleterre, Rothschild n’a que des moyens modestes si on le compare au Duc de Westminster, et surtout il existe un prolétariat juif très actif. Ici en Angleterre, nous venons d’avoir trois grèves d’ouvriers juifs durant les douze derniers mois. En outre l’apport des Juifs au combat socialiste dans les pays germanophones est très important. Nous devons beaucoup aux Juifs. Sans même parler d’Heine et de Börne, Marx était d’origine purement juive ; Lassalle était juif. Beaucoup de nos meilleurs éléments le sont. Mon ami Victor Adler, qui, en ce moment, fait de la prison à Vienne en raison de son dévouement à la cause du prolétariat ; Edouard Bernstein, l’éditeur du Social-démocrate de Londres, Paul Singer, l’un de nos membres les plus actifs au Reichstag, sont tous des Juifs, et je suis fier de leur amitié ! Moi-même, j’ai été fait juif par l’hebdomadaire conservateur Gartenlaube. En fait, si j’avais eu à choisir, j’aurais préféré être un Juif qu’un Herr von[3] ». Engels ne se trompait, la présence des Juifs dans le mouvement ouvrier mondial n’était pas tant significative qu’hégémonique. Le premier parti ouvrier allemand (Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein) ne fut-il pas créé en 1863 par deux Prussiens de confession juive : Ferdinand Lassalle et Moïse Hess, à qui l’on doit la célèbre formule de la religion comme opium du peuple. On crédite Hess, qui fut aussi l’un des inventeurs du sionisme, d'avoir converti Engels au communisme et introduit Marx aux problèmes économiques et sociaux.
Des « Juifs non juifs » à gauche toute
D’éminents Juifs portèrent haut les idéaux progressistes : on songe à Edouard Bernstein, Otto Bauer, Victor Adler, Rosa Luxembourg, Emma Goldman autant d’exemples de Juifs non-Juifs pour reprendre le concept développé par Isaac Deutscher pour caractériser ces leaders et penseurs qui, sauf exception (Léon Blum), mettront à distance leur origines juives espérant que l’émancipation religieuse mènerait à une assimilation complète et à la disparition même des Juifs en tant que tels. Ces Juifs ne poursuivaient aucun objectif spécifiquement juif : la plupart s’évertuaient même à établir la plus grande distance avec leur correligionnaires à l’exemple de Léon Trotski ou de Karl Marx. Ce qui frappe c’est la rapidité avec laquelle cette distance put basculer, ici et là, vers des sentiments de rejet voire de haine de soi. A l’exemple du jeune Marx qui, lui aussi, en vint à associer, à l’instar des catholiques et des socialistes utopistes, les Juifs à l’argent et au capitalisme. Qu’il soit taxé ou non d’antisémitisme importe peu, ce qui paraît certain c’est qu’à tout le moins, le jeune Marx se fit « avec délices l’écho des préjugés de son temps » (Pierre Birnbaum), donnant arguments jusqu’à aujourd’hui à l’antisémitisme de gauche. Son texte intitulé : « la question juive » qu’il écrivit en 1843 pose en tout cas question par sa vision radicale des Juifs et du judaïsme.
Extraits choisis : « Considérons le Juif réel, non pas le Juif du sabbat, comme Bauer le fait, mais le Juif de tous les jours. Ne cherchons pas le secret du Juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le Juif réel. Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l'utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L'argent. Eh bien, en s'émancipant du trafic et de l'argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l'époque actuelle s'émanciperait elle-même. (…) Une organisation de la société qui supprimerait les conditions nécessaires du trafic, par suite la possibilité du trafic, rendrait le Juif impossible. (…) Dans sa dernière signification, l'émancipation juive consiste à émanciper l'huma¬nité du judaïsme. Le Juif s'est émancipé déjà, mais d'une manière juive. (…) Le Juif par exemple, qui est simplement toléré à Vienne, détermine, par sa puissance financière, le destin de tout l'empire. Le Juif, qui dans les moindres petits états allemands, peut être sans droits, décide du destin de l'Europe. (…) Le Juif s'est émancipé d'une manière juive, non seulement en se rendant maître du marché financier, mais parce que, grâce à lui et par lui, l'argent est devenu une puissance mondiale, et l'esprit pratique juif l'esprit prati¬que des peuples chrétiens. Les Juifs se sont émancipés dans la mesure même où les chrétiens sont devenus Juifs. La contradiction qui existe entre la puissance politique réelle du Juif et ses droits politiques, c'est la contradiction entre la politique et la puissance de l'argent. La poli¬tique est théoriquement au-dessus de la puissance de l'argent, mais pratiquement elle en est devenue la prisonnière absolue. (…) Le judaïsme s'est maintenu, non pas malgré l'histoire, mais par l'histoire. C'est du fond de ses propres entrailles que la société bourgeoise engendre sans cesse le Juif. Quelle était en soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l'égoïsme. Le monothéisme du Juif est donc, en réalité, le polythéisme des besoins multi¬ples, un polythéisme qui fait même des lieux d'aisance un objet de la loi divine. Le besoin pratique, l'égoïsme est le principe de la société bourgeoise et se manifeste comme tel sous sa forme pure, dès que la société bourgeoise a complètement donné naissance à l'état politique. Le dieu du besoin pratique et de l'égoïsme, c'est l'argent. L'argent est le dieu jaloux, d'Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister. (…) Le dieu des Juifs s'est sécularisé et est devenu le dieu mondial. Le change, voilà le vrai dieu du Juif. Son dieu n'est qu'une traite illusoire. (…) La nationalité chimérique du Juif est la nationalité du commerçant, de l'homme d'argent.(…) Par définition, le chrétien fut le Juif théorisant le Juif est, par conséquent, le chrétien pratique, et le chrétien pratique est redevenu juif. Ce n'est qu'en apparence que le christianisme a vaincu le judaïsme réel. Il était trop élevé, trop spi¬ritualiste, pour éliminer la brutalité du besoin prati¬que autrement qu'en la sublimisant, dans une brume éthérée. Le christianisme est la pensée sublime du judaïsme, le judaïsme est la mise en pratique vulgaire du christianisme ; mais cette mise en pratique ne pouvait devenir générale qu'après que le christianisme, en tant que religion parfaite, eut achevé, du moins en théorie, de rendre l'homme étranger à lui-même et à la nature. Ce n'est qu'alors que le judaïsme put arriver à la domination générale et extério¬riser l'homme et la nature aliénés à eux-mêmes, en faire un objet tributaire du besoin égoïste et du trafic. (…) La ténacité du Juif, nous l'expliquons non par sa religion, mais plutôt par le fondement humain de sa religion, le besoin pratique, l'égoïsme (…) L'émancipation sociale du Juif, c'est l'émancipation de la société du judaïsme ».
A la lucidité du non juif, F. Engels répond l’aveuglement du petit-fils de Rabbin, Marx, tout empli de préjugés judéophobes. Ces extraits révèlent en effet deux thèmes majeurs de l’antisémitisme vulgaire : 1) le judaïsme est présenté comme une association de malfaiteurs centrée sur le culte de l'argent, et 2) les Juifs exercent une influence oppressive sur l'humanité à travers le monopole de l'argent et du trafic. Libérer l'humanité implique donc, en premier lieu, de la délivrer de l'emprise du judaïsme en le supprimant. Marx s’en prenait aux Juifs dans une suite de généralisations grossières et d’amalgames douteux dans des accents qui rappellent ceux de l’anticapitalisme chrétien (« Juifs du temple »). Il essentialise les Juifs, oublieux de la misère et des persécutions qu’ils subissaient aux frontières de la Prusse, au sein de l’Empire russe. Car s’il est vrai qu’il y avait d’importantes fortunes juives, Marx ne pouvait ignorer que l’écrasante majorité des Juifs appartenaient en Occident aux classes laborieuses voire moyennes et en Europe centrale et orientale, aux classes miséreuses pour n’avoir aucun droit.
L'écrasante majorité des Juifs sont pauvres !
Comment comprendre sinon, comme l’avait souligné Engels, la présence significative de Juifs à la tête des partis progressistes, réformistes comme marxistes ? Sans accabler outre-mesure l’inventeur du Marxisme (la question juive n’est en rien centrale chez Marx), son texte permet encore de prendre la mesure des préjugés antisémites qui prévalaient chez certains de ces « Juifs non juifs » de gauche, comme de droite (Walter Rathenau, Otto Weininger). On soulignera que Marx qui pourtant ne ressemblait en rien à un nordique en vint à qualifier son rival, Ferdinand Lassalle, de « Nègre juif », qui, lui, de son côté, n’hésita pas à exprimer, dans un courrier intime, sa haine des Juifs.[1] En résumé, la judéophobie du jeune Marx, outre qu’elle révèle la marque du zèle d’un néophyte désireux de faire oublier le caractère fort récent de la conversion familiale procède très largement des idées et des préjugés qui prévalaient dans l’Europe de son temps, y compris à gauche. Notamment au sein du mouvement anarchiste.
Le cas Proudhon
L’antisémitisme affecta tout particulièrement les milieux anarchistes. L’hostilité aux Juifs atteint des sommets chez Proudhon qui, de son coté, en vint en 1847 à qualifier Marx dans ses carnets de « ténia du socialisme ». Sa haine violente du capitalisme se retourna contre les Juifs. Certains passages de ses Carnets donnent froid dans le dos : « Le Juif est par tempérament anti producteur, ni agriculteur ni industriel, pas même vraiment commerçant. C'est un entremetteur toujours frauduleux et parasite, qui opère en affaires comme en philosophie, par la fabrication, la contrefaçon, le maquignonnage. Il ne sait que la hausse et la baisse, les risques de transport, les incertitudes de la récolte, les hasards de l'offre et de la demande. Sa politique en économie est toute négative ; c'est le mauvais principe, Satan, Ahriman, incarné dans la race de Sem. » Voyant dans les Juifs un ferment de décadence, il ne voyait pas d’autre solution que leur élimination pure et dure : « Juifs. Faire un article contre cette race, qui envenime tout en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France, à l'exception des individus mariés avec des Françaises. Abolir les synagogues, ne les admettre à aucun emploi, poursuivre enfin l'abolition de ce culte. Ce n 'est pas pour rien que les chrétiens les ont appelés déicides. Le Juif est l'ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie ou l'exterminer.[2] » Tout aussi remarquable chez Proudhon, cette confusion des genres, entre considération sociale, théologie chrétienne et racisme pur. A ses yeux, en effet, ce sont les Aryens, pas les Juifs, « race insociable, obstinée, infernale » qui ont inventé le monothéisme, thème également voué à un large succès : « Le monothéisme est si peu une idée juive ou sémitique, qu’on peut dire que la race de Sem a été, par lui, désavouée, rejetée (…) Le monothéisme est une création de l’esprit indo-germanique ; il ne pouvait sortir que de là. »
L’antisémitisme racial
Avec Proudhon s'annonce une troisième forme d'antisémitisme, d'essence raciste celle-là. La rupture épistémologique amorcé par les Lumières (fin de l’idée de l’unicité de la race humaine) favorisa l’émergence, un siècle plus tard, à l’ombre du matérialisme scientiste et de l’anticléricalisme, d’un nouvel l’antisémitisme d’un type radicalement nouveau car prétendument fondé sur les acquis de la science biologique. Dans le contexte de la déchristianisation, les antisémites ont été amenés à devoir changer leur fusil d’épaule.
Caricature figurant Joseph Reinach en singe (1899)
Il est désormais racial. Vers la fin du 19ème siècle, le concept de race commence, en effet, à imprégner profondément la culture politique européenne. La vision racialiste du monde s’inscrivit à l’ombre du positivisme et du darwinisme. L’historien français Hippolyte Taine en témoigne dans son introduction à l’Histoire de la littérature anglaise : « Ce qu'on appelle la race, ce sont ces dispositions innées et héréditaires que l'homme apporte avec lui à la lumière, et qui ordinairement sont jointes à des différences marquées dans le tempérament et dans la structure du corps. » Mais il va plus loin en constatant que, « comme chez les animaux, certaines races humaines sont capables de conceptions et de créations supérieures » Evidemment ce n’est absolument pas ce que dit la science. Darwin n’était pas raciste. Les premiers dérapages se produisent à la fin du 19ème siècle, en même temps que le Vieux Continent s'éloignait du christianisme et accentuait la pression coloniale. En 1853-1855, Arthur de Gobineau professe dans son Essai sur l'inégalité des races humaines que l'humanité serait le produit impur du métissage des races originelles. Cet essai sans prétention sera exploité à satiété par des raciologues français, britanniques et allemands. Ils donneront un semblant de crédit scientifique à ses thèses racialistes. L’un de ses disciples fut un sénateur socialiste belge, Edmond Picard qui doit être considéré comme l’un des chantres européens de l’antisémitisme racial. Lui aussi tenta de démontrer, à la suite de Proudhon, que Jésus n’était pas sémite mais pur aryen. Quant à son appel de 1892 au socialiste et leader communard Benoit Malon « pour une croisade antisémite », il restera dans les annales de la trahison des clercs. On doit suivre le jugement qu’en fit dans un essai flamboyant, paru en 1999, le magistrat-historien Foulek Ringelheim : « Picard professa pendant quarante ans, jusqu'au dernier jour de sa vie en 1924, les formes les plus effroyables du racisme et de l'antisémitisme. Il ne fut pas un antisémite ordinaire comme beaucoup l'étaient à l'époque. Il avait horreur du conformisme. Il fut un antisémite enragé. En cela il fut véritablement grand ; le plus grand antisémite de son pays, le Drumont belge : un compliment qui l'aurait ravi. S'il est vrai que l'antisémitisme a été la maladie des sociétés européennes de la fin du XIXe et de la première moitié du xxe siècle, Edmond Picard a été un grand malade. Il fut le vulgarisateur de l'antisémitisme racial. Voilà pourquoi on évite de trop soulever le couvercle du sarcophage où il gît embaumé. Le mépris des races inférieures et la haine des Juifs ont fixé toute sa vision du monde, ont déterminé toutes ses conceptions sociales, juridiques, littéraires, « scientifiques ». De même que les mordus de la cuisine italienne mettent du basilic dans tous les plats, Picard assaisonnait tous ses écrits d'épices raciologiques. La race était pour lui le facteur fondamental de toute civilisation. Ce sénateur socialiste fut en vérité un préfasciste [1]».
[1] Foulek Ringelheim, Edmond Picard, jurisconsulte de race, éd. Larcier, 1999, pages 10 et 11. Dans son essai publié en 1896, En Congolie, il écrit à propos des Noirs : « Comme le singe, le noir est imitateur. […] C'est cette dextérité indéniable qui, sans doute, a fait naître l'illusion d'une assimilation complète, par ceux qui n'aperçoivent pas l'abîme qui sépare le simple imitateur du créateur. Là, en vérité, semble posée la borne infranchissable. »
[2] Taguieff, op. Cit, page 24.
[3] Pierre André Taguieff, page 195 in « Autour de « La crise de la morale sexuelle » de Georges Vacher de Lapouge. Mil neuf cent, n°18, 2000. Eugénisme et socialisme. pp. 191-210.
[4] Fritz Stern (trad. de l'anglais), Politique et désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l'Allemagne préhitlérienne, Paris, Armand Colin, 1990, 358 p. p. 162
« Que donnera la récolte ? »
On imagine le pire ! caricature américaine « humoristique ».
En France, il revint à Jules Soury et Georges Vacher de Lapouge de s’inscrire dans la lignée de Gobineau. Georges Vacher de Lapouge fut un anthropologue aux thèses racialistes résolument antichrétiennes. C’est au nom de la science que ce militant matérialiste s’opposera aux valeurs et principes du christianisme qui lui paraissaient totalement démenties par la science, laquelle, à ses yeux, révélait l’inégalité fondamentale des hommes et l’existence de la loi du plus fort dans les rapports humains. Curieusement, ses inclinations matérialistes, sa foi en la science le poussera vers le socialisme révolutionnaire. Certes, il s’oppose de fait aux révolutionnaires dans la mesure où ceux-ci se réclamaient d’un idéal démocratique et égalitaire qu’il jugeait tout à fait illusoire mais il partageait avec les socialistes radicaux le rejet d’un ordre politique et social périmé, dominé par une religion chrétienne, selon lui, fausse et désuète. Aussi, loin de se rallier à quelque idéologie réactionnaire et aristocratique de type néopaïen, Vacher de Lapouge embrassa la cause du socialisme révolutionnaire et rallia le Parti Ouvrier de France, l’aile radicale, guesdiste du mouvement socialiste français opposé à Jean Jaurès, jugé trop humaniste et favorable aux Juifs. A bien des égards, son antisémitisme préfigure aussi celui des nazis. Si les Juifs sont à craindre, c’est en vertu de leurs « hautes qualités intellectuelles et de leur vif esprit de race[2] » qui les destinent à incarner le seul « concurrent sérieux de l’Aryen dans la conquête du monde ». Le Juif échappe au classement hiérarchique des races zoologiques[3]. Les Juifs ne pas des inférieurs, mais de redoutables rivaux. Dans le cadre de la théorie des races, le Juif-Sémite est jugé intrinsèquement imperfectible, inéducable : en raison du déterminisme biologique qu'il postule (« une race-un type psychique »), le racialisme produit une « fatalisation » des caractères mentaux attribués aux Juifs. On ne reproche plus aux Juifs d’être d’une autre religion, mais d’être d’une autre « race », astuce qui permet de leur dénier toute égalité de droit et ce, même pour les Juifs convertis au christianisme. La science dicte désormais le rapport aux Juifs comme l’assume Maurice Barrès, le chantre du nationalisme politique à la française : « Faites élever un Juif dans une famille aryenne dès sa naissance [...] ni la nationalité ni le langage n'auront modifié un atome des cellules germinales de ce Juif, par conséquent de la structure et de la texture héréditaire de ses tissus et de ses organes. »
Souvenir de Palestine. Caricature antisémite polonaise, circa 1890
Le racialisme ouvre la porte à leur exclusion définitive, voire à leur extermination pure et simple. Il revient à Julius Langbehn, un disciple de Paul de Lagarde d’avoir entrainé le mouvement volkisch vers l’antisémitisme racial. S’il s’était montré plutôt tolérant à l’égard des Juifs au début de sa vie, Langbehn va progressivement les poser en ennemis du Volk allemand. Exaltant un passé mythique, celui des dynasties médiévales allemande il va reprocher aux Juifs d'attenter à l'ordre médiéval, juste et équilibré[4]. Pour cet idéologue monarchiste et réactionnaire, le libéralisme et la modernité ne sont que des aspects de l'influence juive sur la société. Dans ce contexte, ce sont bien davantage les Juifs assimilés, les Allemands de confession mosaïque qui sont le plus à craindre. Il en viendra à prôner leur élimination, comme on se débarrasse de « la peste et le choléra.[5] »
[5] Mosse, op.cit, p. 64
Bilan
Les quatre antisémitismes – catholique, nationaliste, économique et raciste – vont s’entremêler et se renforcer au point d’imposer l’idée d'une Europe inféodée aux Juifs, bref à la nécessite de leur exclusion, par la force si nécessaire. S’interrogeant sur les facteurs de transformation de l’antisémitisme, l’historien judéo-américain Georges Mosse insiste sur la continuité entre l’ancien et le nouvel antisémitisme. Les accusations traditionnelles, médiévales et chrétiennes, souligne-t-il, ne furent pas abandonnées. Elles ne firent que s’agréger à des représentations anciennes. L’antisémitisme moderne, y compris racial doit être considéré comme une variante modernisée du vieil antisémitisme médiéval qui posait déjà les Juifs en responsables des malheurs du monde. Les Juifs sont présentés comme les responsables des crises économiques (judéo-capitalisme), des révolutions (judéo-marxisme), de la laïcité (judéo-maçonnisme). Ils sont les ferments de la décadence artistique (Schoenberg), sexuelle (Freud), sans oublier des guerres (Rothschild) ! Pour une frange de la gauche révolutionnaire et anarchique, le Juif est posé en exploiteur du peuple, le promoteur de la finance et de l’industrialisme à tout crin. Pour la droite, le Juif comploteur devint le destructeur de l’ordre établi, le révolutionnaire, le défenseur de la liberté et de l’égalité, l’acteur du cosmopolitisme libéral et de l’anticléricalisme : il est derrière la Kulturkampf en Allemagne et les lois séparant l’Eglise et l’Etat en France. L’antisémitisme moderne a définitivement transformé l’antisémitisme démonologique et conspiratoire chrétien en une idéologie politique qui propose un système cohérent qui vise à expliquer tous les accidents et les désastres de l’histoire par le rôle des Juifs et qui bientôt ne manquera pas de proposer des “solutions” radicales à leur “domination.” Tous les mouvements antisémites modernes, national-catholique (Drumont), national-socialiste (Hitler) et même nationalpopuliste (Luegger) appelleront bientôt à l’exemple de Proudhon à leur élimination sociale, sinon physique. L’idée d’une Europe sans Juif gagne du terrain. C’est bien le gouvernement polonais, et non allemand, qui songera en premier à « déplacer » les Juifs vers l’ile de Madagascar !