5. LES LUMIERES : antijudaïsme philosophique ou l’antimonothéisme

L'antisémitisme étant d'origine religieuse, on aurait pu croire qu'avec l'effacement du religieux, qui s'amorce avec les Lumières, les préjugés à l'égard des Juifs allaient disparaître. Il n'en fut rien. Méprisés, détestés, haïs parce que supposés ennemis des chrétiens, les ennemis du christianisme leur reprocheront assez tôt de l'avoir… inventé.  L’antijudaïsme des Lumières démontre que la société politique moderne fut capable de maintenir la discrimination sur de nouvelles bases, non moins culturelles, culminant au 19ème siècle avec l’installation d’une culture philosophique et scientifique ayant désormais rompu toute attache avec la religion, jusqu’à l’athéisme, mais pas avec la tradition antijuive.



Figure classique du Juif infame, ici Shylock, le marchand de Venise

 


 

L’Émancipation des Juifs : entre ombres et lumière

Ce qu'en France, l’on a appelé « les Lumières » et en Allemagne l’« Aufklärung » tient de la  révolution culturelle. En moins d’un siècle, en effet, les philosophes français, allemands et britanniques modifieront radicalement les fondements culturels et moraux du monde chrétien. Désormais, celui qui deviendra sous peu citoyen est appelé à devenir adulte, à s’émanciper des tutelles héritées du passé, à penser par soi-même, indépendamment des autorités traditionnelles, même et surtout si elles se prétendent fondées sur une Révélation. Il s’agit d’oser savoir (« Sapere aude ! »). Reste que si les Lumières préparent l'émancipation des Juifs, ses principaux représentants n'étaient guère favorables aux Juifs. Nombre d'entre eux critiqueront cette fois-ci les Juifs au nom de la Raison. L'antisémitisme change de nature, pas d'objet !

 

Le cas Voltaire

De manière générale, on peut affirmer que les philosophes des Lumières furent animés de forts préjugés anti-juifs, avec de notables exceptions tels Rousseau ou encore Diderot. Le cas le plus saisissant est celui de Voltaire. Le grand philosophe était-il hostile aux Juifs ? Sans guère de doute, à condition de ne pas l’accuser d’antisémitisme mais plutôt d’antijudaïsme. La judéophobie avérée de Voltaire et de ses contemporains « philosophes » fut d’abord un moyen détourné de critique du christianisme radical. Les Juifs n’étaient-ils pas coupables d'avoir donné à l'humanité ce cadeau empoisonné que fut le Christ ? Ainsi, Voltaire visait avant tout à saper les fondements de l'Église catholique romaine par une critique radicale de la Bible et des anciens Hébreux : « Si nous lisions l'histoire des Juifs écrite par un auteur d'une autre nation, nous aurions peine à croire qu'il y ait eu en effet un peuple fugitif d'Egypte qui soit venu par ordre exprès de Dieu immoler sept ou huit petites nations qu'il ne connaissait pas ; égorger sans miséricorde les femmes, les vieillards et les enfants à la mamelle, et ne réserver que les petites filles ; que ce peuple saint ait été puni de son Dieu quand il avait été assez criminel pour épargner un seul homme dévoué à l'anathème. Nous ne croirions pas qu'un peuple si abominable (les Juifs) eut pu exister sur la terre. Mais comme cette nation elle-même nous rapporte tous ses faits dans ses livres saints, il faut la croire[1]».  La judéophobie virulente de Voltaire ne serait-elle que la seule conséquence de son antichristianisme radical, il n’y a qu’un pas que se refusent de franchir Léon Poliakov et Pierre-André Taguieff[2]. Tous d’eux soulignent, en effet, les préjugés, croyances et représentations proprement antisémites de Voltaire. Et de fait, tout au long de son œuvre, Voltaire ne cessera d'afficher sa détestation à l'égard de ces Juifs qualifiés de manière récurrente de "plus abominable peuple de la terre". Et ce, y compris tandis qu’il défend l’idée de tolérance comme en témoigne ce passage de son Dictionnaire philosophique consacré précisément à la tolérance: "C'est à regret que je parle des juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre (…) Ils sont le dernier de tous les peuples parmi les musulmans et les chrétiens, et ils se croient le premier. Cet orgueil dans leur abaissement est justifié par une raison sans réplique ; c’est qu’ils sont réellement les pères des chrétiens et des musulmans. Les religions chrétienne et musulmane reconnaissent la juive pour leur mère ; et, par une contradiction singulière, elles ont à la fois pour cette mère du respect et de l’horreur. [3]» Dans le long article sur les « Juifs » du même dictionnaire, il reprend à son compte l’absurde accusation de molochisme des Juifs, c’est-à-dire la pratique de sacrifices d’enfants. Faisant rougir une grande statue en cuivre les Juifs, y jetaient leurs petits enfants dans le ventre de ce Dieu, , écrit-il, « comme nos cuisinières jettent des écrevisses vivantes dans l'eau bouillante de leurs chaudières ». L’antijudaïsme des philosophes des Lumières n’est pas exempt de préjugés antisémites comme en témoigne à le cas du Baron Paul Henri Thiry d'Holbach. Cet encyclopédiste d’origine allemande dénoncera avec force le Dieu terrible des Juifs, ce « Dieu barbare adopté par les chrétiens ». Opposition au judaïsme, certes, mais aussi aux Juifs de chair et de sang. Cet esprit éclairé s’oppose par exemple dans son Esprit du judaïsme qu’il publie en 1770, à toute idée d'émancipation des Juifs. Ceux-ci seraient tout simplement irréductibles au progrès : « Victime en tout temps de son fanatisme, de sa religion insociable, de sa loi insensée, [le peuple juif] est maintenant dispersé dans toutes les nations, pour lesquelles il est un monument durable des effets terribles de l’aveuglement superstitieux [...]. Ose donc enfin, ô Europe ! secouer le joug insupportable des préjugés qui t'affligent. Laisse à des hébreux stupides, à des frénétiques imbéciles ; à des Asiatiques lâches et dégradés, ces superstitions aussi avilissantes qu'insensées ; elles ne sont points faites pour les habitants de ton climat. (...) Ferme pour toujours tes yeux à ces vaines chimères ». A l’exemple de Kant, les représentants de l’Aufklärung n'éprouvèrent pas plus de sympathise pour les Juifs et le judaïsme que la plupart des encyclopédistes français. Ils les tinrent tout autant comme la source principale de l'aliénation religieuse dont ils entendaient débarrasser l'Humanité. De l’Allemagne à la France, l’heure n’était pas à la clémence mais plutôt à l’idée de voir disparaitre les Juifs, sinon le judaïsme. C'était vrai aussi de leurs défenseurs les plus audacieux tel le Prince (belge) de Ligne dont le « Mémoire sur les Juifs » n'est pas exempt de préjugés bien sentis : « Je conçois, écrit-il, très bien l'origine de l'horreur qu'inspirent les Juifs mais il est temps que cela finisse. Une colère de mille huit cents ans me paraît avoir duré assez longtemps ». Les Juifs sont des êtres superstitieux qu'il convient de sauver en quelque sorte par devers eux. C'est pourquoi leurs amis révolutionnaires proposeront, à la suite de la révolution de 1789, de les guérir les Juifs de leur judaisme. C'est l'objectif à peine caché du programme de régénération des Juifs de l'abbé Grégoire. Le caractère physique et moral des Juifs ayant été altéré, il convient de les régénérer physiquement et spirituellement. On ne saurait en effet les tolérer dans la société française comme tels et ce, à cause de « leur aversion pour les autres peuples et de leur morale relâchée » ; l'ignorance n'a-t-elle pas « dépravé leurs facultés intellectuelles » ? Grégoire qui qualifie le Talmud de « vaste réservoir, j'ai presque dit de cloaque où se sont accumulés les délires de l'esprit humain »[4], veut amener les Juifs par la douceur à la religion chrétienne, allant jusqu'à songer à rétablir la pratique des sermons obligatoires.

 

 

[1]Essais sur les Mœurs, Voltaire, éd. Moland, 1875, t. 11, chap. Introduction :XXXVI-Des victimes humaines, p. 123

[2] Pierre-André Taguieff, « La haine des Juifs au nom des lumières : le cas Voltaire », Revue des deux mondes, juin 2019.

[3] Voltaire, « Tolérance », in Œuvres complètes, op. cit., tome IV, p. 517-518.

[4] L. Poliakov, Histoire de l'antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1955, récemment réédité et partiellement remanié, Paris, Le Seuil, « Points-Histoire », 1991. page 53.

 



Manuel sciences Physiques et Naturelles - Certificat d’études –
Librairie A Hatier circa 1890

 


Bilan



Face à l'antijudaïsme intransigeant de l’Église, à la fois originel et dominant, la judéophobie des Lumières pose question puisqu'elle s'énonce au nom de la raison. S’il paraît difficile de distinguer la visée proprement antijuive de la critique anti-chrétienne et/ou antireligieuse, l’antijudaïsme de nature philosophique annonce, certes de manière non intentionnelle, l’antisémitisme moderne par son approche rationnelle, donc critique, des mythes contenus dans la Bible. Le croyance selon laquelle l’espèce humaine descendrait d’un couple originel fut logiquement balayée. La critique radicale du mythe d’Adam et Eve ne fut pas sans conséquence. Elle brisa le mythe de l’unicité de la race humaine, mythe qui obligeait tout de même les Chrétiens vis-à-vis des Juifs et a priori des peuples colonisés. En soutenant le modèle polygéniste, selon lequel les races humaines descendraient de plusieurs couples et non d’un seul comme le soutenait les écritures saintes, Voltaire en vint à justifier une interprétation racialiste des rapports humains.

C’est ainsi que le philosophe se fit dans son Traité de métaphysique (1734), le défenseur de la supériorité des Blancs, « hommes qui (lui) paraissent supérieurs aux nègres, comme les nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres et aux autres animaux de cette espèce. ». Pour Voltaire, les Noirs constituaient physiquement l’une des espèces les plus éloignées de la « perfection blanche », ils l’étaient aussi d’un point de vue intellectuel et moral comme il l’expliqua, dans le tome II de son Essai sur les mœurs : « On peut dire que si leur intelligence n’est pas d’une autre espèce que notre entendement, elle est fort inférieure : ils ne sont pas capables d’une grande attention ; ils combinent peu, et ne paraissent faits ni pour les avantages, ni pour les abus de notre philosophie. Ils sont originaires de cette partie de l’Afrique, comme les éléphants et les singes. (...) Ils se croient nés en Guinée pour être vendus aux blancs et pour les servir ». Le philosophe justifiait par la même occasion le système esclavagiste qu’il condamna, il est vrai, ensuite notamment dans Candide. Sans faire le procès des Lumières, en tant que telles, l'historien Poliakov et le philosophe des idées Taguieff pointent la responsabilité de ses philosophes, allemands comme français, dans l’émergence un siècle plus tard d’un antisémitisme antijudéochrétien radicalement nouveau, totalement débridé, racialisé. De cet antisémitisme rationaliste (Lovsky) ou antichrétien (Taguieff) surgira, en effet, un siècle plus tard, certes par des chemins bien détournés, l'antisémitisme racial allemand mais aussi français, celui d’un Vacher de Lapouge, centré sur l'opposition entre Sémites et Aryens.  Que l'émancipation en soit arrivée à mener à l'antisémitisme moderne, écrit Élie Barnavi, « voilà qui paraîtra paradoxal à un esprit soucieux de logique, mais c'est un fait historique indiscutable, quelque choquant pour la raison qu'il puisse être.[1] Il ne saurait être question de faire un mauvais procès à Voltaire et aux encyclopédistes. Dans leur souci de critiquer l’infâme, ils choisirent de s’en prendre à la matrice monothéiste, plutôt qu’au christianisme. Cet antijudaïsme est donc de nature philosophique, à l’instar de l’antijudaïsme latin, mais annonce l’antisémitisme moderne. Il n’en reste pas moins « raisonnable » comme en témoigne ici par l’absurde, ce bien curieux passage de son Dictionnaire philosophique : « Vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent. Il ne faut pourtant pas les brûler.[2] » Ce qui parait acquis c’est qu’avec la déchristianisation, le Juif a perdu le peu de caractère sacré qui lui restait. Du fait de ses liens intimes avec le judaïsme, le christianisme avait, en effet, fixé certaines limites à la judéophobie: les Juifs restaient des êtres humains, certes infidèles. Désormais, le Juif n’est plus totem, il est seulement tabou. L'antijudaïsme manifesté pendant les Lumières illustre la capacité de la société politique moderne à perpétuer la discrimination sur de nouvelles fondations, tout aussi culturelles. Cette tendance a atteint son apogée au 19ème siècle siècle avec l'émergence d'une culture philosophique et scientifique complètement détachée de la religion, évoluant vers l'athéisme, tout en maintenant une continuité avec la tradition antijuive.

 

[1] Elie Barnavi, Une Histoire moderne d'Israël, Champs Flammarion, Paris, 1991, page 15.

[2]Le Dictionnaire philosophique (1769), Voltaire, éd. Moland, 1875, t. 19, chap. Article "Juifs", p. 52