8. La nouvelle judéophobie ou antisionisme radical

 

On aurait pu penser qu’après la Shoah, l’hydre antisémite n’allait plus pouvoir redresser sa tête. Or, depuis octobre 2000, tous les experts s’accordent sur une recrudescence brutale de la judéophobie en Occident. En Occident, car au sein du Monde arabo-musulman comme des Etats d’Europe centrale et orientale, de la Pologne à l’URSS, la judéophobie ne connut aucun répit et ce, dès la sortie de la guerre. Trois exemples parmi tant d’autres :

  1. En 1946, à Kielce en Pologne, des citoyens polonais en vinrent à massacrer 42 rescapés de la Shoah. 900 ans après l’affaire du petit Guillaume de Norwich, des Juifs furent accusés d’avoir tenté d’assassiner un enfant chrétien.
  2. En janvier 1953, après la nuit des poètes assassinés (12 aout 1952) qui vit l’élimination de l’élite de l’intelligentsia yiddish, Staline fit arrêter tous les médecins juifs proche du Kremlin pour complot contre l’Etat soviétique, parmi lesquels son médecin personnel, Vladimir Vinogradov. Gros titre à l’appui « Sous le masque des médecins universitaires, des espions tueurs et vicieux », la Pravda, le quotidien du PCUS, accusa dans son édito du le 13 janvier ces médecins d’avoir empoisonné des hauts dignitaires du régime et d’avoir préparé, jusqu’avant leur arrestation, l’assassinat d’importantes personnalités soviétiques : « La capture de la bande de médecins empoisonneurs est un coup porté à l’organisation juive-internationaliste-sioniste. »  Seule la mort du dictateur russe empêcha la probable déportation de l’ensemble des Juifs soviétiques vers les confins de la Sibérie. Le monde communiste tenait sa propre version des Protocoles des Sages de Sion.  
  3. En 1956, Nasser déclara tous les Juifs égyptiens « ennemis d’État » avant de les expulser sous prétexte de complot contre l’Egypte. Tous leurs biens furent réquisitionnés par les autorités sans la moindre compensation. Les Juifs pourtant étaient installés en terre d’Egypte bien des siècles avant la naissance de l’Islam. Il reste 40 Juifs en Egypte.

Ces trois moments témoignent à la fois du caractère imaginaire des accusations antisémites mais surtout de leurs conséquences délétères sur les Juifs réels.  

 



Figure 1 enterrement des victimes du pogrom de Kielce
Figure 2 « Caricature des "pestologues" » (Kukryniksy), 1953, l‘allusion à Judas est évidente
Figure 3 : 1956, la fin de la judaïcité multimillénaire égyptienne

 


Antisémitisme : la fin de l’innocence et/ou de la parenthèse

A partir des années cinquante, les Juifs ont cru sincèrement avec leurs amis chrétiens et laïcs que la disparition de l’antisémitisme ne serait plus qu’une question de temps. Jusqu’aux 2000, les événements ont semblé confirmer ces espoirs et leur donner raison et ce, au-delà de certaines manifestations désagréables que l’on pensait résiduaires (négationnisme). Toutes les enquêtes d’opinion témoignaient en effet d’un affaiblissement notable de la judéophobie. Depuis l’an 2000, au contraire, tous les indicateurs sont au rouge, comme si les sentiments antisémites n’avaient été en réalité qu’en latence, prêts à resurgir à la première occasion.Il est clair que la judéophobie, assoupie et honteuse depuis la Shoah a puise une nouvelle énergie dans les représentations antisémites que l’aire arabo-musulmane lui a empruntées, dans un premier temps, pour mieux les renvoyer en Occident, amplifiées et actualisées. Des archétypes que l’on croyait définitivement remisés aux oubliettes de l’histoire sont revenus à la surface, tant dans les pays arabes que dans les pays européens, notamment celui de l’antisémythe[1] du Juif tueur d’enfant, du Juif empoisonneur, du Juif tueur du Christ.

 

[1] Je reprends ce concept de Marie-Anne Matard-Bonucci qui l’utilise dans son excellent article paru dans la revue le XXème siècle, revue d’histoire publiée par Sciences Po, «L’image, figure majeure du discours antisémite», octobre-décembre 2001, pp. 27-39.

 



Comment expliquer la montée de l’antisémitisme ? Les causes sont évidemment plurifactorielles. Cette montée tient à trois formes particulières de judéophobie :

  1. Antisémitisme primaire : un habitus d’origine religieuse aux multiples avatars, de la droite à la gauche
  2. Antisémitisme secondaire : un rapport troublée à la Shoah
  3. Antisémitisme tertiaire : une stratégie purement électoraliste

1. Antisémitisme primaire : entre fragilité blanche et « goy »

Sans songer à nier l’impact des ratés du processus de paix israélo-arabe (et la part des responsabilités israéliennes), la recrudescence des sentiments antijuifs s’explique bien davantage par la relation tumultueuse des Européens et des Arabes aux Juifs que par le souci de la cause palestinienne. Toute juste qu’elle soit, cette cause est instrumentalisée pour conforter une passion antisémite qui souille l’Europe et le monde arabo-musulman depuis plus d’un millénaire. C’est bien cet habitus judéophobe que l’on pourrait requalifier en termes contemporains de « fragilité goy », pour paraphraser Robin di Angelo, qui explique le caractère obsessionnel de la haine portée à Israël, le seul Etat juif de la planète.

 



Selon les polémologues, près de 28 millions de personnes ont été tués au cours de guerres civiles régionales depuis la Seconde Guerre mondiale,
dont près de 70.000 dans le conflit qui oppose Israël au monde arabe, ce qui le place au 54ème rang des conflits en nombre de victimes.
Pourtant, seul l’Etat juif se trouve condamné presqu’exclusivement par les Nations-Unies.

 

 

Comme le prouvent les résolutions des Nations-Unies et du Conseil des Droits de l’Homme, Israël est bien aujourd’hui le Juif des nations, non plus un être de trop parmi les Hommes, mais un Etat de trop sur la planète. À suivre ces résolutions, Israël – pourtant, l’un des plus petits États de la planète – constituerait la principale menace contre la paix dans le monde. Tout procèderait désormais (de la non-résolution) du conflit israélo-palestinien : l’absence de démocratie au sein du monde arabe, les attentats islamistes en Europe, l’opposition du Sud global à l’Occident, croyances commodes à même d’oblitérer les responsabilités européennes, blanches, et en aucun cas juives, dans l’esclavage et la colonisation. L’hystérie anti-israélienne, aujourd’hui autour du conflit opposant Israël au Hamas, témoigne à n’en pas douter de la survie, en Occident comme en Orient, de cet habitus antisémite qui pose les Juifs en responsables des malheurs du monde. Il est manifeste, en effet, qu’un redéploiement de l’antisémitisme s’opère, aujourd’hui, sous couvert d’antisionisme. L’antisionisme dans sa forme radicale apparait ainsi comme le nouvel avatar de cet habitus européen à faire du Juif le principe du mal. Il n’en est, le plus souvent, que sa formulation non censuré, comme le souligna Ruffin dans son rapport en 2004 « Parmi toutes les formes, subtiles, d'antisémitisme par procuration, il en est une qui doit être particulièrement distinguée [car] dominant : c'est l’antisionisme radical. » À n’en point douter, le conflit israélo-palestinien offre aux antisémites un moyen de recrédibiliser les vieux systèmes d’accusation qui ont visé les Juifs durant des siècles et que l’on pensait, naïvement, en voie de disparition depuis la Shoah.

 



Le thème de l'occupation juive de la France et de la … Palestine exploité par Noël Gérard alias Joe Le corbeau, le caricaturiste vedette de l’extrême-droite française.
Ces deux caricatures ont été initialement publiées sur le site « Egalité et Réconciliation » d’Alain Soral en 2014 et reprises notamment sur le site belge https://www.scoop.it/topic/koter-info-lln-wsl.

 


  1. Une haine bien commode : l’antisionisme radical

Le retour en flamme de la judéophobie a de quoi inquiéter même si, d’abord, son niveau n’est en rien comparable au climat délétère d’avant-guerre, qu’ensuite, elle se manifeste plutôt aux marges de la société (ultra-droite, ultra-gauche et banlieues de l’Islam) et qu’enfin, elle se pare désormais des habits commodes de l’antisionisme.  Apparemment, la détestation ne vise plus les « Juifs » en tant que tels, mais les Israéliens et, par la force des choses, leurs soutiens « sionistes » en diaspora. Les nouveaux antisémites, y compris d’ultra-droite prennent soin d’insister sur le fait que leur vindictes ne visent que le nouvel ordre mondial, l’Empire, le grand Capital… sioniste. Les antisémites ont compris qu’en s’attaquant à Israël, au nom du Bien, au nom des Droits de l’Homme, ils en viendraient à légitimer leur haine des Juifs. C’est vrai de la droite, mais aussi de la gauche et bien sûr du monde arabo-musulman. La question de la «puissance juive» demeure centrale. Contrairement aux lieux communs répétés sans fin, c’est bien plus ce thème que le soutien à la cause palestinienne qui continue à structurer la diffusion des préjugés antisémites ordinaires.

           ii) L’antisionisme radical de la droite radicale

Si l’on ne peut nier qu’en occident, nombre de partis héritiers de la collaboration (on songe à la N-VA flamande ou encore au RN français), entendent désormais se rapprocher des Juifs et d’Israël; la haine des Juifs constitue toujours le cœur de l’ADN des sectes néonazies et de l’Alt-right, tout à la dénonciation des complots du système de domination sioniste (ZOG, en anglais). L’antisionisme a ceci de magique qu’il permet aux nostalgiques du nazisme de justifier leur haine des Juifs, comme en témoigne le credo négationniste prononcée par Robert Faurisson sur Europe 1, en décembre 1980 : « Les prétendues "chambres à gaz" hitlériennes et le prétendu "génocide" des Juifs forment un seul et même mensonge historique, qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont les principaux bénéficiaires sont l'Etat d'Israël et le sionisme international et dont les principales victimes sont le peuple allemand - mais non pas ses dirigeants -et le peuple palestinien tout entier ».  

A l’évidence, la cause palestinienne permet aux antisémites de se parer des habits de la vertu. Le manifeste de Noël Gérard, dit Joe le Corbeau, le caricaturiste phare de la dieudosphère, ne laisse à cet égard aucune place à l’ambiguïté: « Le monde occidental est infiltré par le sionisme. Les médias de masse sont aujourd’hui tous aux ordres d’Israël et valident l’existence d’un régime qui ruine les nations, pille et tue en toute impunité. Les guerres et embargos contre le monde musulman sont justifiés par la diabolisation, notamment par des caricatures représentant l’Islam comme une religion approuvant le terrorisme. Le monde chrétien, quant à lui, est perverti par l’idéologie marchande de ces usuriers sans scrupules. Partant de ce constat, j’ai pris la décision de prendre les mass-médias à contrepied, en utilisant les mêmes armes, comme au judo, j’utilise la force de l’adversaire. Le détournement est ma principale ressource (…) Shoah Hebdo est le recueil de toutes ces illustrations satiriques, d’ores et déjà interdit à la vente dans tout l’univers, contrairement au très diffusé « Charlie Hebdo ». Retrouvez les « Aventures de Dieudo » et les nombreuses quenelles glissées à l’élite oligarchique sioniste, condensées en un seul bouquin pour le prix de trois paquets de clopes.[1] »

 

[1] http://croah.fr/

 



Trois exemples parmi tant d’autres de caricatures de Joe Le Corbeau de la dérive négationniste
et propalestinienne de la droite néo-fasciste européenne.
 

Autres exemples parmi tant d’autres :  les slogans du Groupe Union Défense (GUD), cette organisation étudiante d’extrême-droite radicale, « À Paris comme à Gaza, Intifada ! », « Deauville, Sentier, territoires occupés », « Sionistes assassins, américains complices ». qui témoignent de l’appropriation de la cause palestinienne par l’alt-right mondiale.  Le Belge Alain Escada, le leader de Civitas, un mouvement homophobe, « anti-immigrés et identitaire », aujourd’hui interdit en France, dont l'objectif est "l'instauration d'un régime fasciste national-catholique" en France et Belgique fait commune avec Alain Soral, le patron d'E&R, imputant lui aussi tous les malheurs du monde aux Juifs et en affirmant son soutien à toutes les causes arabes.

 



L'antisémitisme de la droite radicale est conspiratoire et démonologique. Ses sources sont médiévales.
Joe Le Corbeau lie, en effet, directement les Rothschild à Baphomet,
le Dieu maléfique supposé de l'ordre des Templiers.
Le nouvel ordre mondial est présenté comme un complot des Juifs et du démon.
Tout comme les nazis, Noel Gérard présente Rockefeller comme juif. A tort.a

 


En 2003 déjà, on le vit se rendre en Irak à l’invitation du Parti des Musulmans de France, pour soutenir la lutte de Saddam Hussein contre l’impérialisme américano-sioniste. Au sein de l’extrême-droite radicale, la haine des Juifs écrase tout car le Juif est plus que jamais associé au Mal, comme en témoigne précisément l’allié d’Alain Escada, Alain Soral, cet ancien sympathisant communiste, devenu au fil du temps le gourou de la droite néo-fasciste française: « Effectivement, je crois que ce que combat le Christ est finalement, essentiellement, le Diable et ses émanations sur Terre. Je crois que là-dessus, qu'on le prenne au sens métaphorique ou littéral, c'est le combat, et le seul combat, et tous les autres sont secondaires, combattre le Mal sur Terre, le Malin, le Diable, et qu'effectivement ce Mal sur Terre est incarné par des hommes qui ont un dessein satanique, une vision satanique, et des moyens sataniques. Et je crois que lui comme moi, on a parfaitement identifié qui sur Terre effectuait le travail de Satan et pour Satan. D'ailleurs, ce sont ces gens qui me persécutent, comme ils ont persécuté le Christ, il suffit de relire les Évangiles ou de voir l'excellent film de Mel Gibson. Donc c'est un combat effectivement éternel, et toujours le même, et je prétends quand même, même si ce n'est pas totalement explicite, et peut-être moins explicite que voudrait ce monsieur, que je le mène exactement comme il l'entend. Voilà, je pense que tout le monde aura bien compris.[1] » Même chez le quasi-athée voire païen qu’est Soral, les références chrétiennes au déicide et à la trahison de Judas restent bien présentes. L’Alt-right suprémacistes américaine n’est pas en reste comme en témoignent les illustrations hallucinées et délirantes de David Dees. Pour cette icone de l’Amérique complotiste, récemment décédé en décembre 2020 d’un cancer non soigné, le monde est dirigé par un cénacle de banquiers « sionistes », Rothschild et Soros à leurs têtes, déterminés à éteindre la race blanche. Tandis que pour la gauche wokiste, les « Juifs sionistes » instrumentalisent l’islamophobie, pour la droite radicale, ces mêmes Juifs sont les maitre d’œuvre du Grand  Remplacement qui vise à remplacer la « race blanche » par des musulmans et des Noirs. Non sans conséquences meurtrières. En octobre 2018, un suprémaciste blanc pénétra dans une synagogue à Pittsburgh et assassina 11 membres de la congrégation. Le tueur, Robert Bowers, justifia son acte par le soutien des Juifs aux immigrants, comme en témoigna l’un de ses posts : « la HIAS [Hebrew Immigrant Aid Society, Société d’aide aux immigrants juifs] se plaît à faire venir des envahisseurs qui tuent les nôtres. Je ne peux pas rester les bras croisés et voir mon peuple se faire massacrer ».

 


[1] https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/alain-soral-s-exprime-sur-agoravox-198076

 



Deux illustration de David Dees

 


Plus que jamais, la cause palestinienne sert les desseins des "fils spirituels" de Léon Degrelle. Rien de nouveau sous le soleil.

 


  1. L’antisionisme radical de la gauche radicale

Bien plus alarmant est le redéploiement du complotisme antisémite à gauche. Redéploiement, car comme l’énonce l’historien des idées, Marc Angenot, la logique conspiratoire et le gauchisme antisioniste qui prospèrent dans l’altermondialisme, n’est pas si neuve en soi.

Juif égale sioniste

L’antisémitisme dans le mouvement révolutionnaire a été de tout temps une tentation et une « pente » possibles et ce quand bien même il fut d’abord l’apanage de la droite conservatrice. S’il est exact que l’accusation d’antisémitisme est souvent utilisée comme un bouclier pour protéger Israël des critiques, cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à dénoncer la dimension antisémite de l’antisionisme de gauche. Pour s’en persuader il suffit de songer à l’antisémitisme stalinien qui précipita la mise à mort (ou à l’écart) de la plupart des vieux bolchévique et dirigeants communistes d’Europe centrale et orientale. C’est particulièrement impressionnant dans le cas du procès Slánský, du nom du principal accusé, alors numéro deux du régime. L’antisémitisme fut bien la trame de fond de ce procès retentissant qui visa principalement les responsables juifs du Parti communiste tchèque ; parmi les quatorze accusés de comploter contre l’Etat tchécoslovaque onze étaient, en effet, d’origine juive. Evidemment, il va sans dire que pour éviter toute accusation d’antisémitisme, les juges tchèques sur les conseils des conseillers soviétiques jouèrent la carte antisioniste. Comme le raconte dans ses mémoires Arthur London, le vice-ministre des affaires étrangères, l’un des onze accusés d’origine juive :  « dès qu’un nouveau nom apparait, les référents insistent pour savoir s’il ne s’agit pas d’un Juif. Les habiles posent la question ainsi : « Comment s’appelait-il avant ? N’a-t-il pas changé son nom en 1945 ? » (…) Il s’agit d’accumuler dans les procès-verbaux le plus grand nombre possible de Juifs. (…) Si la personne est réellement d’origine juive, les référents s’arrangent pour l’inclure dans un procès-verbal sous un prétexte ou un autre, qui peut très bien n’avoir absolument rien à faire avec les questions traitées. Et devant ce nom, on place la qualificatif rituel de ‘sioni(…) Je lui fais remarquer que ‘sioniste’ est un qualitatif politique. Il me répond que ce n’est pas vrai et que ce sont les ordres qu’il a reçus. Il ajoute : ‘D’ailleurs en URSS, l’utilisation du mot Juif est également interdite’. Il a l’ordre de mettre le ‘sioniste’, voilà tout. [1] » Dépeints comme sans attache et cosmopolites, onze des quatorze complotistes américano-sionisto-titiste furent exécutés. Or, tous étaient des purs produits staliniens, des exemples-types de « Juifs non juifs », c’est-à-dire antisionistes, sinon totalement déjudaïsés. Une fois encore des Juifs se retrouvèrent dans la posture du bouc émissaire, désignés à la vindicte populaire dans un pays à l’antisémitisme latent. En France, des intellectuels de droite mais aussi de gauche ne manquèrent pas de dénoncer la sombre mascarade complotiste, à l’exemple de Jean-Paul Sartre : « Il est évident, notait le maitre à penser de la gauche européenne, que nous assistons aujourd’hui à un antisémitisme « de gauche » »[2].

Sioniste égale raciste

L’Union soviétique tout au long de la froide instrumenta l’antisionisme comme arme de séduction massive dans des accents éminemment antisémites. En 1967, un certain Yevseiev publiait dans la Komsomolskaya Pravda un article dans lequel on pouvait lire notamment: « Le sionisme constitue un empire invisible, énorme et puissant de financiers et d’industriel, un empire que l’on ne trouve indiqué sur aucune des cartes du globe, mais qui opère partout où s’entend le camp capitaliste. C’est vers le milieu du 20ème siècle que l’humanité a pu voir, pour la première fois, le visage réel du sionisme… (…) Les avocats sionistes forment près de 70% de tout le barreau américain ; les physiciens, y compris ceux qui sont engagés dans les recherches secrètes pour la mise au point de l’armement destiné aux destructions massives constituent une proportion de 69% tandis que le proportion des industriels dépasse 43%. (...).Parmi le judaïsme américain, les adhérents au sionisme possèdent 80% des agences d’information locales ou internationales. »

 

[1] Arthur London, l’Aveu, Gallimard, Paris, 1968, page 151.

[2] Cité par Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, 1945-1995, Seuil, page 270

 



Plusieurs éléments antisémites figurent sur cette caricature soviétiqiue parue le 12 juin 1971 dans Agitator.
Le Juif gras présenté comme un exploiteur du peuple ; l’étoile de David comme un fléau, le dollar maçonnique; l’écriture de forme hébraïsante.
 

Ces statistiques sur la « pénétration judéo-sioniste » aux Etats-Unis ne manquèrent pas d’étonner nombre d’observateurs et ce, d’autant plus qu’aucune statistique de ce type n’avait été publiée par ce pays. Après des recherches minutieuses, la source de ces pseudo-informations fut démasquée[1]. Elle se trouvait dans un pamphlet rédigé au Caire par le chef de la section « Etranger » du Département national de l'Information, l’ex-officier SS Joachim Von Leers. Ce propagandiste nazi, qui avait été chef de cabinet de Goebbels avant de prendre en charge, en 1945, ODESSA, l’organisation qui exfiltra des nazis vers l’Argentine prit le patronyme d’Omar Amin, après sa conversion à l’Islam en 1957. Précisément, l’objectif des Soviétiques était de s’attirer les faveurs des Etats arabes, nouvellement constitués. La Russie soviétique fut la matrice, à travers de multiples officines souvent dirigées par des Juifs aux ordres, l’antisionisme moderne, complotiste et raciste qui sévit aujourd’hui dans le monde. C’est de Moscou que se forgea le slogan « Sionisme égale racisme » qui sera adopté par les Nations-Unies en 1975, avant d’être heureusement abrogé en décembre 1991.

 

[1] Jacques Hermone, op. cit. page 93.

 



Le sionisme est une arme de l’impérialisme!" Moscou, 1er mai 1972
A gauche caricature « antisioniste » soviétique
 


Le Juif araignée fut un thème utilisé pour dénoncer 1) les Rothschild en Grande Bretagne, 
2) les Sages de Sion en France, 3) les judéo-bolchévique par les Russes blancs, 4) et les nazis.
 

Comme le pointe Nicolas Lebourg, l’analogie du sionisme avec le nazisme s’avéra pour l’URSS une arme polémique redoutable. Dès 1961, à l’occasion du procès Eichmann, la presse soviétique amalgame Israël et le Troisième Reich. La publication soviétique «Le Judaïsme sans fard» (1963) représente des soldats israéliens affublés du faciès des caricatures antisémites mais portant croix gammées et casques à pointes. En juin 1967, le déchianement antisémitene connait plus de ornes. Les Israéliens sont présentés comme plus dangereux que les nazis. Le général Dayan, renommé Mosche Adolfovitch,  est accusé d’être un tyran plus cruel qu’Hitler  Entre 1967 et 1978, ce furent près de 180 ouvrages à la fois antisémites et antisionistes qui furent publiés, dont environ une cinquantaine de thèses universitaires, ainsi que plusieurs milliers d’articles dans la presse officielle. En 1969, une brochure soviétique fantasmant sur l’équivalence doctrinale entre sionisme et nazisme fut ainsi tirée à 500.000 exemplaires[1].

 

Détestation marxiste des Juifs d’ordre « théologique »

Au-delà de la volonté de séduire le monde arabe, la position des Soviétiques vis-à-vis d’Israël procéda aussi de la colère que leur inspira le refus des Juifs de se fondre dans le peuple soviétique. Le soutien apparent au tout nouvel Etat juif, fut perçu comme un désaveu de la doctrine (marxiste) sacrée[2]. On se souviendra que les théologiens chrétiens avaient tenu le refus des Juifs de reconnaitre un-Dieu venu d’abord pour leur salut, comme un crime d’autant plus abominable qu’il retardait l’avènement du royaume de Dieu. Le communisme, dont le « Dieu » était aussi juif (Marx), ne pouvait tolérer doctrinalement la persistance du fait juif[3] : « Ils (les dirigeants communistes) avaient besoin des Juifs, écrit François Fejto, comme témoins de la vérité qu’ils prétendaient représenter : ils exigeaient des Juifs de renoncer à leur projet de survie nationale, de sacrifier ce projet sur l’autel de la grande fraternité internationaliste, de continuer ainsi la validité de l’internationalisme.[4] »

 

Détestation marxiste des Juifs d’ordre « économique»

L’antisémitisme de gauche et/ou économique a des origines lointaines. Le lien entre le Juif et l’argent facile et corrupteur est ancien. Il est d’origine médiévale et fut relayé, comme nous l’avons vu précédemment, par le jeune Marx. Depuis près de mille ans, le vice de l’argent colle à la peau des Juifs et pas des Italiens qui furent pourtant les premiers banquiers d’Occident. Un exemple éclairant de la latence de cet antisémythe majeur, le discours abracadabrantesque que fit le leader communiste Benoît Frachon au congrès de la CGT, en juin 1967, au lendemain de la Guerre des Six Jours. Alors qu’Israël célèbre sa victoire, le secrétaire général de la CGT s’engage dans des propos aux accents proprement démonologiques:

«Les correspondants de guerre nous ont présenté avec force détails, comme une grande manifestation de la foi, une cérémonie au mur des Lamentations (…). La présence de certains personnages de la haute finance lui conférait un autre sens que celui de ferveur religieuse (…). Le spectacle faisait penser que, comme dans Faust, c’était Satan qui conduisait le bal. Il n’y manquait même pas le veau d’or, toujours debout qui […] contemplait à ses pieds, dans le sang et dans la fange, les résultats de ses machinations diaboliques. En effet, les informations nous indiquaient qu’avaient assisté à ces saturnales deux représentants d’une tribu cosmopolite de banquiers bien connus: Alain et Edmond de Rothschild. À leurs pieds, des morts encore saignants. […] Au milieu de ce déchaînement de turpitudes où se manifestaient des instincts de primates, résurgence de temps où l’homme en était à l’aube de sa conscience et luttait encore dans les ténèbres, il est réconfortant de rencontrer des hommes qui osent dire la vérité et affronter courageusement les hurlements de passions déchaînées.» Ainsi renaît le mythe du Juif d’argent, capitaliste et corrupteur, création des antisémites progressistes, marxistes ou anarcho-syndicalistes au 19ème siècle. Consciemment ou non, le syndicaliste communiste renouait avec l’antisémythe médiéval du Juif usurier, satanique et corrupteur, mobilisant la figure des Rothschild, chère à la l’extrême-droite. S’il n’est pas dans notre intention de contester le droit de la gauche à soutenir la cause palestinienne, nous ne pouvons que constater que nombre de progressistes en viennent tout comme Frachon à critiquer Israël au nom d’un anticapitalisme d’école primaire. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les multiples interventions de l’ex-sénateur socialiste Pierre Galand. Son intervention en 2001 au Forum « antiraciste » (et… antisémite) de Durban est illustratif des délires de ces hommes de gauche, marqués à l’évidence par le catéchisme de leur enfance. Dans l’une de ses interventions, le président de l’Association Belgo-Palestinienne n’hésita pas à mettre les méfaits du capitalisme et l’existence d’Israël sur un pied d’égalité. Confondant à dessein les notions de peuple-Christ et de peuple-prolétaire, il sauta à pieds joints de la dénonciation du capitalisme, en général, à celle d’Israël en particulier: « Le dialogue historique organisé par l’ONU sur le racisme a tourné à l’affrontement et au claquement de porte parce que le Nord officiel refuse l’évidence : les noirs, des indiens et tant de « minorités » vivent encore au quotidien les affres du colonialisme dont la page n’a pas été tournée de manière honnête et égalitaire selon la Charte des Nations Unies. Jamais, sauf exception, les riches du Nord n’ont accepté d’accorder le fameux 1% du PNB pour le développement du Sud. (…) Dans ce contexte d’amplification de la dérégulation et de l’abandon du droit, la Palestine est devenue le nouveau Vietnam, le symbole de la guerre injuste[5]. Peuple privé de ses droits, les Palestiniens, comme les Vietnamiens il y a 50 ans, représentent (…) le Sud résistant, héroïque, qui défend ses droits essentiels et surtout sa dignité, face à une offensive d’Israël sans condamnation ferme de l’Occident. [6]» Comprenne qui pourra. Comme si Israël n'était pas né malgré le Royaume-Uni, alors à la tête du plus empire colonial de tous les temps ; comme si le sionisme n’était pas un mouvement d’essence anticoloniale ; comme si le mouvement national palestinien n'avait pas refusé tout compromis avec les Juifs, allant jusqu’à flirter avec le nazisme.

 

[1] Nicolas Lebourg, « Pour celles et ceux qui douteraient que cette image relayée par Gérard Filoche est antisémite », Slate, 20 novembre 2017.

[2] Hermone, op. cit., page 100.

[3] Ibidem, page 101

[4] François Fejto, Les Juifs et l’antisémitisme dans les pays communistes, Paris, 1960, page 24

[5] Souligné par nous.

[6] Réflexion à propos de Durban, http://www.ptb.be/international/article.phtml?section= A1AAABBV&object_id=5976, 6 septembre 2001. 

 



A gauche, caricature figurant la domination américano-sioniste sur le monde, relayée des milliers de fois, notamment par le maire communiste de Bezon ou encore le site belge catho-communiste (proche du PTB) « poésie-action »[1] A droite , en 2017, le sénateur socialiste Gérard Filoche relaie un photomontage tiré du site d’ultra-droite d’Alain Soral faisant de Macron la créateure des Juifs Rothschild, Drahi et Attali.  qui porte un brassard nazi où le symbole du dollar remplace la croix gammée, avec le slogan « En marche vers le chaos mondial », le tout sur fond de drapeaux américain et israélien. L’ex-trotskiste sera exclu à l’unanimité du PS.
 

[1] http://www.poesie-action.com/  LA BONNE NOUVELLE DU NAZAREEN A MARX, DE DOSTOÏEVSKI AU GRAND VINCENT, L'HUMANITE EN MARCHE PAR L'ART ET PAR LE COMMUNISME..., L'ami JACQUES ALLARD participera à sa guise désormais à POESIE-ACTION en nous parageant ses centres d'intérets ou articles choisis.

 


C’est bien dans la mouvance néo-chrétienne humanitaire, dans une bonne fraction des "nouveaux anti-impérialistes" et autres néo-antimondialistes, parmi les "anarcho-trotskistes", les pacifistes et les demi-soldes de feu le communisme, que l’opposition à Israël est la plus virulente. Aux yeux de cette nouvelle gauche, Israël campe le mal absolu, la Palestine le nouvel eldorado idéologique. Comme le souligne Pierre-André Taguieff, c’est la disparition des modèles révolutionnaires qui entraînerait une partie de la gauche à mythifier de nouvelles «figures résistancielles» comme le Palestinien et le militant islamiste qui exprimeraient le désespoir des opprimés face un ordre mondial inique dominé par l'Amérique et son allié indéfectible, Israël. C’est l’opprimé musulman désormais qui occupe la place du sauveur de l’humanité, naguère tenue par la classe ouvrière.

Il y a un siècle, la droite allemande assimilait la domination mondiale du Capital aux Juifs et aux Britanniques ; aujourd’hui la gauche européenne l’assimile à Israël et aux États-Unis. Le schéma de pensée conspiratoire et démonologique est le même : « Les vieilles rhétoriques dites "antiraciste", "anti-impérialiste" et "antifasciste" sont ainsi instrumentalisées, écrit Taguieff, permettant de construire la figure absolument diabolisée qu'est le Satan composite : Etats-Unis/Israël/Occident. On y reconnaît la nouvelle grande vision populiste d'extension mondiale : les méchants « riches » contre les bons "pauvres". Il s'ensuit que tous les ennemis des "sionistes" sont en même temps les ennemis des "Américains" et que ces ennemis ne sont que des "victimes" qui sont en état de légitime révolte. L'islamisme est l'anticapitalisme des illuminés, métamorphosés en fanatiques par le ressentiment contre l'Occident (catégorie incluant l'entité sioniste), dont l'hégémonie de fait est perçue par ces derniers comme une insupportable provocation. » Le stéréotype du "Juif riche", ainsi recyclé, fait oublier la réalité des milieux ploutocratiques, qui, en particulier dans le monde arabo-musulman, financent à l’instar du Qatar les réseaux islamistes et nombre d'organisations terroristes.

Notre propos n’est pas de faire le procès de la gauche ou de Pierre Galand mais de souligner en quoi l’antisionisme « antiimpérialiste et progressiste » relève, pour reprendre l’économiste marxiste Mosche Postone, d’une « critique de droite de l’hégémonie ». Pourquoi ? Pour être d’essence conspiratoire comme il l’explicite ici avec brio : « Ici, l’émancipation n’implique plus la constitution d’une nouvelle forme de vie sociale, mais l’éradication des sources du Mal mondial – le « sionisme » et les Etats-Unis. En d’autres termes, il est devenu très facile pour les mouvements qui opèrent dans les coquilles vides de la pensée issue de la guerre froide de succomber à des formes de réification qui ont longtemps caractérisé l’anticapitalisme réactionnaire.[1]» Evidemment, cette gauche marxiste, bien plus habile et cynique que la droite radicale, n’a de cesse de protester de son amour des Juifs, tout en les accablant simultanément de critiques assassines. C’est au nom du Bien et de l’antiracisme qu’elle dénie au peuple juif (mais pas pakistanais, kosovar et bien sûr palestinien) le droit à l’autodétermination. La cause est entendue : en se structurant autour d’un Etat national, commodément dénoncé comme particulariste voire raciste, le peuple juif faillirait à sa vocation prophétique, victimaire, bref tragique. Non sans conséquence : c’est ainsi que depuis son retour en Judée, le Juif sous l’appellation sioniste est redevenu l’assassin du Christ, le financier véreux, le tueur d’enfants, l’empoisonneur.

 

[1] Citation tirée de Ivan Segré, La religion, la xénophobie et la question sociale ou les conquêtes de l’idéologie bourgeoise

lundimatin#173, le 7 janvier 2019.

 



Pour l’icône de la caricature altermondialiste Carlos Latuff, tout est prétexte à la dénonciation, du COVID à l’Eurovision. Les caricatures de cet antisémite brésilien sont diffusées sur des milliers de sites progressistes par le monde.
 

Il faut reconnaitre avec Manès Sperber que « le mysticisme laïque semble se passer facilement de Dieu mais non du Diable ».[1] Rien de tel, en effet, qu’une théorie du complot pour s’immerger à nouveau, fut-ce pour un temps seulement, dans l’océan des certitudes (Paul Zawadski). En juillet 2009 parut dans le magazine progressiste américain Rolling Stone, un article d’un certain s’en prenant violement à la banque juive Goldman Sachs: « La première chose qu’il faut que vous sachiez sur Goldman Sachs, c’est qu’elle est partout. La banque d’investissement la plus puissante du monde est une formidable pieuvre vampire enroulée autour de l’humanité, enfonçant implacablement son suçoir partout où il y a de l’argent. En fait, l’histoire de la récente crise financière, qui est aussi l’histoire du déclin et de la chute rapide de l’Empire américain ruiné par des escrocs, se lit comme le Who’s Who des diplômés de Goldman Sachs. »

 

[1] Manes Sperber, « Misère de la psychologie » [1954], cité par Paul Zawadski, op. cit, page 50.

 



Goldman Sachs est dénoncé tant par la l’ultragauche que l’ultra-droite. Ici sur un dessin paru sur le site d’Alain Soral, reprenant une caricature antisémite danoise datant de l’occupation et assimilant les Juifs aux maux de la modernité : libéralisme, communisme, socialisme, athéisme, spéculation, etc.
 

Pour reprendre l'historienne québécoise Lise Noël, l’antisémitisme de gauche apparait postmoderne par bien des aspects. Il apparait, en effet, constitué d'un mélange disparate de causes justes et de prétentions totalitaires. Il défend pêle-mêle le droit des femmes, des minorités, l'environnement, les pays sous-développés, l'islamisme, bref les idéaux égalitaires de la gauche. D’un côté, il professe le pacifisme et dans un même souffle s'accommode des attaques terroristes ou des attentats suicide comme « arme des faibles ». De même, le nouvel antisémitisme condamne le nationalisme israélien mais célèbre les nationalismes arabes ; pourfend la religion chrétienne mais pas les aspirations islamistes du Hamas de créer une république islamiste à l’échelle de la Palestine. Ses défenseurs pourfendent l'Occident et son appendice « impérialiste» israélien mais soutiennent les guerres « défensives » de la Russie.

L’existence d’Israël leur apparaissent comme une violation intolérable de la « terre d'Islam », terre pourtant elle-même conquise par l'impérialisme arabo-musulman, à partir du 7ème siècle.

 

 


  1. L’antisionisme islamique

A l’évidence, dans le monde contemporain, la judéophobie qui se développe en Occident est bien moins virulente que celle qui sévit dans le monde musulman, de ses cités d’Orient à ses banlieues occidentales. Si la question palestinienne explique en grande partie cette aversion, elle est loin d’en être l’unique cause.

Cités et banlieues de l’islam : une judéophobie qui explose

Dans le cas du monde arabo-musulman, la recrudescence des sentiments antijuifs est autant liée au contentieux israélo-arabe qu’au rapport complexe de l’Islam et de la chrétienté orientale aux Juifs, qu’aux bouleversements liés à la modernité.

Modernité : De nombreux jeunes de nos cités et banlieues invoquent les violences israéliennes pour justifier leur détestation d’Israël et des Juifs. Si l’on ne peut nier l’impact du conflit violent qui oppose Israël au Hamas, d’autres motifs, plus endogènes, pourraient expliquer leur ressentiment particulier à l’égard des Juifs. Il faudra convoquer, ici, les concepts de « transfert d’animosité » et de « jalousie sociale ». L’apparente réussite sociale des Juifs originaires du Maghreb poussent, en effet, certains jeunes des banlieues à associer leurs anciens voisins, anciennement dhimmis, aux ratés de l’intégration. Cette suspicion à l’égard des Juifs explique l’affaire Ilan Halimi, du nom de ce modeste employé d’un magasin de téléphonie, qui fut kidnappé parce que supposé riche.

 



Comme naguère en Europe dans les années 1880 et dans l’Entre-Deux-Guerres, les Juifs sont assimilés aux « maux » de la modernité : démocratie et liberté !

 


Tout comme jadis en Occident, la modernité et ses ratés se sont retournés contre les Juifs. Pour en être les principaux bénéficiaires avec la fin de la dhimmitude les Juifs n’en étaient-ils en fin de compte les instigateurs ? C’est en tout cas la position des Frères musulmans, un mouvement résolument hostile à la modernité qui, fondé en 1928, se focalisa dès sa naissance sur les atteintes mortifères des Juifs à l’Islam. Hassan el Banna, son fondateur, le grand-père de Tariq Ramadan, tenaient les Juifs pour des conspirateurs déterminé à saper l’islam et étendre leur emprise sur le monde. Adoptant les schèmes de l’antisémitisme conspiratoire chrétien et ses méthodes, il se livra à une propagande effrénée contre les Juifs d’Egypte, accompagnée « des bombes et des colis piégés … visant les Juifs du Caire »[1].

 

[1] Amr Elshobaki, Les Frères musulmans des origines à nos jours, Karthala, Paris, 2009

 



A ses yeux, les Juifs étaient les vecteurs du changement et de l’occidentalisation, responsables du déclin de l’Occident et de l’Islam, ce qui l’amena à faire traduire en arabe Mein Kampf sous le titre « Mon Jihad ». Dans un ouvrage s'appuyant sur des sources nazie et arabe, Hamed Abdel-Samad, un chercheur germano-égyptien révèle l'immense admiration qu'Hassan al-Banna vouait à Hitler et à Mussolini[1]. Dans leurs publications, les Frères musulmans cherchèrent jusqu’à faire croire aux Égyptiens que le dictateur allemand s'était converti à l'islam et avait accompli un pèlerinage secret à La Mecque, d'où son nouveau nom, Hadj Mohamed Hitler. Si l’admiration des Frères musulmans pour les nazis se doivent être remis dans le contexte de la lutte contre l’Empire britannique, il n'empêche que Youssef Qaradawi, le prédicateur de référence des Frères musulmans, alors refugié au Qatar, ne manqua pas de déclarer en janvier 2009 sur la chaîne Al Jazeera : « Tout au long de leur histoire, Allah a imposé [aux juifs] des personnes qui les punissaient de leur corruption. Le dernier châtiment a été administré par Hitler. [...] C'est un châtiment divin. Si Allah veut, la prochaine fois, ce sera par les mains des croyants ». Ce qui parait avérée est la croyance absurde des Juifs inventeurs sinon propagateurs de la modernité « mortifère ». Elle fait sens au sein des médias du monde arabo-musulman où, plus que jamais, l’on dénonce les liens entre ses produits les plus emblématiques, tels McDonald’s, Coca Cola ou encore les Pokémon, avec le… sionisme.

 

[1] Hamed Abdel-Samad, Le Fascisme islamique, Grasset, Paris, 2017


Israël : Les Juifs étant associés à Israël, il est évident que le drame qui se joue au Moyen-Orient n’est pas étranger à la dégradation de l’image des Juifs au sein des populations musulmanes, de Tanger à Djakarta, en passant par Bruxelles. La question palestinienne est la cause sacrée du monde arabo-musulman, à l’exception de toutes les autres qui n’éveillent aucune colère particulière, des Ouighours aux Rohingyas. Les massacres perpétrés en Syrie par l’armée d’Assad et ses sbires du Hezbollah n’a éveillé aucun sentiment de révolte ou de désespoir particuliers. La rue arabe ne s’est jamais rassemblée pour pleurer les 500.000 victimes du conflit y compris palestiniennes (camp du Yarmouk) alors qu’Israël pleurait ses 1.200 morts victimes de la séquence génocidaire du 7 octobre, elle s’est instantanément mobilisée derrière les Gazaouis, sinon le Hamas lui-même. Comment l’expliquer, au-delà du sincère souci pour la cause palestinienne, sinon par la question de la dhimmitude et de l’antisémitisme. A l’instar des théologiens chrétiens, le retour des Juifs en Terre sainte fut, d’un point de vue strictement théologique, tout autant problématique pour les ulémas. Cette renaissance ne mettait-elle pas à mal la thèse de la caducité, voire de la malédiction du peuple, ici, prophéticide et, là, déicide ? Comment comprendre autrement le fait que le Vatican fut le dernier Etat européen à reconnaitre l’Etat d’Israël ? C’est ainsi que certains théologiens musulmans en vinrent à interpréter le retour des Juifs en Judée en terme complotiste. Pour que les Israéliens puissent triompher des glorieux descendants de Saladin, ne fallait-il qu’ils bénéficient de quelques aides et pouvoirs occultes ? Ainsi, avec la création de l’Etat d’Israël, le Juif a logiquement abandonné ses habits d’intrigants félons, mesquin et soumis (« dhimmi ») que leur assignait le Coran pour celui, inédit, du Juif démoniaque propre au système d’accusation occidental. Dénoncés pour avoir rompu leur contrat de dhimmitude avec l'Islam, les Juifs furent assez tôt désignés comme les responsables des malheurs globaux du monde arabo-musulman. Le 4 avril 2003, le leader des frères musulmans, le Cheikh Yusuf Al-Qaradawi[1] réinterpréta en termes « conspira-sioniste » l’intervention militaire américaine en Irak. « À qui profite le crime ?  … Ce qui se passe en Irak ne sert en réalité que le sionisme et Israël. Le premier à profiter de tous ces événements est Israël. L’affaiblissement de l’Irak est un renforcement d’Israël, la destruction des armes de l’Irak sert les intérêts d’Israël. Tout ce qui se passe sert les intérêts d’Israël. Cherchez Israël, cherchez le sionisme derrière tous les événements et vous verrez que leur main invisible intervient dans un grand nombre d’affaires. » A n’en pas douter Israël sert, depuis 1948, de bouc émissaire à des dirigeants arabes réticents à tout changement d'ordre économique, politique (démocratisation) ou encore culturelle (laïcisation). Leur proposition est simple : tout ira pour le mieux, de Casablanca à Kuala Lumpur, le jour (et seulement le jour) où Israël sera détruit. Ce refus de la réalité israélienne explique pourquoi, dans la caricature arabe contemporaine, l’Israélien figure désormais comme le Juif des légendes noires médiévales – celui qui empoisonne (Arafat), corrompt (Macron/Biden), manipule (lobby), accable l’Islam (Danemark) , se nourrit du sang des enfants palestiniens, etc.

 

[1] Yves Ternon op.cit.

 



Le 21 avril 2001, le quotidien égyptien Al Ahram, le principal journal du monde arabe a
u tirage des plus impressionnants (900.000 exemplaires) ressuscita
la légende noire du Juif vampire tueur d’enfants.
 

L’infanticide est aujourd’hui le thème privilégié de la caricature arabe contemporaine, non sans échos en Occident qui se surprend à diffuser à son tour et non sans malice cette antienne antisémite.

Paradoxalement, c’est au moment où l’Europe, après des siècles d’obscurantisme, découvre les vertus de la tolérance, que le monde arabo-musulman a intégré et fait siens des stéréotypes qui lui étaient jusque-là peu familiers : thèse du complot juif en vue de la domination du monde, libelle de sang, déicide et empoisonnement des puits.

 



 

Certains observateurs estiment que le sentiment hostile envers les Juifs et Israël ne disparaîtra pas tant qu’aucune solution au conflit n’aura pas été trouvée. On doit l’espérer encore faudra-t-il deux conditions, théologique et culturelle. Premièrement, l’Islam en tant que tel, devrait opérer, à l’instar du catholicisme, une révolution proprement théologique, c’est-à-dire reconnaitre la légitimité d’un Etat juif aux cotés de cette Palestine qui tarde, en effet, à naitre. Deuxièmement, il s’agirait de guérir la Cité musulmane, en tant que telle, de ses démons antisémites comme cela s’est fait en Occident après la Shoah (Vatican II). Le propos n’est pas d’assigner l’antisémitisme à tous les musulmans. Loin de là ! Pour preuve, ce sont des intellectuels et des artistes musulmans qui nous invitent à réfléchir sur le caractère endémique de l’antisémitisme dans la Cité musulmane. Dans un documentaire diffusé sur France 3, le sociologue franco-algérien Smaïn Laacher n’avait pas manqué de stigmatiser l’origine familiales de la haine des Juifs: « Cet antisémitisme il est déjà proposé dans l’espace domestique et il est quasi naturellement déposé sur la langue, déposé dans la langue. Une des insultes des parents à leurs enfants quand ils veulent les réprimander, il suffit de les traiter de Juifs. Toutes les familles arabes le savent. C’est une hypocrisie monumentale que de ne pas voir cet antisémitisme, il est d’abord domestique. Il est comme dans l’air qu’on respire. » Sans suivre forcément cette explication culturaliste, de nombreux intellectuels (Riad Satouf, Ismaël Saidi, Djemilla Benhabib, Sam Touzani, Abdel Ghani Merah) soulignent l’impact anthropologique de l’antisémitisme arabo-musulman. Comment comprendre autrement les attentats commis par ces jeunes musulmans contre un supermarché, une école, un musée non pas israéliens mais juifs ? Les cibles juives de Merah ou de Nemmouche n’ont pas été choisies au hasard. Ces deux enfants perdus des banlieues de l’Islam ont été nourries dès leur enfance de ces thèses paranoïaques ; d’où l’actuelle recrudescence, et non baisse, des violences antisémites.  La réalité d’un habitus familial antisémite fut par ailleurs accréditée en son temps par Marcel Liebman, l’icône de la gauche marxiste belge. Dans une conférence au MRAX[1], l’équivalent belge du MRAP, il évoqua, en 1982, la réalité d’un antisémitisme « primitif », « traditionnel », « quotidien » et « nocif » propre aux « Arabes de chez nous », certes « favorisé par le conflit israélo-arabe » mais non créé par lui : « Dernière forme d'antijudaïsme quotidien sur laquelle il faut, je crois, insister, surtout dans un milieu comme le nôtre, devant nos amis du MRAX. Il s'agit de l'hostilité que, parmi les travailleurs immigrés arabes, on éprouve quelque fois à l'égard des Juifs. C'est une constatation que nous devons faire. Elle est désagréable car on aimerait s'imaginer que les victimes du racisme sont immunisées contre ce mal, mais c'est là une illusion à laquelle il serait vain de s'accrocher. Ils sont, je crois, relativement nombreux, les Arabes de chez nous, les jeunes Arabes par exemple, qui expriment de la haine envers les Juifs en recourant à des thèmes aussi éculés que la richesse des Juifs. Interrogez les enseignants qui ont des classes où les jeunes Marocains sont nombreux. Leurs témoignages ne laissent pas de doute à cet égard (…). Cet antisémitisme traditionnel, importé chez nous et en provenance des sociétés dont nous viennent les travailleurs immigrés, me paraît surtout nocif pour ceux qui le véhiculent. C'est une forme de primitivisme qui fait obstacle à leur conscientisation politique et sociale. Il va de soi que cet antisémitisme, ou cet antijudaïsme en milieu arabe est favorisé par les retombées du conflit israélo-arabe[2] ».Comme le souligna fort à propos le professeur Jean Vogel (ULB), ces paroles d’hier vaudraient aujourd’hui à son auteur, un procès en « islamophobie » et ce d’autant plus si l’on songe à l’affaire Georges Bensoussan, du nom de cet historien de la condition juive en Terre d’Islam, qui se retrouva poursuivi (puis évidemment blanchi) pour incitation à la haine raciale. Son tort : avoir paraphrasé la citation du sociologue franco-algérien Smaïn Laacher qui soulignait, comme nous l’avons évoqué, la réalité d’un antisémitisme familial arabo-musulman.[3]

            2. Antisémitisme secondaire : l’antisémitisme à cause d’Auschwitz

La montée des sentiments antisémites s’explique aussi par le sentiment de culpabilité lié à la Shoah. L’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes, aujourd’hui le le FRA, a publié un certain nombre d’études sur l’antisémitisme qui s’appuient notamment sur la notion d’antisémitisme secondaire. Explication : les Européens seraient atteints d’une culpabilité pathologique du fait de la Shoah et rejetteraient la faute du sentiment antisémite sur Israël dans l’espoir d’apaiser leur conscience meurtrie. L’antisémitisme secondaire, non pas "malgré, mais à cause d'Auschwitz", est très éclairant pour qui veut comprendre les racines de l’antisémitisme contemporain et ce, y compris (et surtout) dans ses métastases antisionistes. Que décrivent ces concepts sinon des stratégies propres à atténuer, à dépasser le crime de la Shoah qui hante la conscience européenne depuis 1945. Tout repose évidemment sur un complexe de culpabilité inavouable, brillamment résumé par la formule choc attribuée au psychanalyste israélo-viennois, Zvi Rix, « les Allemands ne pardonneront jamais Auschwitz aux Juifs ». Le concept de distorsion de la Shoah, récemment mis en avant par l’organisation intergouvernementale Alliance Internationale pour la Mémoire de la Shoah (IHRA) décrit les mécanismes destinés non pas tant à nier la Shoah en tant que telle qu’à la relativiser, qu’à excuser les bourreaux et, davantage encore, à charger, salir les victimes. L’objectif inavoué consiste autant à minimiser le caractère singulier de la Shoah qu'à nazifier les Juifs par une critique radicale d'Israël. Non seulement les Juifs n’ont pas subi de martyre si particulier, mais ils sont aujourd’hui, en Palestine, les véritables nazis. La nazification d’Israël doit être interprétée à la lumière du complexe d’Auschwitz. A chaque round du conflit israélo-gazaoui, effets d’aubaine obligent, les intellectuels organiques d’extrême droite comme d’extrême gauche s’en donnent à cœur joie. En 1968, déjà, le philosophe Jankélévitch ne s’y était pas trompé: « L'antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission - et même le droit, et même le devoir - d'être antisémite au nom de la démocratie! L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis? Ce serait merveilleux. ». Et Bernard Lewis de renchérir. La croyance que les nazis n'étaient pas pires qu'Israël a « apporté un soulagement bienvenu à beaucoup de ceux qui portaient depuis longtemps un fardeau de culpabilité pour le rôle qu'eux-mêmes, leurs familles, leurs nations ou leurs églises avaient joué dans l'histoire d'Hitler. » C’est dans ce contexte qu’il faut évidemment comprendre les remarques assassines, « médiévales », pré-Vatican II de l’Évêque d’Anvers, Msg Bonny à « ses amis juifs ». Retour du refoulé assurément: on se souviendra du silence de l’Église belge et de la complicité des autorités communales anversoises dans la mise à mort de 65% des Juifs de la métropole. Heureusement, le Pape François ne partage nullement ces élucubrations assassines d’un autre âge.  

          3) Antisémitisme tertiaire : clientélisme & opportunisme électoral

Force est bien de constater que la nouvelle gauche n’est plus guère en phase avec Israël[4]. Oublieux de la démocratie israélienne comme des liens tissés naguère avec la gauche israélienne, la nouvelle gauche européenne d’obédience marxiste, laïque ou chrétienne, ne perçoit plus Israël qu’en termes d’hostilités. Assurément, cette hostilité apparait est dictée par des considérations de pur opportunisme. Nul besoin d’évoquer le poids croissant de l’électorat arabo-musulman. En Belgique, par exemple, que les citoyens issus de l’immigration arabo-musulmane sont seize fois plus nombreux que ceux d’origine juive. À Bruxelles, la capitale européenne assurément la plus inclusive au monde, la pratique de l’islam dépasse désormais celle du catholicisme. Cette nouvelle donne démographique explique aussi les raisons qui poussent les partis politiques belges à faire des concessions aux sentiments des musulmans sur des questions apparemment vitales pour l’électorat d’origine musulmane. Et en effet, cet électorat ne semble concerné que par la seule cause palestinienne et ce, à l’exclusion de toutes les autres causes, y compris musulmanes (kosovare, kurde, ouïghour, rohingya, etc.). Certes l’intégration culturelle des musulmans dans la société belge va apaiser à terme les passions mais cette issue n’est pas prévisible dans un avenir proche. En attendant, c’est à qui, entre les partis progressistes, fera montre de la plus grande dureté à l’égard d’Israël. Et à ce jeu-là, les socialistes comme les écologistes ne feront jamais le poids face aux communistes, ontologiquement antisionistes. Pas étonnant dès lors qu’avec 19,3 % des intentions de vote, le PTB se hisse en tête des intentions de vote à Bruxelles, une région où le vote musulman est décisif. Ce n’est pas moi qui le dis mais le journaliste David Coppi dans le quotidien Le Soir : « Explication ? … plusieurs observateurs pointent le parti pris palestinien du PTB à propos de la guerre au Proche-Orient et l’écrasement de Gaza. Qui aurait un impact en sa faveur. Notamment vu les populations de culture arabo-musulmane ». Il en est de même en France où une récente étude a souligné que 69% des citoyens de confession musulmane ont donné leur voix à LFI, le parti de Mélenchon, notamment en raison de son positionnement sur le conflit israélo-palestinien[5]. Ainsi, comme hier le peuple juif en diaspora, Israël doit être compris en termes de variable d’ajustement, de politique du moindre du mal, pour reprendre l’expression de Maxime Steinberg. Cette politique fut celle des autorités communales belges durant la Seconde Guerre mondiale. Elle amena, par exemple, Joseph Bologne, le bourgmestre socialiste de Liège, à communiquer aux nazis des listes d’étrangers, de communistes et de Juifs. Force est encore de constater que la nouvelle donne démographique explique en très large partie l’attitude des partis progressistes non seulement vis-à-vis d’Israël mais aussi des Juifs. Sommés de se désolidariser d’Israël, les Juifs risquent bien de devoir choisir entre le statut de marranes, de paria, qui fut leur jusqu’à l’émancipation, et celui de parvenus, prêts à toutes les compromissions pour être acceptés dans cette société qui le rejette.

            4) Péril en la demeure ?

Le plus inquiétant est le fait qu’à une génération de la Shoah, l'antisémitisme est redevenu transidéologique comme il le fut jusqu’à l’affaire Dreyfus. Il imprègne, en effet, l’ensemble du spectre partisan. Il reste évidemment bien ancré dans l’ADN des mouvements néo-nazis, ce qui explique aisément le soutien sans faille d’un David Dees ou d’un Alain Soral à l’ensemble des causes arabes et de la Palestine en particulier.

 

[1] Le MRAX d’hier n’a plus guère de points communs avec celui d’aujourd’hui.

[2] Ce texte qui date de 1982 a été republié, en 2009 aux éditions Aden, par l'Institut Marcel Liebman dans le livre Figures de l'antisémitisme avec une préface de Jean Vogel.

[3] L’historien de la Shoah ne le trahit en rien lorsqu’il le paraphrase, invité par Alain Finkielkraut, dans l'émission Répliques sur France Culture, le 10 octobre 2015 : « C’est une honte que de maintenir ce tabou, à savoir que dans les familles arabes, en France, et tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère. » La métaphore de l’un rejoint celle de l’autre, entre le fait de « déposer sur la langue » et de « téter ». La haine des Juifs est de l’ordre de la culture (acquise, familiale) et non de la génétique (innée,).

[4] Comme le souligne fort à propos le sociologue Michel Feher la gauche apparait partagée entre deux « visions du mal secrété par la modernité[4] » – celle qui privilégie le racisme colonial et celle qui privilégie le racisme génocidaire. À la lumière de cette concurrence, l’universitaire belgo-français observe une répartition des engagements face au conflit israélo-palestinien, mais aussi face aux guerres dans le Golfe, en ex-Yougoslavie, au Rwanda ou en Tchétchénie: aux uns, la condamnation de « l’interventionnisme néocolonial », aux autres, la dénonciation de la « démission occidentale, comme à Munich », in Vacarme.

[5] Cf. interview de Jérôme Fourquet sur LCI, le 4 février 2024.

 



L’antisémitisme contemporain amène à des alliances somme toute logiques.
Ici, le frère musulman Tariq Ramadan avec l’indigéniste Dieudonné et le suprémaciste blanc Alain Soral
 

Comme le souligne l'anthropologue africaniste Jean-Loup Amselle, le nouvel antisémitisme tient précisément de son caractère fusionnel pour mixer l’antisémitisme traditionnel et ses ritournelles sur les « Juifs ploutocrates » à un « antisémitisme postcolonial » où Arabes et Noirs seraient unis contre les Juifs au nom d'une « solidarité anti-impérialiste » : « Ce qui unit paradoxalement des idéologues comme Dieudonné et Kémi Séba à des essayistes comme Alain Soral ou à des leaders politiques comme Florian Philippot du Front national, c'est une même haine du mondialisme et la défense d'une sorte de développement séparé, visant à ériger des frontières entre les peuples noir, arabe et blanc.[1] »

L’antisémitisme contemporain est syncrétique pour regrouper dans une haine commune tous ceux qui se réclament de l'islamisme radical chiite (Hezbollah, etc.) ou sunnite (Hamas), de l’ultra-droite suprémaciste mais aussi des mouvances altermondialistes hostiles à Israël et aux Etats-Unis. Le point d’union entre une partie de l’ultra-gauche et l’ultra-droite est bien cette haine commune et obsidionale du libéralisme et des Etats-Unis, reportée, transfert d’animosité et habitus antisémite obligent, sur Israël. L’idée est que la marche du monde serait déterminée par un « complot américano-sioniste » visant à instaurer un « Nouvel Ordre mondial », thèse absurde qui fonctionne parfaitement. Pourquoi ? Parce qu’elle correspond à la demande sociale de segments de la population apeurés par la globalisation (aporie). D'étranges alliances se nouent ainsi entre des intellectuels et activistes noirs-verts-rouges, unis par la seule haine des « sionistes ». Ainsi de Jean Bricmont, un professeur de physique de l'Université Catholique de Louvain (UCL), certes issu de l’ultra-gauche mais qui, outre de dénoncer la sionisation de l’Europe, milite pour la libération du négationniste néo-nazi Vincent Reynouard. Ainsi encore du juriste Jean-Marie Dermagne qui enseigna lui aussi dans cette prestigieuse université catholique et qui fut un temps le conseil de l’ex-humoriste Dieudonné. Faut-il vraiment s’étonner si ce compagnon de route du Parti communiste (PTB), soutier de Poutine et de Xi, relaya sur sa page facebook un post antisémite de Noël Gérard dit Joe Lecorbeau, une figure illustre de la « dieudosphère » et proche d’Alain Soral. On pourrait encore citer le cas de Sébastien Courtoy, cet avocat d’extrême-droite, récemment disparu, récipiendaire de la quenelle d’or et avocat de toutes les causes islamistes, par exemple du terroriste français auteur de l’attentat terroriste contre le Musée juif de Bruxelles.

 

[1] Jean-Loup Amselle, « Dieudonné fait ressurgir un antisémitisme postcolonial », Le Monde, 31 décembre 2013

 



Des Juifs groupusculaires n’hésitent pas à s’afficher avec des antisémites notoires (Dieudonné, Soral, Gouasmi). A gauche,  sur la liste Euro-Palestine en 2004, Olivia Zemor présidente de la CAPJPO. A droite, en 2012, sur la liste « antisioniste », Shmiel Mordehai Borreman, proche du groupuscule religieux Neturei Karta. Depuis le moyen-âge,  des Juifs se sont mis au service des accusateurs.
 

Plus que jamais, les Juifs sous le masque comme de l’antisionisme reste les responsables des malheurs du monde.

 



Le suprémaciste David Dess dénonce l’industrie des OGM comme faisant partie du complot sioniste visant au génocide des « goyim ». Ce message conspirationniste est parfaitement consonant avec une frange non négligeable de l’opinion publique mondiale.

 

XXX

 

Pas plus les Israéliens que les Palestiniens ne sont des nazis ou des fascistes, justes deux peuples en quête de paix, de reconnaissance et de dignité. Gageons qu’avec la suite des accords d’Abraham élargis à la majeure partie du monde arabo-musulman et la création d’un Etat palestinien aux côtés d’Israël, les tensions antisémites s’apaiseront fortement, de l’Orient à l’Occident. Cela signifiera-t-il la fin de l’antisémitisme, rien n’est moins sûr comme l’a confirmé tout récemment la crise de la Covid 19 qui vit les Juifs, contre toute attente, au premier rang des suspects. Concluons avec l’historienne américaine, récipiendaire du prix Pulitzer, Barbara W. Tuchman qui souligne en quoi l’antisémitisme est indépendant de son objet. « Ce que les Juifs font ou omettent de faire n’est pas un facteur déterminant. L’impulsion provient des besoins des persécuteurs et d’un climat politique spécifique [1]».

 

[1] Cite in H. J. Fields, A Torah Commentary for Our Times, vol. 2: Exodus and Leviticus, New York, Union for Reform Judaism, 1990.