2. Antisémitisme VS bouc émissaire

Les Juifs comme boucs émissaires ? Oui et non …

Comme le souligne fort à propos Guillaume Erner, il est courant de voir ramener l’antisémitisme à des motifs d’ordre sociologiques, ce qui ferait de ce phénomène brutal et violent l’expression somme toute banale des conflits inhérents à toute société où s’affrontent intérêts majoritaires et minoritaires. Pour le militant antiraciste Pierre Paraf, par exemple, l’antisémitisme ne serait « rien d’autre que le

vieil appel de la bête, la haine du plus fort contre le plus faible qui cherche à s’évader de sa propre faiblesse, la réaction de la majorité contre une minorité trop différente ».  Même constat pour le père de la sociologie français Durkheim : « Quand la société souffre, écrit-il au moment de l’affaire Dreyfus, elle éprouve le besoin de trouver quelqu’un à qui elle puisse imputer son mal. » Cette cristallisation sur un groupe est naturellement associée au phénomène du bouc émissaire, mis en évidence par René Girard et développé par le sociologue français Yves Chevalier. On rappellera à toutes fins utiles que ce phénomène désigne un mécanisme qui consiste, en cas de conflit ou de difficulté majeurs, à pointer la responsabilité de ces dysfonctionnements sur un individu ou un groupe parfaitement innocent(s). Le tous contre un permet à la collectivité de se resouder à travers le partage d'une émotion haineuse. C’est ainsi qu’au Moyen-âge médian, les Seigneurs tant chrétiens (capétiens) que musulmans (almohades) découvrent que le Juif n’est pas tant un homme qu’un instrument à utiliser, à plumer et à jeter quand il a momentanément arrêté de servir. 



La mort de Jésus : un pacte ourdi entre le diable et les Juifs
où la présence de l’argent n’est pas fortuit.

 


Pourquoi les Juifs ?

Que le Juif fût par excellence le bouc émissaire en Cité chrétienne est une évidence mais cette explication est-elle suffisante ? Certes non. Les Juifs n’ont pas été désignés par hasard. Il revient à l’Eglise de les y avoir préparés sur plus de huit siècles. Explication : les Chrétiens des premiers siècles divisaient ordinairement la population du monde en trois groupes : les païens, les Juifs et les Chrétiens. Or, du jour où la conversion des païens réduisit à néant la Gentilité, les Juifs se sont retrouvés seuls face aux chrétiens. Non sans conséquences, puisqu’ils constituèrent dès lors, le seul élément d’hétérogénéité religieuse, bref la figure presque obligée de l’Autre, de l’étranger proche. Reste que si ce face à face est nécessaire pour comprendre la bouc-émissarisation des Juifs, il est très loin de tout expliquer. Les Juifs ne devinrent pas les boucs-émissaires attitrés de la chrétienté du fait de leur seule « altérité », de leur seule « différence » ou encore « faiblesse » mais pour la simple raison qu’ils étaient… juifs, c’est-à-dire les représentants d’un groupe criminalisé par l’Eglise depuis le 4e siècle. Sous l’empire romain, ils n’étaient (faut-ille souligner) ni réellement « autres », « différents » et « faibles ». Non sans cynisme, les très Romains Pères de l’Eglise plutôt que d’imputer la mort du Christ aux Romains (leurs propres ancêtres païens) qu’ils se devaient de convertir à la nouvelle foi, jugèrent plus utile de porter leurs accusations sur des innocents, les Juifs

Est-ce par hasard si le traitre par excellence des Evangiles s’appelle Judas, soit juif en hébreu (Yehouda) et en latin (Judaeus) ? Evidemment non. C’est par cet habile autant que cynique détournement dans l’ordre des responsabilités que s’initie la tragédie juive. C’est par ce mensonge fondateur, cette infox, que s’ouvre le piège fatal. Coupables ont été les Juifs, coupables ils le resteront.  Et coupables de tout. Si au départ de l’épidémie de peste en France, on commence par soupçonner tous les étrangers et/ou groupes marginaux (les Anglais, les lépreux, les pèlerins, etc.), les accusations se concentrent très vite sur les seuls Juifs. Ceux-ci ne sont pas des étrangers, faut-il le rappeler. C’est leur appartenance au groupe que l’Eglise n’a eu de cesse de qualifier de « peuple déicide » qui les désigne tout naturellement à la vindicte publique.  



Habitus antisémite  (fragilité goy ?)

Suivant cette même logique, quelques siècles plus tard, ce sont les Juifs qui seront érigés par la droite allemande en grands responsables de la défaite de 1918 et, par la droite française, en 1940, de la débâcle de l’armée française devant l’envahisseur allemand.



Nul n’eût même songé à désigner comme responsables de cette défaite historique les immigrés polonais, italiens, maghrébins – ou quelque autre « métèque », pour emprunter au vocabulaire de Charles Maurras, le leader de l’extrême-droite nationaliste française. Les Juifs occupent cette fonction depuis trop longtemps pour ne pas se servir d’eux, une fois de plus, comme réceptacle de la mauvaise humeur collective, du mécontentement légitime du peuple face à l’incurie des dirigeants en place, de l’angoisse mortelle dont s’empare la société à chaque fois qu’un gouffre s’ouvre à ses pieds.  En janvier 1953, c’est au tour de médecins soviétiques d’origine juive d’être cloués au pilori : ils sont ni plus ni moins accusés d’avoir fomenté un complot contre les dirigeants du PCUS – Staline en tête.

Bouc-émissaire un jour, bouc-émissaire toujours : les accusations dont sont victimes les Juifs tiennent à un habitus trop bien ancré dans l’inconscient collectif pour n’être pas exploité génération après génération et crise après crise, ici au niveau étatique, là à l’échelon de groupuscules et faiseurs d’opinion.   

Parmi les dernières crises en date, la panique mondiale générée par la propagation de la COVID19 occupe une place à part.  Epidémie ? Le mot seul suffit à ranimer une fable multiséculaire, celle des Juifs empoisonneurs de puits. C’est cette « population » qui représente 0,02 de la population mondiale -et non les Chinois (18% de la population mondiale et pays d’où a surgi la menace) - qui se trouve mise au banc des accusés.



Dans un schémas classique, les Juifs et non les chinois sont désignés par
nombre d’antivaxx comme les responsables ou bénéficiaires de l’épidémie.
 

En résumé, les Juifs sont devenus les boucs-émissaires de la chrétienté – avec les répercussions que l’on sait- pour quatre raisons :

  1. Le désespoir du peuple face à des conditions de vie insupportables au quotidien -sans oublier les phases de crise ou d’épidémies qui aggravent encore le malheur populaire.
  2. La présence opportune d’un groupe de parias (les Juifs) privés de toute capacité d’autodéfense -l’usage des armes leur est très tôt retirée- , et donc inoffensifs au sens premier du terme ;
  3. Un habitus construit dans la longue durée (déicide) qui pose les Juifs en cause permanente du Mal ;
  4. La conviction selon laquelle l’agression contre ce groupe constitue la meilleure, sinon l’unique solution, à même de rétablir la concorde nationale, voire universelle.