3. Antisémitisme VS xénophobie

L’antisémitisme est-il une manifestation xénophobe ? Oui et non …

La xénophobie a nourri l’antisémitisme, c’est indéniable : les milliers d’immigrés ashkénazes qui sont venus chercher asile en Belgique à la suite des pogroms russes, puis polonais, se sont trouvés en butte à ce type de rejet spécifique. Reste, comme l’atteste la thèse de doctorat de Yasmina Zianque ces Juifs, polonais dans leur grande majorité, furent jugés plus sévèrement que les Polonais de religion catholique arrivés à la même époque qu’eux[1]. Dans un rapport concernant la politique migratoire à l’égard des Allemands, des Polonais et des Russes, l’historienne belge constate que, parmi les trois nationalités citées, leur composante juive – habitus antisémite propre une vieille nation catholique telle que la Belgique- suscite un maximum de réserves.

 

Les Juifs n’étaient et ne sont pas des étrangers

La xénophobie est cette hostilité de principe manifestée à l’égard des étrangers, cette méfiance ressentie par l'homme « de l’intérieur » vis-à-vis de l’homme « du dehors », ce mépris professé envers ce qui n'est pas « de chez soi ».  C’est en cela que l’explication de l’antisémitisme par la xénophobie ne peut être validée : les Juifs sont « du dedans », et dans l’aire arabo-musulmane, pour y avoir été présents bien avant l’installation de l’Islam, et en Occident, où leur présence est avérée dès la République romaine.  Il suffit de lire le Coran pour mesurer l’importance des Juifs dans le Hedjaz où naîtra un jour l’Islam. De l’Irak au Maroc, de l’Italie à la France, les Juifs sont tout sauf des gens « du dehors ». Ce n’est donc ni la haine de « l’étranger » ni la peur irraisonnée de « l’immigré » qui expliquent les malheurs du philosophe juif Moïse Maimonide dans l’Andalousie des Almohades, du capitaine français Alfred Dreyfus dans la France républicaine, du physicien allemand Albert Einstein ou encore du dramaturge Salomon Mikhoels dans la Russie de Staline. Ces quatre illustres figures se voyaient, et s’imaginaient intégrées dans leur société respective. Or, ils ne l’étaient pas au sens plein du terme. Ils étaient certes intégrés mais absolument pas acceptés. Leur statut, sans être celui de l’Etranger, était celui du voisin proche encombrant et indésirable[2]. C’est moins son « altérité » que sa « proximité maligne » qui explique le rejet haineux du « Juif ». C’est René Girard qui, dans La Violence et le Sacré, postule très justement  que les hommes se haïssent et s’entre-tuent moins parce qu’ils sont différents, qu’en raison de leur proximité et ressemblance mêmes.

 

 

[1] Yasmina Zian, Un antisémitisme ordinaire. Représentations judéophobes et pratiques policières (1830-/1930): Représentations judéophobes et pratiques policières (1880-1930), éditions de l’ULB, Bruxelles, 2023.

[2] Russell Jacoby, Les Ressorts de la violence. Peur de l’autre ou peur du semblable ?, Belfond, Paris, 2023.



La ceinture jaune (Islam), le chapeau pointu, la rouelle (chrétienté) et l’étoile jaune (nazisme) sont autant de preuve de la nécessité de distinguer par des signes distinctifs des voisins juifs décidément trop assimilés.
 

… trop bien intégrés

Par ailleurs, l’histoire tourmentée des Juifs en diaspora démontre que l’antisémitisme atteint toujours son acmé dans les périodes où leur intégration semble en voie d’être réalisée - au point de rendre cette population invisible ou presque aux yeux de la majorité de la population. Partage de la langue, partage des usages vestimentaires, partage de la culture. Et voilà que ces « voisins », vis-à-vis desquels on s’était longtemps montré méfiant, voilà que, subitement, on ne les reconnait plus, on ne les distingue plus des autres membres de la communauté... Pour calmer l’inquiétude qui gagne certains, dans les sphères  du pouvoir aussi bien que dans certaines franges de la population, on décide de marquer les Juifs d’un petit signe qui permettra de les repérer aisément. Les princes musulmans sont les premiers à introduire cette marque d’identification. Sous le calife Haroun al-Rachid (807 apr. J.-C.), les Juifs de Bagdad doivent porter une ceinture ou une frange de vêtement jaune. Sous al-Mutawakkil (847-861), ils arborent une pièce de tissu en forme d'âne. En 1005, Hakim le fou ordonne aux Juifs d'Égypte d'accrocher des cloches à leurs habits. En Occident, les rois et les papes adoptent à leur tour ces mesures discriminatoires. On impose aux Juifs tantôt une coiffe en forme de cône pointu (Judenhut / chapeau juif), tantôt un morceau d’étoffe jaune de forme circulaire (rouelle).



Steel engraving by J. Rebel in “Costumes de France” and
drawings by Francois Hippolyte Lalaisse (1810-1884)
 

L’antisémitisme est-il une manifestation xénophobe ? Oui et non …

Nul besoin de rappeler l’obligation faite aux Juifs par Hitler de porter l’étoile jaune. Le Juif, plus vite on le repère, mieux cela vaut. C’est le message du pape de l’antisémitisme français Edouard Drumont bien avant la naissance du nazisme : « tout juif qu’on voit, tout juif avéré est relativement peu dangereux (…) il est possible de le surveiller. Le Juif dangereux, c’est le juif vague, (...) l’animal insaisissable », bref, l’israélite français, l’Allemand ou l’Autrichien de confession mosaïque.

A cet égard, les Juifs berlinois et viennois, si bien assimilés, considéraient avec condescendance les Juifs de l’Est (ostjuden), qui leur renvoyait une image jugée offensante. Le sociologue Wolfgang Schivelbusch remarque ainsi qu’au cours du 19ème siècle les Juifs assimilés, cherchant à « éviter tout ce qui pouvait rappeler de près ou de loin la caricature du “Juif du ghetto” […], sont allés jusqu’à construire un propre contretype juif presque indiscernable de l’image donnée par la propagande antisémite »[1]. En se fondant dans le moule global, adoptant les habits et les habitudes de leurs concitoyens chrétiens, les Juifs espéraient échapper au cycle des persécutions. C’est peut-être le but inverse que, par ces moyens, ils auraient atteint comme en témoigne cette caricature allemande datant d’avant la Première Guerre mondiale.

 

[1]  Martine Benoît, « Le phénomène de « haine de soi juive » : de la douleur d’être Juif en Allemagne (1867-1933) », Cahiers d’Études Germaniques, 77 | 2019, 149-158, page 16.



En dépit de son volonté affichée de ressembler à un « Aryen »,
le Juif est plus proche du singe que le « nègre » (carte postale allemande)
 

L’antisémitisme est-il une manifestation xénophobe ? Oui et non …

C’est effectivement la figure du juif diplômé qui suscita auprès des nazis la haine la plus vive et la plus tenace.  Rares furent les Juifs allemands à oser questionner la prétendue symbiose judéo-allemande. Moritz Goldstein, intellectuel sioniste berlinois, percevant très vite les limites du modèle, n’hésita pas à en critiquer les déplorables performances : en 1912, dans un essai provocateur intitulé Deutsch Judischer Parnass et publié dans la revue littéraire Kunstwart, il écrivait «  les Germains de pure souche pourront se hérisser autant qu'ils le voudront (avec une logique tout à fait germanique) en se prétendant dépositaires de tout ce qui est bien et en attribuant aux Juifs tout ce qui est mauvais: ils ne pourront jamais supprimer le fait que la culture allemande est aussi, pour une partie non négligeable, une culture juive (…). Nous Juifs, ajoutait le pamphlétaire, nous gérons le patrimoine spirituel d'un peuple qui nous dénie le droit et la capacité de le faire.» Cette volonté farouche des Juifs allemands de se fondre dans la culture de leur pays, fut à l’origine d’amères déconvenues. En raison-mêmes d’efforts constants et méritoires, ils n’en furent que toujours plus détestés.