La question de l’antisémitisme est-elle hors sujet en Belgique ?


En Belgique l’antisémitisme est une non-question, un angle mort. Le monde politique, comme les instances médiatiques et académiques du pays préfèrent ignorer le phénomène, pourtant en régulière progression, plutôt que de l’analyser et de l’affronter avec lucidité et courage. Le sujet, il est vrai, est dérangeant. Il pourrait diviser, déplaire à certaines franges de la société, provoquer des remous et des dérapages, laisser des traces indélébiles. La Belgique est terre de consensus, ne l’oublions pas, elle ne pratique pas volontiers le débat. La tuerie du musée juif de Belgique, survenue en 2014, aurait pu être l’occasion d’une prise de conscience générale. Or, celle-ci ne s’est jamais produite. Les lieux communautaires juifs -crèches, écoles, centres culturels et cultuels, mouvement de jeunesse- ont beau eu faire l’objet d’une protection policière accrue, la raison profonde de ces mesures de protection, à savoir le retour de la violence antisémite, n’a pas été posée – et ne l’est toujours pas depuis. Ce déni du réel n’est pas propre aux pouvoirs publics, répétons-le. Il concerne aussi les médias et l’institution universitaire. Quand bien même les sciences sociales seraient concernées au premier chef par le racisme, quelles que soient les formes qu’il revête ou affecte, l’université belge rechigne à envisager l’antisémitisme comme un sujet d’études à part entière. Cette cécité a pour nous trois explications.

 

Cécité forcée : Les enquêtes statistiques, c’est-à-dire quantitatives, exigent des budgets quasiment identiques que ce soit à l’échelle d’un pays comme la France (67 millions d’habitants) ou d’entités telles que la Flandre ou la Fédération Wallonie-Bruxelles (4,5 millions d’habitants). On comprend dès lors les réticences à engager des fonds importants sur des problématiques jugées soit contrariantes (cécité volontaire) soit subsidiaires (cécité involontaire).

 

Cécité involontaire : Les spécialistes du racisme paraissent prisonniers de biais cognitifs qui les empêchent de prendre la pleine mesure de l’antisémitisme :

 

  1. Les logiciels progressistes, néo comme postmarxistes, n’aident pas à la compréhension du phénomène qui nous occupe. Selon leurs critères, les Juifs, identifiés, en Occident, à la bourgeoisie libérale et, au Moyen-Orient, au colonialisme européen, se sont d’eux-mêmes assignés à la blanchité, norme qui les rendrait inéligibles au statut de victimes du racisme. On songe à la thèse du philosophe marxiste Alain Badiou pour qui l'antisémitisme ne serait en réalité qu'une construction politique destinée à protéger Israël de tout espèce de critique – quand elle ne servirait pas, tout bonnement, à discréditer des hommes politiques anticapitalistes, tel qu’un Jeremy Corbyn. Selon ces mêmes logiciels, l’antisémitisme ne serait qu’une relique du passé. Etant historiquement le fait de l’extrême-droite, le phénomène antisémite serait appelé à disparaître puisque l’extrême-droite reporterait ses pulsions racistes et xénophobes sur les musulmans, nouveaux boucs émissaires des sociétés post-modernes. Selon ce schéma tronqué, les musulmans des banlieues de l’Islam, de Bruxelles à Gaza, seraient les nouveaux et véritables Juifs -quand ils ne sont pas carrément assimilés à la figure du Christ, lui-même victime de la « vindicte » juive.


Le Juif Jésus est plus qu’à souhait associé à la Palestine,
y compris dans le quotidien catholique « La Libre Belgique » (dr.).
Carlos Latuff, caricaturiste antisémite altermondialiste (g.)

D’aucuns, tel Alain Brossat, vont en effet jusqu’à poser les Juifs et les Israéliens en principaux responsables des campagnes de stigmatisation des musulmans. Juifs et sionistes reporterait leur colère contre les immigrés et les Palestiniens. Ce psychologisme d’école primaire (« les enfants battus deviennent à leur tour des parents battants ») est évidemment contredit par les faits. L’antisémitisme, l’actualité est là pour nous le rappeler, est loin d’avoir baissé pavillon.  

b. La plupart des chercheurs en Sciences sociales sous-estiment le poids des habitus et héritages ethnoculturels. Vision antifasciste oblige, ils ne reconnaissent d’autre antisémitisme que celui qui est issu de l’extrême-droite blanche. Parce qu’ils sont les premières victimes des discriminations, les citoyens d’origine maghrébine, turque ou africaine seraient en quelque sorte immunisés contre le racisme et l’antisémitisme - d’où des enquêtes qui n’envisagent ces populations que sous le seul angle victimaire.

En Belgique, l’heure est, sinon au déni, du moins à l’omerta. Cela est vrai des instituts de recherche universitaires comme des associations spécialisées dans la lutte contre le racisme et/ou l’antisémitisme. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la profession de foi du Collectif des progressistes belges contre l'antisémitisme, une page Facebook administrée par Manuel Abramowicz. Pour ce militant issu de l’ultragauche trotskyste, l’antisémitisme est unidimensionnel. Il est une pure création de la droite :  «Politiquement, l'antisémitisme européen s'est développé dans l'Histoire au sein des mouvements nationalistes catholiques et dans des partis de droite, conservateurs et d'extrême-droite (…) Il n'y a pas d'antisémitisme de gauche, mais un antisémitisme à gauche. En effet, quelques militants et une petite brochette d'intellectuels socialistes et communistes (souvent après avoir eu une éducation catholique) se sont engouffrés dans l'exploitation des théories conspirationnistes anti-juives ». Quant à un hypothétique antisémitisme arabo-musulman, il n’est jamais évoqué que pour être relativisé : « L'antisémitisme … a été structuré dans les religions également, chez les catholiques, chez les protestants, les orthodoxes grecs, russes et roumains, chez les musulmans, chez les bouddhistes... ».

Les historiens qui travaillent sur l’antisémitisme de gauche, socialiste, anarcho-syndicaliste ou soviétique, apprécieront l’analyse - tout comme les bouddhistes bien maladroitement stigmatisés. Le MRAX, l’association de référence de lutte contre le racisme et l’antisémitisme en Belgique, semble lui aussi bien embourbé dans ses contradictions. Ses très rares communiqués relatifs à l’antisémitisme témoignent au mieux d’une grande cécité, au pire d’une mauvaise foi confinant à l’absurde.  En date du 16 avril 2018 l’association fait paraître un communiqué relatif à l’assassinat de Mireille Knoll et intitulé « De la nécessité de bien distinguer l’essentiel de l’accessoire ». Ce titre pourrait prêter à sourire, n’était la sauvagerie du crime dont a été victime Mireille Knoll. Sur près de quarante-deux lignes, en effet, il n’est question dans le communiqué du MRAX que de Viktor Orban et de sa phobie des musulmans. Pas la moindre allusion à l’assassin de madame Knoll, Yacine Mihoub, ni aux conditions atroces de l’assassinat de cette rescapée de la Shoah, lardée, à l’âge de 85 ans, de onze coups de couteau. Victime du même aveuglement, le site du MRAX a évidemment fait l’impasse sur le procès Nemmouche, auteur de l’attentat du musée juif de Bruxelles. De son côté, UNIA, institution publique qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité des chances en Belgique, ne peut se targuer d’un bilan plus positif. Son refus de poursuivre les responsables du carnaval d’Alost, manifestation qui se signale année après année par des débordements antisémites notoires, témoigne de cette même politique de déni à l’égard des actes antijuifs.  

 

Cécité volontaire : ignorer l’antisémitisme à l’heure d’une recrudescence spectaculaire des violences antijuives à travers le monde revient à nier l’évidence. Les statistiques montrent que, depuis 2000, en Belgique comme partout en Europe, les actes antisémites sont statistiquement plus fréquents que les actes antimusulmans. En dépit de leur « gentrification » et de leur « blanchitude » supposée, le statut symbolique des Juifs n’a jamais varié en Occident. Les boucs émissaires d’hier restent ceux d’aujourd’hui et, circonstance déroutante, leurs agresseurs ne sont pas ceux que nos scientifiques, journalistes ou encore professionnels du racisme espéraient pouvoir dénoncer. Les auteurs des seize attentats et crimes antisémites survenus en Europe depuis 2000, de Merah à Nemmouche, sont, sans exception, des personnes racisées - pour utiliser la terminologie wokiste. « Les convictions sont des ennemies de la vérité plus dangereuses que les mensonges », comme l’a si bien écrit Friedrich Wilhelm Nietzsche.