Les Juifs, sont-ils des ‘Blancs’ ?


Par Balázs Berkovits

Comment les Juifs en sont-ils venus à être définis comme « blancs » par un certain type de discours critique en vogue aujourd’hui ? Pourquoi semble-t-il si important au sein de ce discours de pouvoir qualifier les Juifs de dominants ou de privilégiés – et Israël d’entité coloniale pratiquant un apartheid motivé par un suprématisme juif et blanc ? La « blanchité » symbolise le statut majoritaire et la domination renvoyant à une entreprise de conquête et de soumission d'autres groupes ethniques/nationaux. En ce sens, lorsque les Juifs sont qualifiés de « blancs », voilà qui a certainement une saveur particulière.

 Des théories traitant du phénomène raciste ont émergé à l’intérieur des sciences sociales aux Etats-Unis il y a une trentaine d’années, dont la visée était la déconstruction (et la reconstruction) de la catégorie de ‘blanc’, jusqu’alors supposée neutre et essentialisée (‘critical whiteness studies’, ‘critical race theory’). Cette entreprise a souvent été réalisée en écrivant l'histoire sociale de la ‘blancheur’ : la manière dont les Italiens, les Irlandais, les Russes et d'autres nationalités d'Europe, qui sont venues s’installer en Amérique lors des différentes périodes, sont devenues ‘blanches’, avec en toile de fond, la discrimination raciale persistante de la population noire. Ces théories s’efforçaient donc de distinguer la blancheur de sa signification simplement « perceptuelle », qui relèverait d’abord de la couleur de peau. En ce sens, des personnes ou des groupes peuvent de fait devenir blancs, la blancheur étant quelque chose qui peut être atteinte par un processus historique d'acculturation/assimilation, qualifié et interprété par les méthodes de l'histoire sociale. Dans cette perspective, il arrive qu'une minorité autrefois opprimée soit acceptée dans la culture et la société majoritaires. Toutefois, ces théories ont également contribué à la solidification d’une pensée en termes de « couleurs » et de « races », tout en constituant une espèce de discours critique centré sur les mêmes notions.

 

Blancheur et intégration sociale

Ces approches conceptuelles, ensemble avec la théorie postcoloniale, la théorie intersectionnelle, toutes redevables aux politiques identitaires en vogue, et maintenant « woke », auraient également opéré une sorte de changement de paradigme en ce qui concerne l’évaluation des processus d'intégration sociale. Auparavant, les minorités étaient encouragées à devenir une « sous-culture », ce qui passait par un éloignement de la périphérie de la société et l’adoption des valeurs de la majorité, mais cela n’empêchait pas la préservation de traits culturels distinctifs et idiosyncrasiques. Maintenant, avec le passage d'un paradigme « pluraliste » et « multiculturel » à un paradigme « décolonial » couplé avec une conscience plus en plus aiguë de « race » et de « couleur », l'assimilation et l'acculturation ont perdu de leur cachet antérieur et sont devenus l’objet d’une critique récurrente, d’autant plus que la société ‘blanche’ a été représentée comme fondamentalement raciste.

Indubitablement, dans ce type de discours où la société majoritaire, « blanche », y est caractérisée comme essentiellement raciste et où la blancheur est comprise sur un mode critique, l'évaluation des processus d'acculturation et de mobilité sociale y est renversée : ceux-ci sont désormais considérés comme des phénomènes négatifs. La représentation des Juifs en tant que minorité qui a réussi ne pouvait dès lors plus trouver sa place au sein de cette nouvelle constellation, quand la préférence est donnée à des groupes, espèce de « contre-cultures », qui se comprennent en stricte opposition à ce qui est considéré comme la culture majoritaire. « À une époque où l'impératif moral est d' ‘être moins blanc’, il n'y a pas d'identité plus pernicieuse que celle d'un groupe minoritaire autrefois impuissant qui, plutôt que de se joindre à la lutte pour démanteler la blanchité, a opté pour celle-ci »[1]. Ces réévaluations donnent l'impression que les Juifs sont en fait devenus partie intégrante de la majorité oppressive des sociétés multiculturelles, dans lesquelles les personnes de couleur sont opprimées sur une base raciale. Cette perception des Juifs comme des Blancs est renforcée par l'image d'Israël, une entité prétendument étrangère au Moyen-Orient, imaginée sur le modèle des implantations historiques de colons blancs[2].

 

Les Juifs et la blancheur

Le discours sur la « race » ayant gagné du terrain, jusqu’à s’imposer comme l’idiome naturel d’une critique et d’un militantisme social, les Juifs se trouvent pris dans un étau et un nœud indémêlable d’injonctions contradictoires. Pour la nouvelle droite extrême (comme on l’appelle aux Etats-Unis : ’alt-right’) et les courants abritant un type traditionnel de racisme et d’antisémitisme, les Juifs ne sont jamais suffisamment blancs ; en même temps, ils ne le sont toujours que trop pour les militants de la justice sociale et les critiques de la « blanchité », qui nient non seulement la menace de l'antisémitisme, mais accusent les juifs d'être racistes, en raison de leur blanchité même, supposée non reconnue mais pourtant évidente.

Il convient de noter que le concept de « blanchité » demeure quelque peu obscur. En effet, il agrège différentes significations, dont certaines se contredisent ouvertement. Ses tensions internes apparaissent clairement dans le cas où l'on considère que les Juifs deviennent blancs (au sens socio-économique), tout en supposant qu'ils ont toujours été blancs (au sens « racial », concernant la couleur de la peau[3]) - cette dernière condition étant considérée comme un préalable essentielle à l’intégration véritable. La circularité de cet argument est évidente, comme on le voit dans le livre pionnier de Karen Brodkin sur la « blanchité juive », dans lequel l’expression « Euro-ethniques » semble se référer implicitement à la couleur de la peau, subvertissant la thèse originale selon laquelle la blancheur est une construction historique.[4]

 Malgré, ou peut-être grâce à ces ambiguïtés, l'étiquette ‘blanche’ produit à la fois un effacement – puisque la qualification annule par définition le statut minoritaire d'un groupe – et une critique très vive – puisque la majorité blanche est dénoncée avec insistance comme raciste, ou du moins comme bénéficiant d'un « racisme systémique », quand bien même ce serait à son insu. Puisque ‘blanc’ est devenu l'un des concepts les plus importants de la critique contemporaine, quand celle-ci s’attaque par exemple au « privilège blanc » ou à la « suprématie blanche », on ne peut pas considérer anodin l’étiquetage de personnes ou de groupes comme tels. Au contraire, le fait d'assimiler les Juifs à la blancheur ainsi conçue révèle une ambition politique claire : affirmer que la question fondamentale est raciale, même dans les sociétés occidentales contemporaines ; et, en outre, que cette question raciale fondamentale est avant tout celle d’un partage entre les Blancs et les Noirs / personnes de couleur, et donc que tout le reste devrait être considéré comme négligeable. Ainsi, les caractéristiques particulières de l'antisémitisme, c'est-à-dire tout ce qui le rend différent du racisme, sont invisibilisées.

Le cadre conceptuel de la blanchité produit un double effet quand il s’applique aux Juifs. Il aide d’abord à prouver que les Juifs ne sont plus une minorité, puisqu'ils sont dépourvus de ‘couleur’, effaçant ainsi leur existence groupale et l'antisémitisme dont ils continuent d’être victimes : ils sont déclarés obsolètes, quasi inexistants. En second lieu, quand la critique et l’accusation s’intensifient, il suggère que les Juifs sont en fait les oppresseurs paradigmatiques, puisqu'ils sont affublés de la couleur qui les catégorise comme tels. En revanche, il est intéressant de remarquer que, contrairement à d'autres ‘ethnies blanches’, les Juifs peuvent encore être identifiés comme un groupe clairement défini au sein de la collectivité ‘blanche’.

 

La race et la blanchité arrivent en Europe

Quand la thématique de la blanchité juive est transplantée en Europe, ses manifestations sont caractérisées par une opposition aux musulmans. Le schème interprétatif de la succession temporelle domine, dans lequel l'antisémitisme appartient au passé, tandis que le racisme contemporain se manifeste presque exclusivement par l'islamophobie[5].

La perspective « décoloniale » de Houria Bouteldja[6], fondatrice du Mouvement des indigènes en France, est l’expression la plus radicale de cette position. Elle ne se limite pas à considérer que les Juifs sont blancs, ce qu'elle interprète comme un « choix » de leur part, mais les exhorte en plus à se débarrasser de cette assignation à la blanchité. Dans son esprit, les « Indigènes » et les Blancs se font face depuis le début de l'époque coloniale, à la manière de deux blocs inamovibles. Entre les deux se trouvent les Juifs : en se fondant pleinement dans la majorité blanche, ils auraient trahi leur condition originelle de non-blancs. Désormais « blanchis », ils seraient devenus les « dhimmis de la République ». À cet égard, Bouteldja ne met pas tant l'accent sur l'intégration sociale des Juifs et leur statut économique élevé dans le monde occidental : le plus important pour elle, c'est leur intégration politique au sein d’une société, ou plutôt d’un système mondial (comprenant Israël) qualifié de blanc et de « raciste ». Les Juifs, en tant que sionistes, seraient instrumentalisés par le colonialisme blanc et ainsi temporairement exemptés de l'antisémitisme et du racisme blancs.

 

La critique des « Juifs blancs »

Le thème du blanchiment des Juifs semble renvoyer à certains programmes critiques antérieurs aux sciences sociales, tels que la critique des Lumières à l'égard des « mœurs juives et du sous-développement civilisationnel », ou aux critiques antisémites ultérieures de la modernité maligne et de la « mentalité de profiteur ». L'émancipation acquise, les critiques en sont venues à être formulées en termes d'avantages juifs injustifiés ou de « surreprésentation juive ». Elles tendaient alors à accuser les Juifs d’exercer une influence pernicieuse sur certaines parties, voire sur l’ensemble de la société majoritaire (un écho de ces critiques reste perceptible dans les théories du complot d'aujourd'hui). Comment la critique des ‘Juifs blancs’ se rapporte-t-elle à ces tropes ? Comment la ‘proéminence’, l'‘exceptionnalité’, la ‘domination’ juives sont-elles réinterprétées dans la critique contemporaine ?

Il a déjà été solidement établi que la mémoire de la Shoah et ce que certains perçoivent comme la « primauté indue » de la souffrance juive dans la mémoire collective se sont constituées en enjeux majeurs de nombreuses discussions informées par un agenda postcolonial[7]. Mais cette idée d’une supposée position privilégiée de la mémoire juive face à d'autres souffrances humaines s’est récemment trouvée complétée par l'énumération d'autres privilèges. Sont alors listés : la position des Juifs dans la structure de classe; l'absence de discrimination à leur égard, contrairement à d'autres minorités (visibles) ; le prétendu déclin  de l'antisémitisme dans le monde occidental ; et même la « protection renforcée » qui seraient indûment accordée par les autorités étatiques.

Pour les « spécialistes » de la blanchité, la mobilité sociale des Juifs est le signe de la  « trahison » d'une position minoritaire authentique, de l'alliance avec le système capitaliste[8], de l'identification sans réserve avec l'Amérique blanche[9] et même de l’adoption explicite du racisme anti-noir[10]. Cette critique, en aiguisant le bord critique contenu dans « blanc », fait bien davantage que dénoncer l’existence de privilèges illégitimes ou d’une intégration sociale non méritée. Elle met en évidence une « contribution » éthiquement encore plus condamnable : les Juifs sont censés avoir contribué à la solidification de la domination raciale et économique des Blancs, non seulement en démontrant qu'il est en fait possible pour une minorité de réussir[11], mais aussi en devenant effectivement racistes.

 

Les Juifs comme super-blancs

Lorsque les Juifs deviennent blancs dans le discours et l'interprétation, ils sont considérés comme des Blancs, et rien d'autre, d'où la "politique de l'invisibilité juive"[12]. Mais le problème est plus profond, car les Juifs ont tendance à devenir l'incarnation des Blancs, auquel cas les stéréotypes séculaires de la domination juive redeviennent prévalents, mais cette fois atténués ou déguisés par la critique de la ‘blanchité’. « En particulier, l'association des Juifs au pouvoir, en tant que trope antisémite, a pour fonction de classer les Juifs non seulement comme ‘Blancs’, mais aussi comme exemplifiant ou incarnant ‘la blanchité’. Dans la mesure où la judéité n'est pas comprise comme une catégorie matériellement distincte de la blanchité, le fait de ne pas considérer les Juifs comme un cas d'identité marginalisée n'est pas intuitivement ressenti comme un manque »[13].

Par conséquent, dans les discours sur la ‘blanchité juive’, les Juifs cessent non seulement d'occuper une position minoritaire, mais ils en viennent également à jouer le rôle de l'archi-dominant. Le concept de ‘blanchité’ colonise le ‘juif’, et déclenche ainsi automatiquement la critique de ce dernier. Sous couvert de la critique du pouvoir et de la domination, elle se présente comme une désignation apparemment non antisémite. Mais il faut aussi prendre en compte l'effet inverse, à savoir que le ‘juif’ non seulement renforce le ‘blanc’, mais devient le ‘super-blanc’ : la signification de la catégorie ‘blanc’ se trouve modifiée par l’inclusion du ‘juif’. Lorsque ‘juif’ et ‘blanc’ sont associés dans le discours, c'est le contenu antisémite de ‘juif’ qui est mis en avant. Et lorsque la critique apparemment ‘progressiste’ du pouvoir et les stéréotypes antijuifs se croisent, le ‘Juif’ se trouve doté de toutes les caractéristiques propres à l'histoire de l'antisémitisme.

 « L'antisémitisme se manifeste fréquemment par une préoccupation concernant une présumée hyperpuissance juive. Alors que les Blancs sont souvent considérés comme une catégorie non marquée (de ‘simples’ individus), la judéité est une identité très marquée – et ses marqueurs sont très souvent centrées sur les croyances concernant le pouvoir, la domination ou le contrôle social des Juifs. » [14]

D'une part, le discours sur la ‘blanchité juive’ nie ou relativise l'importance des Juifs en tant que minorité, l'événement et la mémoire de la Shoah, ainsi que le phénomène antisémite, en les neutralisant et en les rendant invisibles ou sans importance. Car, dans le nouveau type de discours racial, les porte-parole des minorités se définissent exclusivement en termes de ‘couleur’, et renvoient à la signification perceptuelle de la blancheur, en affirmant que le racisme et la discrimination ne peuvent être dirigés que contre les personnes de couleur. Mais, d'autre part, ce discours affirme que les Juifs sont exceptionnels, privilégiés, dominants, oppressifs et coloniaux (‘blanc’ n'exprime alors pas quelque chose de neutre, mais représente au contraire des privilèges, une domination et une pleine appartenance à la société raciste majoritaire).

 

L’Etat d’Israël et la ‘blanchité’

Le trope des ‘Juifs blancs’ devient également significatif pour une autre raison, car dans le mode critique/accusatoire, il représente un dualisme supplémentaire. Il désigne non seulement une position privilégiée dans la structure des inégalités (par exemple un statut socio-économique élevé dans les sociétés occidentales) et l'alliance avec la majorité et le pouvoir, mais aussi la nature ‘coloniale’ d'Israël, un pays fondé par des Européens au Moyen-Orient, et son statut supposé exceptionnel, incarné par son ‘impunité’ sur la scène mondiale. Ces deux significations entremêlées, par des liens explicites ou des associations implicites, véhiculent l'image d'un privilège et d'une domination mondiale.

L'étiquetage des Juifs comme blancs est essentiel pour comprendre pourquoi tant d'attention critique est dirigée aujourd'hui envers Israël et le sionisme. En effet, la critique est loin de s'adresser uniquement à Israël en tant que tel, puisqu'elle est toujours, au moins tacitement, construite en conjonction avec la critique des Juifs[15]. Bien entendu, la plupart du temps, la critique d'Israël n'est pas celle de l'État empiriquement existant. Elle provient plutôt du fait que la dénonciation d'Israël représente un élément d'une vision idéologique du monde, une sorte de shibboleth, qui signale sans équivoque un positionnement dans le camp ‘progressiste’, ou, « un code culturel » indiquant l’appartenance au camp du bien et de l'universel[16]. Israël est devenu un symbole de domination et de privilège, bien loin de son histoire compliquée et de sa position singulière au Moyen-Orient. Mais le fait qu'Israël soit pointé du doigt et que l'antisionisme soit devenu probablement l'idiome critique le plus populaire (englobant et/ou symbolisant ce qui est maintenant partout formulé comme une critique sociale et politique), est dû à la perception des Juifs comme blancs. La critique d'Israël se nourrit de la critique des Juifs en tant que ‘blancs’, et vice versa.

 

La « blanchité » appliquée aux Juifs

Le discours sur la « blanchité » est né aux États-Unis, où, contrairement à l'Europe, la couleur et la classification raciale occupent une place centrale aussi bien dans l’administration que dans le débat public. Mais son influence croît sur le vieux continent, où la nouvelle (auto)compréhension raciale des groupes sociaux et la critique basée sur les « origines raciales » gagnent du terrain, soutenues depuis le milieu universitaire par les tenants de la ‘critical race theory’ et de la ‘critical whiteness studies’.  C’est dans ce cadre conceptuel fortement idéologique qu’il est affirmé que les Juifs, du moins les Juifs ashkénazes, qui constituent effectivement la majorité des Juifs américains (mais leur cas est traité comme un paradigme extensible à tous les autres groupes juifs du monde), sont incontestablement blancs. Cela revient à éclipser leur ancien statut de minorité ethnique et religieuse, ainsi que leur histoire européenne de persécution extrême culminant avec la Shoah. La « blanchité » des Juifs est ainsi supposée être le point final d'un processus historique empiriquement vérifiable après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la discrimination à leur encontre et l'antisémitisme ont progressivement diminué aux États-Unis. Certes, le nombre sans cesse croissant d'attaques antisémites au cours des deux dernières décennies réfute fermement cette dernière supposition, mais ce phénomène n’est reconnu qu'à contrecœur, ou souvent qualifié de « non systémique ».

Mais la qualification de « blanc » n'est pas seulement destinée à exprimer que les Juifs ne seraient plus victimes de racisme, ou du moins de ‘racisme systémique’, puisqu'ils ne sont pas discriminés pour des motifs ethniques ou religieux ; c’est aussi un moyen d’affirmer qu'ils jouissent du ‘privilège blanc’, et que, dans de nombreux cas, ils participent même activement au maintien de ce ‘racisme systémique’ dirigé contre les personnes de couleur.  

 

Israël en tant qu'État colonial

Il semble que le fait de traiter Israël comme un État « colonial » soit censé fournir la justification ultime pour le soumettre à la critique et aussi pour légitimer la lutte palestinienne sous toutes ses formes en tant que mouvement anticolonial. Cette présentation d'Israël a pour but d'accentuer le fait que la lutte n'est pas entre des nationalismes concurrents, mais entre le conquérant, d'une part, et le conquis, le déplacé, l'occupé, d'autre part. Qualifier Israël d'État colonial (ou de colonie de peuplement) est un exemple de l'utilisation exclusivement normative et délégitimante de concepts autrefois analytiques : sous le couvert de l'analyse et de l'interprétation, un agenda politique est poursuivi. « La description d'Israël comme un ’État colonisateur’ est aujourd'hui fréquemment utilisée. Il ne s'agit pas simplement d'une nomenclature savante, mais d'un concept aux implications politiques. Beaucoup en tirent la conclusion que si Israël est un État colonisateur, il est illégitime, n'aurait pas dû être créé et devrait donc peut-être cesser d'exister »[17].  C'est précisément le nœud du problème : une grande partie de la recherche universitaire sur Israël a progressivement perdu son ambition scientifique en adoptant un objectif exclusivement politique : la désignation d'un État comme « colonie » joue un rôle déterminant dans cette guerre théorico-politique, car elle comprend intrinsèquement l'illégitimité de cet État et appelle à sa fin. C'est le cadre colonial dans lequel toute l’histoire d’Israël est comprise (et non seulement celle des territoires occupés de la Cisjordanie après 1967) qui crée une opposition binaire : l'inégalité absolue des relations de pouvoir ainsi que l'image des colons en tant qu'envahisseurs illégitimes s'efforçant d'éliminer les indigènes. A cet égard, on peut parler de postulats assez généraux, voire d'axiomes, adoptés par ces analyses, qui semblent constituer un schéma immuable et essentialisé. En revanche, la recherche historique authentique nous dit le contraire. Comme le dit l'historien israélien de gauche Zeev Sternhell : « Si la Palestine juive de l'époque du Mandat ne reposait sur aucun des traits caractéristiques d'une société coloniale - l'exploitation d'une main-d'œuvre autochtone, la confiscation des richesses naturelles du pays, un monopole du pouvoir politique qui créait deux classes différentes d'habitants, les citoyens et les autres qui n'avaient aucun droit -, elle ne pouvait pas être une société coloniale. La vérité est plutôt l'inverse : pour construire une nation, les Juifs de Palestine se sont constitués en une communauté autosuffisante et fermée. » [18] Lorsqu'il s'est avéré qu'Israël ne pouvait pas être simplement interprété dans le cadre du colonialisme, un « nouveau paradigme » lui a été appliqué, celui de « colonie de peuplement ». Les adeptes de ce paradigme appellent une « distinction clé entre le colonialisme et le colonialisme de peuplement [...] le premier s'organise autour d'une logique d'exploitation tandis que le second se caractérise par une logique d'élimination. Contrairement au colonisateur qui recherche le travail des colonisés, le colonisateur sédentaire recherche plutôt leur terre, avec l'élimination des autochtones, tandis qu’il tente de les remplacer ».[19]

Selon Patrick Wolfe, cette logique éliminatoire est inhérente et absolument primordiale dans le colonialisme de peuplement. Dans ses nombreux articles, Wolfe souligne que le colonialisme de peuplement est une « structure », c'est-à-dire qu'il est permanent dans l'espace et dans le temps, et qu'il reste inchangé jusqu'à la décolonisation : « dans la « compréhension systématique du colonialisme de peuplement en tant que programme historique d'élimination, […] la nécessité de la violence apparaît comme intrinsèque au projet »[20]. Cette affirmation qui est surtout à l’usage dans le cas d’Israël, vise à convaincre le lecteur que même s'il n'y a pas de conflit ou de guerre à proprement parler, le génocide est commis en permanence. Evidemment, cela va à l'encontre de toutes des règles de base de toute observation empirique, qui devraient toujours inspirer l'écriture historique et politique, et a fortiori de toute éthique de recherche.

 

[1] Pamela Paresky, , "Critical Race Theory and the Hyper-White Jew", Sapir, vol. 1, printemps 2021, https://sapirjournal.org/wp-content/uploads/2021/04/Sapir_VolumeOne.pdf.,  p. 23.

[2] La revue académique Settler Colonial Studies, fondée en 2010, a déjà publié trois numéros spéciaux sur Israël ; de manière générale, près d'un tiers des articles de ces 10 années traitent exclusivement d'Israël, et certainement beaucoup plus le mentionnent au moins dans une perspective dite comparative.

[3] Pour plus de détails sur la nature équivoque de la conception de la "blanchité", voir Peter Kolchin, "Whiteness Studies : The New History of Race in America ", The Journal of American History, vol. 89, n° 1, 2002 ; Balazs Berkovits, " Critical Whiteness Studies and the Jewish Problem ", Zeitschrift für kritische Sozialtheorie und Philosophie, 2018 ; 5(1) : 86-102.

[4]  Karen Brodkin, How Jews Became White Folks, Rutgers University Press, 1998, 36.

[5] Matti Bunzl, Anti-Semitism and Islamophobia : Hatreds Old and New in Europe, Chicago, IL : University of Chicago Press, 2007. Pour une analyse perspicace et critique de cette tendance, voir : Glynis Cousin & Robert Fine, "A Common Cause. Reconnecting the Study of Racism and antisemitism", European Societies, 2012, Vol. 14, No. 2, 166-185.

[6] Les Blancs, les Juifs et nous . Vers une politique de l'amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016.

[7] Par exemple : Philip Spencer, "Imperialism, Anti-Imperialism and the Problem of Genocide, Past and Present", History, 2013 ; Balázs Berkovits, "Social Critique and the Jewish Problem", in : Alvin Rosenfeld (ed.) : Anti-Zionism and Antisemitism. The Dynamics of Delegitimization, Indiana University Press, 2019.

[8] " If not instances of outright racial hostility, Baldwin was suggesting, much Jewish wealth (even when relatively modest) was generated through catering to captured black markets ". (Jane Anna Gordon, "What Should Blacks Think When Jews Choose Whiteness ? And Ode to Baldwin", Critical Philosophy of Race, Vol. 3, No. 2, 2015, 231.) ; "Jews being the beneficiaries of “the racial metaorganization of American capitalism" (Brodkin, p. 178).

[9] "In the main, argued Baldwin, Jews and their white Christian counterparts embraced a U.S. identity that made them sentimentally fond of a polity that created unique life chances for them and were therefore disinclined to grapple with historical policies and patterns that made the United States that blacks inhabited very different" (" What Should Blacks Think When Jews Choose Whiteness ? And Ode to Baldwin ", Critical Philosophy of Race, vol. 3, n° 2, 2015, 232).

[10] Pour l'accusation des Juifs de racisme anti-noir dans l'industrie cinématographique, voir l'ouvrage très controversé de Michael Rogin, Blackface, White Noise : Jewish Immigrants in the Hollywood Melting Pot, Berkeley, University of California Press, 1996.

[11] "The construction of Jewishness as a model minority is part of a larger American racial discourse, in which whiteness, to understand itself, depends upon an invented and contrasting blackness as its evil (and sometimes enviable) twin" (Brodkin, 1999, p. 151).

[12] Schraub, "White Jews : An Intersectional Approach ", Revue AJS , volume 43, numéro 2, novembre 2019, p 18.

[13] Schraub, 5-6.

[14] Schraub, 6.

[15] Voir par exemple : Danny Trom, La France sans les Juifs, PUF, 2019.

[16] Shulamit Volkov, "Readjusting Cultural Codes : Reflections on Anti-Semitism and Anti-Zionism", Journal of Israeli History : Politics, Society, Culture, 25:1, 2006, 51-62.

[17] John Strawson, “A Personal Reflection”, http://fathomjournal.org/the-word-crimes-controversy-6-a-personal-

reflection-by-john-strawson/

[18] Zeev Sternhell, “In Defence of Liberal Zionism”, New Left Review, No. 62. (2010), 110.

[19] Rachel Busbridge, “Israel-Palestine and the Settler Colonial ‘Turn’: From Interpretation to Decolonization”,

Theory, Culture & Society, Vol. 35(1) (2018), 92.

[20] Patrick Wolfe, “Recuperating Binarism: A Heretical Introduction”, Settler Colonial Studies, 3:3-4, 270.